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Fig. 1 : Effel (1908-1982), « Je m'étais toujours demandé... », Action - Hebdomadaire de l’indépendance Française, 10/11/1944.

 

Article publié dans Cahiers Daumier n°6 "Caricature et politique", 2013.

 

Dans notre dernier ouvrage, Présidents, poil aux dents ! (Flammarion, 2012) co-écrit avec l’humoriste Didier Porte, nous avons consacré une large part aux caricatures visant Charles de Gaulle, sans pouvoir évoquer dans le détail certains aspects de la « carrière caricaturale » de cet homme politique hors norme. Nous nous proposons de combler ici (partiellement vu l’envergure du sujet) cette lacune.

Depuis 1830, de Gaulle est probablement la personnalité française la plus caricaturée dans la presse publiée en France et dans le monde. Deux facteurs expliquent cela : un rôle politique et historique exceptionnel par rapport à ses prédécesseurs ou à ceux qui l’ont suivi à la tête de l’Etat, donnant à de Gaulle une notoriété internationale ; une presse quotidienne et hebdomadaire fournie, peu limitée par les censures (hormis pendant la période de guerre dans certains pays) et férue de dessins d’actualité et ce, en France, comme à l’étranger. 

Pourtant, contre toute attente, peu de ces caricatures ont fait l’objet d’études, même si les historiens ou les auteurs ont régulièrement recours à ces images pour illustrer leurs ouvrages ou dans le cadre de recherches plus générales. Hormis quelques recueils rétrospectifs ou catalogues d’expositions, les réflexions centrées sur ces caricatures font défaut.

De Gaulle semble provoquer les contrastes : pléthore de caricatures d’un côté, absence d’études sur ces images de l’autre, le tout autour d’un physique hors norme : une très grande taille (1,93 m) et un nez particulièrement long, qui ont durablement et de manière fort originale inspiré les dessinateurs. La manière dont cette taille et ce nez ont nourri la caricature dépasse largement la seule question du triturage par les dessinateurs d’un aspect de la morphologie et de la physionomie d’une personnalité connue. L’étude de ces deux caractères permet d’analyser le processus de constitution de l’identité caricaturale d’un individu. Comment la caricature s’empare-t-elle du physique d’un homme de pouvoir ? Qu’en retient-elle, quels traits les dessinateurs choisissent-ils personnellement, puis collectivement, d’exagérer et pourquoi ? Quelles sont les scansions de ce processus ? Comment l’Histoire pèse-t-elle sur les grandes phases de cette incarnation satirique[1] ?

Un de Gaulle plutôt « moyen »

Comme nous l’avions remarqué[2], l’entrée dans la caricature d’un personnage public s’inaugure par une période (plus ou moins longue en fonction des circonstances) que nous qualifions de latence. L’individu, alors peu connu, pose d’immenses difficultés au dessinateur. L’absence de notoriété de la cible, et donc d’éléments saillants sur son activité politique qui pourraient aider à définir sa personnalité caricaturale, se double d’une faible médiatisation de l’image du personnage. Comme le remarquait Christian Delporte[3], on assiste à un déficit d’illustrations ou de photographies en ce qui concerne de Gaulle à partir desquelles le dessinateur puisse travailler, mais surtout qui permettraient au public de se familiariser avec une silhouette et un visage, éléments indispensables à l’identification. Et donc, difficulté à déformer et à jouer du décalage propres à la satire, sans risquer de rendre inopérant le processus caricatural. Ce déficit est accentué chez de Gaulle par les circonstances exceptionnelles pendant lesquelles il se fait connaître au monde, et par son refus de se prêter à la médiatisation de son image par le gouvernement anglais lorsqu’il débarque à Londres en juin 1940. Sa voix portée par la radio lui suffit. Peu d’images circulent alors sur de Gaulle. Même Malraux fait part de son étonnement quant à la taille du général lorsqu’ils se rencontrent pour la première fois[4].

