"Il est exclu pour moi de boycotter les concours iraniens", entretien avec le dessinateur Bernard Bouton

Certains dessinateurs dont Kianoush Ramezani te reprochent d’avoir participé au concours de dessins organisé en Iran sous le nom de « The Holocaust International Cartoon Contest- 2015 », auquel contribuent des dessinateurs ouvertement antisémites ou négationnistes….

Le concours « The Holocaust International Cartoon Contest- 2015 » a été la cible d'une désinformation intensive ; on a parlé de déni de l'Holocauste, ce qui est stupide puisque l'une des questions du concours porte, justement, sur la comparaison de l'Holocauste avec le "massacre" des Palestiniens (comparaison exagérée, évidemment, mais nous sommes dans le monde des caricaturistes où l'exagération est la règle). Voilà ce que l'on peut lire sur le site des organisateurs :
"We Don't deny Holocaust,We are not Antisemite
But we have 3 important questions about Holocaust:
1-If west doesn't know any limit for freedom of expression, why they don't permit the researchers and historians to consider Holocaust?
2-Why should Palestinian oppressed people compensate Holocaust. The people that didn't have any role in world war II?
3- We are worried about another Holocausts such as Atomic Holocaus
t( Holocaust in Iraq,Syria and Gaza)"
http://www.irancartoon.com/iran-to-hold-2nd-intl-cartoon-contest-exhibit-on-holocaust
Parmi les commentateurs malveillants, les plus nombreux sont ceux qui répètent stupidement la rumeur, sans vérifier, sans même aller lire le réglement du concours. Et puis il y a ceux pour qui cet événement est un moyen de régler un compte personnel avec tel ou tel collègue iranien à la suite d'une sombre histoire qui n'a rien à voir avec la politique ou les grandes idées, faisant ainsi leur propre publicité ; je n'ai pas à prendre parti pour l'un ou pour l'autre.
Pour revenir à ce concours, j'ai appris que certains dessinateurs peu fréquentables y participaient ; mais je ne choisis pas les participants.

Ce n’est pas ta première participation à un concours iranien. Ne peut-on y voir une forme de soutien au régime ?

J'ai participé plusieurs fois à des concours iraniens, sur des sujets différents. De même j'ai participé à des concours israéliens (j'y ai été primé) et j'ai été membre de jurys en Israel, personne ne m'a jamais reproché de soutenir le régime d'Israël. On a dit des dessinateurs participants au concours iranien qu'ils étaient naïfs et qu'ils seraient utilisés par Teheran,,,, mais mon dessin dont le sens est très clair, sera publié dans la galerie sur le website iranien et il ne pourra pas être détourné, ou interprété différemment. J'ajoute que j'ai déclaré que si je gagne le prix de 12 000$ j'en verserai la moitié à une organisation humanitaire pour venir en aide aux enfants palestiniens et l'autre moitié à une organisation humanitaire pour enfants israéliens, et je le ferai savoir en lui donnant le maximum de publicité ; il sera alors cocasse que l'argent de Téhéran serve aux enfants israéliens ; parlera-t-on alors de détournement ?
Il est exclu pour moi de boycotter les concours iraniens. En Iran vivent de nombreux dessinateurs de qualité, et c'est un plaisir enrichissant que de les rencontrer.
Il ne faut pas croire qu'un dessinateur expatrié soit automatiquement le seul défenseur de la liberté d'expression ; d'ailleurs il ne suffit pas d'être expatrié pour être un réfugié politique...
En Iran très peu de dessinateurs sont les "valets" du pouvoir comme on a pu l'entendre ; beaucoup travaillent sur place pour la liberté, pour faire bouger les choses et se mettent tous les jours en danger (on vient d'en voir un exemple avec Atena Farghadani qui vient d'être condamnée à 14 ans de prison à cause d'un dessin).

