Caricaturistes Fantassins de la démocratie, un DVD et un livre

Le livre : Actes Sud, 416 p., 22,90 euros
Le DVD : 19,99 e
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Dans le milieu qui s’intéresse au dessin de presse, Plantu n’a pas que des amis. Sa position de dessinateur médiatique en « une » du Monde depuis plusieurs décennies énerve. Son association Cartooning for peace suscite nombre de critiques. Pour autant, quoi qu’on pense du style de Plantu qui a largement évolué depuis trente ans vers une rhétorique plus complexe et finalement plus narrative, le dessinateur du fameux quotidien du soir est le seul en France à avoir réfléchi tout haut à l’éthique du métier de dessinateur de presse dans le monde actuel, le seul à avoir réussi à regrouper une partie de cette communauté, le seul à l’avoir fait à l’échelle internationale sans visée commerciale.
Réagissant à l’affaire des caricatures de Mahomet, Plantu en fondant Cartooning for peace en 2006 à tenté de répondre à une problématique qui semblait nouvelle : le déclenchement d’une crise politique internationale suite à la publication de dessins dans la presse. Si d’autres modes d’expression avaient pu auparavant provoquer des ondes de choc similaires (affaire Salman Rushdie par exemple), l’affaire dite des caricatures de Mahomet a pu paraître emblématique et symptomatique à la fois. Emblématique car la publication de quelques dessins avait provoqué un tollé mondial sans précédent (et des dizaines de morts) ; symptomatique car dorénavant un dessin publié « ici » pouvait-être encore plus rapidement qu’auparavant diffusé de par le monde grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication.
La réponse de Plantu, originale dans sa forme, n’a pas tardé avec la création de cette association parrainée par l’Onu visant à prendre le contre pied apparent de la crise en prônant la réconciliation entre des peuples ou des sensibilités opposées. Au départ, Plantu propose aux deux camps en présence (démocrates d’un côté, musulmans de l’autre) une transaction : les dessinateurs occidentaux renoncent à publier des dessins blasphématoires tandis que de leur côté les caricaturistes musulmans s’abstiennent de toute charge antisémite.
Cet axe majeur contestable car posant comme équivalents deux termes moralement très différents, a rapidement été abandonné au profit d’une autre problématique : celle qui articule responsabilité du dessinateur et la liberté d’expression. A l’heure d’Internet, le dessinateur ne peut éluder sa responsabilité dans les désordres provoqués « là bas » par la publication de ses dessins « ici ». Il doit donc modérer son propos en évitant notamment d’humilier les croyants, en œuvrant pour la paix. Démocrate et humaniste « de gauche », Plantu conçoit le dessin de presse comme un instrument de lutte contre l’intolérance, contre l’injustice, contre les oppressions politiques. Un instrument démocratique, « onusien » en quelque sorte, qui permettrait de promouvoir la place de la femme dans la société, de poser des questions géostratégiques en apportant des réponses favorables aux populations déshéritées. Ces dernières années, hormis les périodes de tensions en cas de publication en France notamment de dessins visant Mahomet, Plantu met l’accent sur les pressions que rencontrent certains dessinateurs de presse dans le monde.
On peut certes donner au dessin de presse d’autres missions que celle de défendre « la paix » et avoir à l’esprit qu’historiquement tout comme d’ailleurs aujourd’hui dans certaines circonstances, le dessin de presse peut se faire oppresseur et excluant ou nettement plus contestataire et clivant. Mais Plantu adopte une posture militante. Au travers de Cartooning for peace, au travers de ce film et de ce livre qui reflètent cette conception particulière de la mission du dessinateur de presse, Plantu défend « sa » vision du métier. En quelques années, Cartooning s’est construit une belle notoriété, participe à nombre de projets, reçoit des prix, donne de la visibilité à certains dessinateurs de par le monde et fait découvrir ces dessinateurs « étrangers » à un public qui sans cela ne les aurait sans doute jamais « rencontrés ». En dénonçant les pressions subies par certains dessinateurs à l’étranger, Plantu et Cartooning ont largement popularisé certains aspects du métier de dessinateur, peu discutés par les grands médias avant cela. Sans l’aura de Cartooning for peace, ce film n’aurait de toute évidence jamais vu le jour…
Le film et le livre « Caricaturistes – Fantassins de la démocratie » reflètent largement ce combat que mène Plantu depuis plusieurs années au travers de son association. L’un et l’autre supports visent à faire connaître douze de ces « fantassins » qui défendent la « démocratie » avec comme seule arme leur crayon. Si le film alterne présentation de dessins, scènes d’interviews et séquences in situ, montrant le dessinateur dans son environnement quotidien, éventuellement au contact d’amis ou de collègues, le livre se concentre sur la transcription des interviews filmées illustrées pour chaque caricaturiste de quelques dessins emblématiques (hélas non datés). Deux axes ressortent de ces entretiens : comment chaque dessinateur perçoit la situation politique et sociale de son propre pays et quelles difficultés politiques il a éventuellement rencontrées dans l’exercice de son métier.