Conséquence de cette rareté iconographique : avant août 1944, les dessinateurs anglais, dont on trouve actuellement les œuvres sur le site du British Cartoons archive, allemands (Kladderadatsch, Simplicissimus), ou français (dessinateurs collaborationnistes de Je Suis Partout et Au Pilori par exemple), contournent l’obstacle par divers biais : en masquant le visage du général ; en indiquant son nom dans le titre ou en légende ; en s’appuyant sur un élément déterminant du personnage, son identité militaire (mais en hésitant entre deux ou trois étoiles). En toute logique, de 1940 à la Libération, le dessin de presse français et international présente à ses lecteurs un gradé de haut rang, pas toujours plus grand que la moyenne, pourvu d’un nez tout à fait dans la norme et d’une physionomie à géométrie variable. En l’absence de données spécifiques sur le physique d’un personnage, le caricaturiste se trouve dans l’impossibilité caractériser son identité satirique, et donc de charger son corps ou son visage.

 

Libération… de la taille (et) du nez

En août 1944, dans la course de vitesse engagée entre les puissances anglo-saxonnes, le parti communiste et de Gaulle pour savoir qui des différents libérateurs de la France parviendra à installer son administration sur le pays, le général parvient à s’imposer comme principal « sauveur » de la patrie. Cette victoire politique renforce son aura et annonce une médiatisation sans précédent de l’homme de Londres, crevant l’écran au cinéma[5], inondant soudain de photographies la presse redevenue « libre », le phénomène prenant rapidement une dimension internationale. La Libération militaire et politique se double d’une libération caricaturale qui entraîne un accroissement du nombre de charges publiées et un changement brutal dans l’identité satirique du personnage et ce, en France comme à l’étranger : doté dorénavant d’une très grande taille dans la caricature par rapport à tous ceux qu’il côtoie dans l’espace graphique et ce jusqu’à sa mort[6], de Gaulle hérite également d’un nez plus massif ou plus long qu’avant août 1944. L’uniforme militaire continue de constituer un élément identitaire d’autant plus incontournable que la vie politique en temps de paix reste dominée par les civils en frac et autres costumes sombres. Point d’autre général à deux étoiles qui puisse alors dans l’actualité faire de l’ombre à de Gaulle, et parasiter son identité dans la caricature. Un uniforme tellement « unique » qu’il autorise de nombreuses synecdoques (jambes seules [fig. 2], képi, main et manche de la vareuse, etc.)

 

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Fig. 2 : Nitro (né en 1912), « Je finirai par croire... », Aux écoutes du monde, 7/11/1947.

 

Dans la tradition de l’iconographie chrétienne, la taille relative des individus traduit leur importance symbolique. Dans la plupart des images à caractère religieux, Jésus apparaît au Moyen Age notamment systématiquement plus grand que les saints, les commanditaires – quand ils sont représentés - étant réduits à portion congrue. Jouant de ce procédé visuel, Effel a magistralement illustré cette rupture dans l’identité satirique du général en surdimensionnant de Gaulle dès le début du mois d’octobre 1944[7] dans le quotidien Défense de la France (qui devient très vite France-Soir). Effel systématise l’agrandissement du corps gaullien dans les semaines et les mois qui suivent dans les pages d’Action[8], France-Soir[9], Carrefour ou encore Gavroche et Le Canard enchaîné en associant régulièrement le général à la tour Eiffel [fig. 1]. Sennep, Monier, Grove et quasiment tous les autres dessinateurs français et étrangers suivent ce mouvement, au point qu’en 1945 la plupart des dessins d’actualité présentent de Gaulle comme un géant, - jusqu’à 10 fois plus grand que le reste du personnel politique, chefs d’Etat étrangers compris. Cette grandeur dans la caricature s’appuie sur une caractéristique physique objective dorénavant connue de tous, la plupart des dessins puisant dans cette morphologie exceptionnelle un élément propre à susciter l’identification et parfois le rire. La métaphore de la taille permet également d’évoquer la grandeur politique, l’immense aura du général, son formidable charisme et sa capacité, en 1940, à avoir su se montrer visionnaire. A l’opposé et dans un second temps, les dessinateurs hostiles au général, donnent à cette grande taille une autre signification : il s’agit pour eux de traduire l’orgueil de de Gaulle, sa distance d’avec le peuple et son goût pour le pouvoir autoritaire. On perçoit cette dimension critique dès 1945 dans de rares dessins publiés dans la presse influencée par le Parti communiste, et notamment sous le crayon de Curry et Fuzier dans l’hebdomadaire de gauche Gavroche[10].

