"Humour et catastrophe", entretien avec Catherine Charpin à l'occasion de la publication du N°39 de la revue Humoresques

Vient de paraître le n° 39 d’Humoresques que tu as dirigé sur le thème "Humour et catastrophe". Un sujet qui compte beaucoup dans ton histoire personnelle, non ?

Catherine Charpin : J’ai en effet travaillé dix ans chez Médecins Sans Frontières à Genève. Gérant la recherche et la diffusion de l’information sur les contextes géopolitiques où l’association avait des programmes, j’ai vu passer bien des catastrophes, naturelles ou induites par l’homme, relayées ou non par les médias : le tsunami de 2004, la famine au Niger en 2005, mais aussi les crises en Somalie, au Soudan, le séisme en Haïti, le cyclone Nargis en Birmanie, les épidémies successives d’Ebola, les ravages du paludisme et de la maladie du sommeil, et autres guerres civiles. Pas une année n’est passée sans son lot de catastrophes en tous genres. Heureusement, ma formation initiale et mes recherches parallèles m’ont toujours menée du côté de l’humour et du dessin satirique. C’est sans doute une des raisons qui m’a permis de baigner pendant aussi longtemps dans des images et des contextes pas franchement ludiques.

Les organisations humanitaires ont-elles recourt au dessin satirique ? Si oui, en font-elles bon usage ?

Si elles le font c’est plutôt en interne. L’aide humanitaire évite l’autodérision publiquement, le sujet ne s’y prête guère. Les réactions face aux catastrophes sont souvent au premier degré, celui de l’émotion, de l’empathie. La satire, l’ironie, l’humour de manière générale jouent plutôt sur le second degré et nécessitent une prise de distance.
En matière de marketing humanitaire l’humour est compliqué à manier, les ONG n’y ont recours que de manière très marginale, ce n’est pas cela qu’attendent leurs donateurs. En 2007 pourtant MSF Suisse a demandé à plusieurs dessinateurs de donner un dessin pour une série de cartes postales à destination de ses donateurs pour la campagne « L’engagement c’est contagieux ». Mix et Remix, Alex, Barrigue et 6 autres dessinateurs ont joué le jeu mais force est de constater que ça n’a pas été un succès foudroyant. L’ONG s’associe aussi depuis plusieurs années à Fumetto, un festival en relation avec le dessin et la BD, qui a lieu à Lucerne : un dessinateur est invité à venir sur un programme de l’ONG pendant une dizaine de jours et il relate en dessins son expérience lors d’une soirée spéciale. Mais ce n’est pas foncièrement du dessin satirique, plutôt du reportage dessiné.
Cette distance humoristique, les ONG la prennent quand elles ouvrent leurs supports de communication internes au dessin satirique, le dessin encourageant le débat et le questionnement de ses propres actions, ce que de nombreuses ONG font régulièrement. Ce mode d’expression constitue également une soupape de décompression bienvenue dans des milieux qui fonctionnent en mode crise la majeure partie du temps. On trouve des dessins dans les publications internes de plusieurs sections de MSF notamment. J’ai pour ma part un faible pour Rash Brax dont la satire n’épargne personne.

"Humour et catastrophe", entretien avec Catherine Charpin à l'occasion de la publication du N°39 de la revue Humoresques
"Humour et catastrophe", entretien avec Catherine Charpin à l'occasion de la publication du N°39 de la revue Humoresques

J’ai participé un temps à une rubrique dans la revue interne de MSF Suisse qui ambitionnait de passer « derrière l’image » en l’occurrence celle de dessins de presse commentant l’actualité humanitaire. Je me souviens aussi que Rony Brauman a illustré la couverture d’un de ses livres avec un dessin de Willem, et quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu que c’était « à cause de son côté vachard ». Certains humanitaires aiment à interpeller et interroger leur pratique, et le dessin satirique est un allié précieux pour cela.

Les catastrophes intéressent la littérature depuis longtemps, mais dans la satire visuelle, la thématique est récente. Comment expliquer ce décalage ?