On peut classer les dessinateurs en trois grandes catégories : d’un côté les « planqués » comme Plantu, Kichka (Israël) ou Dantziger (USA) qui travaillent dans des conditions plutôt favorables ; de l’autre les « parias », victimes de la censure d’Etat. Ainsi Mikhail Zlatkovsky (Russie) interdit de représenter Poutine dans son pays, Rayma Supran (Vénézuela) licenciée de son journal récemment pour son opposition à Chávez et Maduro, Pi San (Chine) ou encore les dessinateurs algériens Menouar Merabtèn (alias Slim) ou Baki Bouckhalfa, tous contraints de se soumettre. C'est-à-dire d’accepter les limites fixées par le pouvoir ou de cesser de dessiner. Ce qui revient en quelque sorte au même ! Certains dessinateurs bénéficient de contextes « hybrides », comme Damien Glez au Burkina Faso (qui fait face à un très récent coup d’État militaire) ou Boligan au Mexique ou encore Willis from Tunis pour qui la contrainte première ne résulte pas obligatoirement du pouvoir politique. L'instabilité, les conditions économiques, les traditions locales, ou encore le crime organisé ne facilitent pas la tâche du dessinateur…
Le lecteur se passionnera pour ces douze escapades internationales. La rencontre avec ces douze personnalités souvent attachantes ne manque ni de sel, ni d’émotions, et permet d’envisager la profession dans des contextes très différents.
On regrettera néanmoins que l’auteure du film n’ait pas tenté de mieux donner à voir la complexité du métier de dessinateur de presse. Certes, chaque dessinateur est invité à apporter son point de vue sur son propre pays et à décrire les restrictions rencontrées dans l’exercice de sa pratique. Mais il n’est quasiment jamais question du processus d’élaboration du dessin de presse dans la relation que le dessinateur établit avec le ou les médias pour lesquels il travaille, jamais question du rôle et de la place que ces médias accordent au dessin et aux dessinateurs, des rapports entre dessinateurs et journalistes, jamais question ou très peu de la manière dont le dessin est perçu et « consommé » dans la société, du rôle des médias eux-mêmes dans leur relation aux pouvoirs économiques et politiques en place, etc. Hormis Plantu qui dans le film comme dans le livre évoque sa conception du rôle du dessinateur de presse et s’explique sur la formule reprise en titre « fantassins de la démocratie », ou Damien Glez qui définit très exagérément le dessinateur comme un « lanceur d’alerte », on est frappé par l’absence de questionnements génériques du même type chez les autres caricaturistes.
Comme tout contenu militant, le parti pris de ce film et de sa version livresque ne vise pas une réflexion d’ensemble. Il s’agit d’une construction favorable à un certain type de dessin de presse et à un certain type de dessinateur de presse, ceux qui correspondent le mieux dans leur forme et dans leurs objectifs aux médias des régimes républicains et démocratiques. Mais par leur position de dessinateurs dans la très grande presse, Plantu et ses collègues s’interdisent toute forme d'analyse des travers de la grande machine médiatique, dont ils sont dépendants professionnellement. Le lecteur ne manquera pas de constater d’ailleurs l’impuissance des caricaturistes faces aux tensions politiques et sociales, de percevoir l’isolement de ces journalistes particuliers, leur grande dépendance vis-à-vis des humeurs des pouvoirs. Tout comme le fantassin mobilisé pendant la guerre sur ordre d’un État, le dessinateur ne trouve une place dans la société que lorsque les autorités économiques ou politiques le tolèrent ; il n’a finalement pas grand poids sur le cours des choses.
En faisant du dessinateur un défenseur de la démocratie qui affronte les puissants, Plantu alimente cette image du dessinateur désintéressé, mu par un idéal généreux et humaniste, construction qui obère le caractère en fait très intéressé du dessinateur (son métier lui permet de « vivre ») et les multiples contradictions qui le traversent dans un monde médiatique miné par le pouvoir et l’argent. N’empêche qu’en théorisant la mission du dessinateur démocratique et en lui fixant des objectifs généreux, Plantu s’inscrit dans le sillage de tous ceux qui ont depuis le début du XIXe siècle condamné ou justifié et finalement valorisé le métier du caricaturiste. Le dessinateur du Monde et les événements qu’il inspire (comme ce livre et ce film) contribuent à leur manière à la réflexion générale sur le dessin de presse. Et c’est tant mieux !

Guillaume Doizy, novembre 2014

Tag(s) : #Comptes-rendus ouvrages, #Vidéos
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