Et le nez ? Par rapport à la période de latence, le nez du général grandit incontestablement. Cet allongement du nez fonctionne comme en ce qui concerne la taille : il vise bien sûr d’abord à la reconnaissance. Lorsque le nez s’allonge sans exagération ou déformation outrancière, les dessinateurs favorables à de Gaulle (Sennep, Effel ou tant d’autres à la Libération, puis Faizant et d’autres encore dans les décennies qui suivent) conçoivent l’imposant appendice comme relevant de l’identité du personnage, sans dimension outrageante. Comme pour la taille, l’allongement nasal se généralise au point de devenir un poncif, rejeté dans les mots par certains dessinateurs (Tim par exemple[11]), mais adopté dans les faits par tous. Très vite dans la caricature hexagonale, les dessinateurs hostiles étirent le nez de de Gaulle dans une visée sarcastique. Le nez s’allonge considérablement et se métamorphose avec une fréquence et en une diversité d’objets inégalée jusque-là dans la caricature française.

 

Genèse d’un étirement

L’allongement péjoratif de l’appendice gaullien survient dès 1945, alors que l’unanimité autour du général se fissure. Les quelques dessins dans cette veine publiés cette année-là permettent d’imaginer la suite et surtout, les trois différents biais par lesquels la caricature instrumentalise le nez de l’homme de Londres pour exercer sa joviale critique : le nez subit un allongement démesuré ; il se transforme en simple support ; il se mue en un objet spécifique. Ces trois aspects apparaissent déjà dans le dessin de presse et la caricature depuis la Révolution française au moins, mais leur utilisation ne s’était jamais concentrée avec une telle intensité et une telle variété « contre » un seul et même individu.

Le degré zéro de la caricature du nez consiste en un étirement plus ou moins démesuré, procédé présent dans la caricature de la fin du XVIIIe siècle et qui perdure tout au long du siècle suivant. Deux raisons justifient le recours à ce type d’anamorphose nasale. Il s’agit tout d’abord d’évoquer le dépit de la cible, la tradition voulant que l’expression faciale en cas d’échec personnel se construise dans la verticalité, autour de l’idée d’un allongement du visage, et donc du nez. Nombreux sont les dessinateurs à hypertrophier le nez de tel ou tel homme politique pour marquer sa déception de ne pas avoir été réélu, ou pour évoquer des échecs militaires lors de conflits internationaux ou encore des mésaventures matrimoniales dans le dessin de mœurs. Dans ces cas, le nez s’allonge vers le bas.

Deuxième aspect de ce renforcement nasal, il s’agit d’accentuer une caractéristique morphologique connue chez tel ou tel homme politique que le caricaturiste veut accabler. C’est le cas du comte d’Argout « résumé par son nez » comme le dit si bien Fabrice Erre[12], au travers de saillies distillées notamment par La Caricature de Philipon. On pense également à Louis-Napoléon Bonaparte ou plus tard Ferdinand de Bulgarie ou encore des membres du clergé que la caricature anticléricale accable au travers du nez à la Belle Epoque. Mais avant de Gaulle, c’est en fait chez Jules Ferry que l’allongement du nez a été le plus systématique. Systématique à partir d’une date avancée dans sa carrière politique (dix ans après avoir investi la caricature de manière régulière), ce qui confirme que l’accentuation d’un élément de la physionomie ne découle pas directement de ladite physionomie, mais suit de très près l’évolution du regard que portent les dessinateurs sur l’homme politique, regard qui dépend avant tout des crises qui nourrissent l’actualité. Très tôt les dessinateurs affublent Ferry d’un nez assez fort, mais sans en exagérer l’importance. Il faut attendre son accession à la présidence du Conseil pour que le nez soit instrumentalisé comme support de la charge. Premier acte en janvier 1879 : les républicains désignent un président de la République de leur sensibilité. En février, un gouvernement est formé, Jules Ferry y est ministre de l’Instruction publique. Le mois suivant, Ferry dépose deux projets de loi sur l'instruction. Le second, dans son article 7, interdit d'enseigner ou de diriger un établissement d'instruction aux membres d'une congrégation religieuse non autorisée. Pendant douze mois, de nombreuses caricatures évoquent la bataille qui se cristallise autour de cet article considéré par les défenseurs des catholiques comme « liberticide ». Pour autant, aucune de ces charges n’allonge encore le nez du laïcisateur. C’est en mars 1880 – dernier acte - , lors du rejet de l’article par le Sénat, que les caricaturistes monarchistes traduisent ce camouflet considérable par l’allongement du nez de Jules Ferry, accentuant un caractère « naturel » de la physionomie du ministre soudain transformé en support de la moquerie. La crise du Tonkin au milieu des années 1880 renforce encore la charge nasale contre Ferry et accroît le nombre des dessinateurs qui s’emparent de son nez. Certains, comme Alfred Le Petit par exemple, bienveillants en 1880, caricatureront violemment Ferry par son nez quelques années plus tard. On peut même dire qu’à cette époque, le degré d’aversion d’un caricaturiste envers l’auteur des lois scolaires peut se lire à la taille du nez qu’il attribue au « tonkinois »…