Boycotter les concours iraniens serait les couper du monde, les priver de l'occasion de rencontrer d'autres dessinateurs et de faire entendre leur voix en dehors d'Iran. Et si on boycotte les concours iraniens pourquoi ne pas boycotter les concours cubains, russes, chinois... mais peut-être qu'un jour un expatrié chinois nous ordonnera de le faire... Je viens de participer à un autre concours organisé par la même "Iranian House of Cartoon". Un concours contre Daesch ; curieusement, comme le dit Nice Provence Info, (http://www.nice-provence.info/2015/05/je-suis-charlie-caricature-teheran-iran) . Aucun des médias français n'en parle, alors que son sujet devrait rallier le plus grand nombre --- mais c'est tellement facile et pratique de mettre des étiquettes définitives sur les personnes, physiques ou morales.

As-tu déjà dessiné Mahomet ? Que penses-tu du droit au blasphème que défendait/défend Charlie Hebdo ?

Je n'ai jamais dessiné Mahomet, je n'en ai pas eu l'occasion. Si j'ai besoin de dessiner Mahomet pour exprimer une idée, je le ferai, mais je ne dessinerai pas Mahomet pour dire "j'ai dessiné Mahomet". Dessiner Mahomet n'est pas une fin en soi. Je défends absolument le droit au blasphème (mon dessin sur la Cène ou sur l'invention du timbre sans colle sont des purs blasphèmes) ; mais je vis en France, qui n'est pas un état religieux.

Comment as-tu vécu les attentats de janvier en France, qu’est-ce que ça change éventuellement pour le dessinateur que tu es dans sa conception du métier et de l’éthique du caricaturiste ?

Les attentats de janvier ne changent absolument rien quant à ma conception du rôle de caricaturiste. Ils ont eu pour effet de multiplier les discussions sur la liberté d'expression , de les rendre plus virulentes, mais elles existaient déjà bien avant et étaient l'occasion de débats enflammés entre les tenants d'une liberté d'expression absolue, et ceux qui prônaient certaines limites. Un effet positif des attentats a été d'apporter une plus grande audience au dessin de presse ; beaucoup d'organisateurs d'exposition me l'ont dit.

Au-delà des contacts avec les dessinateurs iraniens, quel est ton objectif en participant à un tel concours sur la shoah ? Que cherches tu à démontrer ?
Je ne cherche rien à démontrer, la chose importante pour moi est le contact avec les dessinateurs iraniens sur place, par delà les organisateurs qui sont effectivement dans certains cas, proches du pouvoir. Téhéran est dans ce cas apparemment (je dis apparemment, parce que notre source d'infos ne nous arrive que d'un côté, étant donné que les dessinateurs vivant en Iran ne peuvent pas s'exprimer).

Ce n’est pas parce que l’Iran souligne qu’en occident la Shoah est protégée par la loi (et le négationnisme considéré comme un délit), aspect juridique que l’on peut certes contester (mais il faudrait changer la loi), que la liberté d’expression est une réalité en Iran. Ces concours ont quand même un objectif politique international évident, certainement plus que dans d’autres pays où l’Etat n’utilise pas directement les concours de dessins ?
"Lla liberté d’expression n'est pas une réalité en Iran", c'est une évidence. "Objectif politique international évident" : possible, probable dans certains cas, mais le mot "évident" est de trop, à mon avis.

Dans le cas qui nous intéresse, le gouvernement iranien valide un concours de dessin se voulant très ouvert (également sur Daech mais Daech et l'Iran sont ennemis) mais emprisonne une dessinatrice, a emprisonné Mana Neyestani, etc… Le responsable de la Feco International que tu es n’est-t-il pas en porte-à-faux ? Comment combattre les mauvais coups portés contre les dessinateurs en Iran tout en participant à des initiatives officielles ?
C'est évidemment très délicat, chaque parole peut-être interprétée, déformée, ... c'est pourquoi on ne doit pas porter de jugement définitif sur telle ou telle initiative ; il faut être patient, mesuré, être à l'écoute. Le chalenge c'est de ne pas se couper des dessinateurs iraniens, donc de ne pas boycotter, tout en affichant le recul nécessaire et essayer de faire passer un message sans ambiguïté ; plutôt que de cultiver l'ambiguïté comme certains ont intérêt à le faire.

Interview de Bernard Bouton réalisée par Guillaume Doizy

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