Je pense que cela est dû notamment au fait que la satire a depuis quelques décennies beaucoup plus de boucs émissaires à se mettre sous la dent. En ce qui concerne les catastrophes non naturelles la politique sécuritaire s’est organisée tout particulièrement depuis le 11 septembre. Les Nations unies ont dans le même temps multiplié les forces d’intervention : les casques bleus, incarnant la paradoxale « force de maintien de la paix » sont devenus des figures emblématiques dans les zones de conflit tout particulièrement depuis une quinzaine d’années. Et des sujets de raillerie tout trouvés, car passablement désarmés face à l’ampleur des troubles des pays dans lesquels ils interviennent. Quant aux catastrophes naturelles, il me semble que l’humanité était autrefois plus fataliste, car plus sujette à s’en remettre à des forces supérieures et impénétrables.
La série des Panoplies de catastrophes du peintre Zeimert dont parle Patrick Besnier dans ce numéro est intéressante à mettre en perspective à ce propos. Des catastrophes illustrées dans les journaux de manière factuelle à leur époque (fin XIXe et début XXe siècle) ont été décontextualisées par l’artiste et réduites à une dimension anodine : la tempête tragique se rejoue dans un bac à sable au jardin public, le navire naufragé s’apparente à un vulgaire poisson rouge, etc. Le décalage rit jaune et réduit à néant le tragique de l’affaire. Exercice impensable bien sûr au moment des faits.

L’opinion publique actuelle réclame des explications et cherche des responsabilités à toute catastrophe même naturelle. C’est une constante de notre époque de créer des « machins » pour tenter de comprendre tous les dysfonctionnements possibles et imaginables et rassurer les peuples. Et donc prêter le flanc à la critique satirique.

Quand survient une catastrophe, quelles séquences perçoit-on dans la manière dont les dessinateurs traitent l’événement ? Rire du malheur des autres, c’est toujours un peu délicat, non ?
Nous avions eu l’occasion d’échanger à ce propos peu après le tsunami au Japon :

On peut globalement remarquer que dans un premier temps les dessinateurs se cantonnent en majorité dans le symbolique, voire l’expression compassionnelle et touchent peu aux registres humoristiques. Puis ils se risquent à repérer quelques cibles : fonctionnaires internationaux, politiques indifférents ou corrompus, voire, en désespoir de cause, Mère Nature, un symbole très présent dans le dessin nord-américain.

"Humour et catastrophe", entretien avec Catherine Charpin à l'occasion de la publication du N°39 de la revue Humoresques
"Humour et catastrophe", entretien avec Catherine Charpin à l'occasion de la publication du N°39 de la revue Humoresques

La bride est ensuite lâchée pour faire des rapprochements avec d’autres sujets chauds, de politique intérieure notamment. C’est trop tentant de comparer un président de la République avec un virus émergent, ou une nouvelle loi avec une action terroriste.

La Schadenfreude est toujours de maniement délicat, c’est sûr. Elle risque aussi de choquer, malgré elle. Dans ce numéro 39 d’Humoresques Laurent Bozard analyse d’ailleurs la polémique qu’ont déclenché deux dessins de Cabu et Mouchey parus dans Le Canard Enchainé en 2013, deux ans après la catastrophe de Fukushima. Les dessinateurs n’ont d’ailleurs pas souhaité que nous reproduisions leurs dessins. La susceptibilité des victimes traverse le temps et là comme ailleurs se pose de plus en plus la question du « politiquement correct », autant dire de la frontière, et conséquemment de la mort à terme de la satire si on continue à vouloir épargner de l’ironie tout, tous et en tout temps. Fabrice Erre dans son texte sur l’émission des Guignols épinglée elle aussi sur un épisode satirique en lien avec la catastrophe japonaise souligne la réduction de l’espace de la parole et plus encore de la satire dès lors qu’une émotion forte touche le public.

Le sujet de la catastrophe est encore traité par les dessinateurs mais de plus en plus prudemment et ils s’auto censurent là aussi, comme sur d’autres sujets. Les avis divergent d’ailleurs au sein de la profession. Certains pensent qu’il n’y a pas de « durée légale » à respecter, quand d’autres préfèrent observer un laps de temps a minima. Même si on peut légitimement se poser la question de savoir si le temps fait quoique soit à l’affaire. En septembre 2001 comme aujourd’hui, la veuve du pompier mort dans les décombres du World Trade center a sans doute la même légitime susceptibilité face aux blagues potentielles sur le sujet. Doit-on pour autant en faire aucune ? L’article de Laurent Chikhoun dans ce même numéro aborde la façon dont les dessinateurs américains ont envisagé le 11 septembre et il signale là aussi les limites de l’exercice satirique, en relevant que la tonalité générale des dessins de presse s’est alors avérée plus souvent grave, voire haineuse.