 

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Fig. 3 : J. Blass (1847-1892), « Finis coronat opus », Le Triboulet, 14/3/1880.

 

Les dessinateurs étirent l’appendice nasal, au point de le transformer en une sorte de trompe, souvent identifiable à celle de l’éléphant. Par sa grande taille et ses nombreuses arabesques, il devient un support « autonome [13]», comme l’a remarqué Bertrand Tillier, un support de la raillerie sans que sa présence ne réfère généralement à un événement précis. La trompe se transforme parfois en organe de préhension, offrant de nouvelles possibilités au dessinateur, sorte de bras supplémentaire, source de toutes les folies. Soulignons que ce nez se métamorphose rarement en objet. Les dessinateurs se limitent à des analogies formelles et fonctionnelles assez proches : le nez allongé devient un lien (une corde), un tuyau, un instrument à vent, etc. Ou alors, sans qu’il s’agisse réellement d’une métamorphose, le nez étiré « dessine » un objet dont il épouse le contours. Par contre, le nez surdimensionné fait l’objet de toutes sortes d’agressions physiques : il peut-être déchiqueté, piqueté de furoncles, tordu, plié, écrasé, coupé, chiffonné, etc.

Finalement, à la fin du XIXe siècle, ce qui prime dans la satire de Ferry, c’est bien le jeu comique qui découle de l’aspect du nez, un organe éprouvé par diverses dégénérescence physiologiques, plus que sa métamorphose. L’appendice sert de support à la moquerie, à l’agression physique, à l’enlaidissement du personnage, au détriment d’une critique politique qui se ferait sur le terrain des arguments, des idées ou des événements.

 

Nez-tamorphoses

Chez de Gaulle, l’allongement ne se limite pas à une hypertrophie physiologique ou à l’évocation d’un quelconque dépit. Il s’agit dorénavant de commenter l’actualité en faisant primer l’ingéniosité graphique au détriment de la charge corporelle. Les transformations du nez doivent s’apprécier dans le cadre d’un procédé plus général et lui aussi relativement récent, qui consiste à réifier tout ou partie d’un personnage politique. La grandeur invitant à la verticalité, de Gaulle est fréquemment transformé en phare qui éclaire ou illumine, en cheminée d’usine, en fusée, en tour Eiffel, en pot à lait, en montagne, en nuage radioactif, en lampadaire, en feu rouge, etc., le nez pouvant constituer un élément de l’objet en question. Horizontalement, la réification peut emprunter la forme de la locomotive, de l’avion bien sûr (notamment du concorde), du bélier qui permet d’enfoncer des Bastilles ou la République elle-même, de la barrière, du sous-marin, etc. Dans ce cas, le nez hypertrophié prolonge souvent l’objet choisi, accuse la forme de cet objet, en en constituant l’élément terminal et/ou prédominant.

Il arrive enfin que l’appendice nasal jouisse d’une métamorphose autonome autour de laquelle se cristallise le jeu graphique. Transformé en lettre « o » du mot oui, en élément de carte géographique (la Bretagne), en support (sur lequel reposent d’autres personnages politiques), en symbole politique (faucille et marteau), en obus ou en canon de tank, en barrière frontalière, en mappemonde, en ciseaux (censure), en minaret (élections algériennes de 1948), en paratonnerre, en pointe de casque, en instrument de mesure, en montagne, en escalier, etc., le nez gaullien invite à un nombre infini de condensations formelles devenues crédibles auprès du public, préparé depuis longtemps à de telles facéties graphiques par son allongement systématique. [fig. 4]

 

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Fig. 4 : de gauche à droite et de haut en bas : Tim, L’Express, 1972 ; Bosc (1924-1973), « De Gaulle et les droits de l'homme », Minute, 3/8/1962 ; Bil, Action - Hebdomadaire de l’indépendance Française, 27/9/1946 ; Eccles (1926-1986), « French republic », France nouvelle, 29/5/1958 (Reproduit du Daily Worker de Londres) ; Keith Waite, « And who is responsible... », Daily Sketch, 11/12/1967 ; Moisan (1907-1987), Le Roi - Chronique de la Cour, Julliard, 1962 ; Henry Meyer-Brockmann (1912-1968), « Sorgen... », Simplicissimus, 1/8/1959 ; Bouleau, « Nouvelle voie !... Vieux trains », France nouvelle, 14/8/1958.

 

Enfin, les animalisations, nombreuses, recourent aux espèces dotées d’éléments de la face (groins, trompes, becs, museaux) proéminents : éléphants, oiseaux à longs becs (flamands roses, pélicans), poissons, loups, girafes, kangourous, tigres, coqs, poules, etc.

Comme pour toute condensation ou métamorphose, le lien entre les éléments disparates doit s’opérer d’abord par une analogie formelle, puis évidemment par le sens de la combinaison, qui doit faire écho à l’actualité.

Comment expliquer cette différence de traitement entre deux « nez » particulièrement maltraités, ceux de Jules Ferry et de Charles de Gaulle ? Certes, avant de Gaulle il est possible de trouver ici ou là des nez transformés en supports ou en objets divers qui permettent de qualifier une politique, une intention, une vision du monde. Mais ces métamorphoses nasales, ainsi que les réifications des corps, demeurent l’exception dans le traitement caricaturale des individus. Après 1945 mais sous l’impulsions d’innovations nées dans les années 1930, le dessin de presse acquiert une maturité nouvelle. La gymnastique cognitive qui consiste à associer des éléments a priori disparates et que Freud désignait déjà dans le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient sous le terme de « condensation » [14] prédomine et devient mécanisme de la satire. Le dessin de presse du XXe siècle adopte un ton beaucoup moins agressif que celui de la caricature politique depuis 1830. Il cherche dorénavant à commenter plus qu’à fustiger, abandonnant, sauf exception, les procédés graphiques dégradants ou les aspects les plus dégradants de certains procédés. Les avant-gardes du XXe siècle ont également éloigné le dessin de presse et la caricature d’un certain réalisme propre au XIXe, époque où la caricature puisait dans la théâtralisation des corps son principal ressort. Le dessinateur est dorénavant plus à l’aise pour combiner, imbriquer, rapprocher des éléments disparates que la tradition n’associait pas jusque-là. D’où l’allongement extrême du nez de Ferry, alors que celui de de Gaulle subit un agrandissement certes plus limité, mais une très grande variété de métamorphoses qui font sens.

Conséquence, la métamorphose condensatoire demeure souvent ambivalente car polysémique et donc, nettement moins systématiquement « à charge », même en ce qui concerne le nez, comme le constatait W.A. Coupe en 1969, justement à propos de quelques caricatures anglaises de de Gaulle[15]. Car in fine, la diversité des métamorphoses du nez gaullien comporte certes une dose d’impertinence, mais elle traduit surtout la puissance politique, le rôle dans les décisions de l’exécutif et l’écho international de cet homme de pouvoir hors normes.