L’hypermédiatisation, la quête du sensationnel sinon le voyeurisme des médias ne dévoient-ils pas le regard du dessinateur sur ce type d’événements ?

Les dessinateurs sont très lucides et ils ne sont pas dupes de la récupération médiatique. Même s’ils s’en servent : comment pourraient-ils eux-mêmes être compris s’ils ne s’intéressaient à l’actualité chaude ? C’est rare de voir des dessins traitant de catastrophes oubliées, cela irait à l’encontre de la nécessité de les comprendre rapidement, sans longue explication.
Dans toutes les productions que je vois passer depuis des années, à chaque fois qu’ils le peuvent ils notent que les médias ont tendance à tomber systématiquement dans la logique du pire ou au contraire dans l’oubli pur et simple dès qu’un autre sujet plus vendeur vient à passer.

Mix et Remix- in L’Hebdo, juin 2006

Mix et Remix- in L’Hebdo, juin 2006

Le cartoon éditorial a pour fonction de commenter l’actualité politique. On ne « commente » pas une catastrophe, c’est quoi le rôle de la caricature dans ce cas-là ?

A un moment ou à un autre la catastrophe prend une dimension sociale, donc politique. On ne commente pas la catastrophe elle-même, mais on commente tous les acteurs qui s’agitent immanquablement autour : les médias, les hommes politiques, les États, les ONG, les philanthropes, les people... Et là il y a matière à « charger » : intervention, non intervention, désinformation, opportunisme…Les angles d’attaque ne manquent pas et n’échappent pas à nos amis dessinateurs.

Tignous, in Charlie Hebdo, décembre 2005 – Après le tremblement de terre au Pakistan

Tignous, in Charlie Hebdo, décembre 2005 – Après le tremblement de terre au Pakistan

La caricature des catastrophe pose le problème de la mise en dessin des émotions médiatisées et mondialisées, intégrant des motifs tels que la mort, le désespoir des populations, l’indifférence éventuelle de ceux qui sont épargnés, mais aussi l’ailleurs, la représentation du lointain, le recours aux stéréotypes nationaux. Comment as-tu structuré le sommaire de ce numéro d’Humoresques ?

Humoresques est une revue pluridisciplinaire axée sur l’humour, donc les approches sont diverses et ne traitent pas uniquement de la caricature dans ce numéro. Celui-ci se structure autour d’approches graphiques et visuelles en effet, notamment celles d’artistes comme Christian Zeimert et Tomi Ungerer, et celle du cinéma avec un texte de Anne-Lise Marin-Lamelet sur le film satirique que Chris Morris a réalisé au sujet d’un groupe de candidats djihadistes pitoyables : « We are four lions », ainsi que celle d’émissions télévisées telles que les Guignols de l’info.
Le dessin de presse est abordé via le thème de l’aide humanitaire, celui de la représentation sujet à polémique de la catastrophe de Fukushima et celui non moins complexe de la production dessinée post 11 septembre aux USA.
Mais d’autres auteurs nous régalent aussi de fines analyses sur le discours comique de Coluche sur la faim et la famine (Hela Mselati), sur un roman de Daniel Maximin tournant en dérision les conséquences de l’éruption du volcan de la Soufrière (Dominique Bertrand), et sur l’approche sarcastique de l’Apocalypse par les écrivains postmodernes tels que Michel Houellebecq ou Maurice G.Dantec (Daniel Larangé).
La revue n’a jamais que 150 pages et nous ne pouvions pas faire de numéro double. Pourtant le sujet s’y prête et il y aurait encore beaucoup à écrire sur la catastrophe au seul prisme du dessin satirique et de l’illustration.

Propos de Catherine Charpin recueillis par Guillaume Doizy

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