Contrairement aux présidents de la République ou même aux présidents du Conseil qui ont précédé le général à la tête de l’Etat, de Gaulle joue un rôle politique considérable et tient dans ses mains des pouvoirs exceptionnels après son retour de 1958 et la fondation de la Ve République. Il est donc responsable de la politique menée et multiplie les décisions sans partage avec le parlement. Ces décisions se matérialisent bien souvent dans des objets devenus emblématiques qui se confondent dorénavant avec sa personne dans un jeu de fusion, de substitution ou de dédoublement. Nouveauté par rapport aux décennies qui précèdent, cette concentration du pouvoir entre les mains d’un seul s’effectue sur la durée, la Ve République ayant chassé l’instabilité ministérielle. Conséquence, les dessinateurs réalisent eux aussi leurs expériences graphiques dans la durée, déclinant les inventions des pionniers.

S’il fallait résumer par une formule la mécanique caricaturale au temps de de Gaulle, on pourrait dire que le dessinateur accentue un aspect de la physionomie de tel ou tel homme politique si et seulement si : a / cet aspect sort suffisamment de la norme ; b/ est suffisamment connu du public c/ permet de susciter le rire ou de caractériser et de qualifier la position de l’individu par rapport à l’actualité politique et sociale (et donc de la manière dont il est perçu). En ce qui concerne Jules Ferry, la partie « c » se formulerait ainsi : permet de disqualifier un individu dans un registre manichéen et moral.

 

Identités satiriques et caricaturales

L’identité caricaturale se construit autour de caractères physiques et comportementaux qui préexistent bien sûr à la caricature, mais qui émergent dans des circonstances bien particulières, plus ou moins longtemps après les débuts de la carrière du personnage visé, et donc de son entrée dans la sphère médiatique. Certaines crises et la critique qu’elles induisent rendent la charge de ces éléments incontournables et « nécessaires » pour le dessinateur, pertinents et compréhensibles pour le public. On constate alors des moments de cristallisation collective et d’émergence de motifs nouveaux qui se généralisent plus ou moins vite. Chez Ferry, l’échec de mars 1880 provoque une rupture dans l’identité caricaturale. Pour de Gaulle, août 1944 et mai 1958 constituent les jalons principaux de cette carrière satirique et marquent des ruptures dans cette évolution caricaturale. Août 1944 grandit de Gaulle, mai 1958 renforce le camp des dessinateurs qui lui sont hostiles, et accentue donc la critique par le nez.

Hormis les célèbres métamorphoses piriformes de Louis-Philippe, le procédé qui consiste à chosifier une personne se fait plutôt rare dans la caricature, jusqu’à ce que Sennep « l’invente » et le généralise dans les années 1930 en France[16]. Pour le roi « citoyen », un seul objet – la fameuse poire - a servi de succédané, jusqu’à la substitution totale et parfois l’absence d’éléments destinés à susciter la ressemblance. Il s’agissait bien alors de nier la personnalité réelle (médiatique) du roi, en l’accablant d’une identité satirique totalement incongrue et parasite. Dans les années folles, Sennep vise de son côté un nombre considérable de membres de l’exécutif et autres parlementaires, réifiant tout ou partie de leur corps selon les circonstances et surtout dans une visée comique, qui ne relève pas toujours du commentaire politique. Car ces membres de l’exécutif n’ont pas l’envergure, la carrière politique et l’aura d’un président de la Ve République et a fortiori, d’un homme comme de Gaulle. Chez le général après 1945, point de focalisation autour d’un substitut unique, aucune volonté de transmutation intégrale, mais une cristallisation durable de la métaphore autour de divers caractères exceptionnels. Les nombreuses métamorphoses dont il a fait l’objet font de son corps ou de son nez des miroirs de son action politique, une action multiforme et durable. Si pour Louis-Philippe et Ferry un seul point de focalisation a émergé, l’identité caricaturale de de Gaulle a très vite acquis son caractère pluriel, les trois éléments saillants de sa personnalité physique et sociale portant des symboliques très contrastées : autant la grande taille évoque dans nos références occidentales quasi automatiquement la « grandeur », autant le nez et ses déformations n’induisent presque aucun trait positif ; l’armée, quant à elle inquiète les tenants du pouvoir politique mais fascine les civils. Ce contraste constitue une véritable aubaine pour des dessinateurs qui se donnent, depuis l’émergence du dessin dans la presse quotidienne à la toute fin du XIXe siècle, une mission double : porter un regard analytique autant que critique sur l’actualité, jonglant en permanence entre deux pôles toujours difficiles à marier, mais qui font le sel du dessin éditorial : information et satire.

Pour paraphraser Pascal, on peut dire que si de Gaulle eut été plus petit et son nez moins imposant, si de Gaulle avait été civil et non militaire, il aurait manqué aux caricaturistes trois motifs exceptionnels pour qualifier ou disqualifier celui qui devient en 1944 un « géant » de la politique française. La face du dessin de presse en eut été changée, et le dessinateur Bosc n’aurait jamais pu publier en 1968 son recueil de dessins intitulé Si de Gaulle était petit !

 

Guillaume Doizy, 2013

 

[1] Nous ne remercierons jamais assez Jean-Marie Bertin, Jacky Houdré, Alban Poirier et Walther Fekl, pour leurs recherches iconographiques à partir desquelles j’ai consolidé mon corpus. Merci également à Nathalie Sage Pranchère pour son accueil à la Fondation Charles de Gaulle et à Jacky Houdré et Alban Poirier pour leur relecture avisée.

[2] Lors de la journée d’études que nous avons co-organisée avec Pascal Dupuy le 5 octobre 2012 au Centre permanent du dessin de presse et d’humour de Saint-Just-le-Martel, sur le thème des présidents de la République française à travers la caricature. Titre de la communication : « Du chapeau cabossé de Loubet au pif du général de Gaulle, l’identité et la carrière caricaturales des présidents de la République française ». Publication des actes prévue dans la revue Société et représentations, fin 2013.

[3] Christian Delporte, Les Crayons de la propagande, Paris, CNRS, 1993, p. 142.

[4] De Gaulle trough British eyes – vu par les Anglais, cat. expo., Institut français du Royaume-Uni, The European, 1990, p. 60 (texte de Douglas Johnson).

[5] Delporte Christian, « Le héros ? De Gaulle sur les Champs-Elysées, 26 août 1944 », in Images et politique en France au XXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2006, p. 225.

[6] Même dans le dessin de presse de certains pays arabes dans les années 1960 : voir Armand Pignol, « L'image de de Gaulle dans les pays arabes du Proche-Orient : la genèse socio-politique d'un stéréotype », Revue historique n° 552, octobre-décembre 1984, p. 412 et 413.

[7] Dans les journaux français, qui paraissent pendant les premières semaines après la Libération, les dessins visent exclusivement Vichy et les nazis (la guerre n’est pas encore terminée), Hitler, Pétain, Laval, et cie. De Gaulle apparait donc « tardivement » dans le dessin de presse.

[8] Dès le 10 novembre 1944.

[9] Avec son dessin le plus connu de cette période : Effel, « Mon grand ! », France-Soir, 30 décembre 1944.

[10] Gavroche, « hebdomadaire, littéraire, politique, artistique et social », 4/10/1945.

[11] Tim, L’Autocaricature, Stock, 1974, p. 145 : « Finalement, beaucoup en sont arrivés au schématisme d’une forme, avec un grand nez, et n’importe comment : c’était toujours de Gaulle. J’ai essayé d’éviter cela, et de m’appliquer, année après année, à respecter au plus près sa ressemblance ».

[12] Fabrice Erre, L’Arme du rire. La presse satirique en France 1789-1848, Thèse d’histoire sous la direction de M. Dominique Kalifa, Université de Paris I (Centre d’histoire du XIXe siècle), 2007, 2e partie (« Discours »), p. 56.

[13] Bertrand Tillier, La Républicature. La caricature politique en France, 1870-1914, Paris, CNRS, 1997, p. 78-79.

[14] Sigmund Freud (1905), Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Folio essais – Gallimard, 1988, p.62.

[15] W.A. Coupe, “Observations on a Theory of Policital Caricature”, in Comparative studies in society and history, 1969, p. 88.

[16] Laurent Gervereau, « Sennep, le fantastique du politique », in Delporte Christian, Gervereau Laurent, Trois Républiques vues par Cabrol et Sennep, Paris, BDIC, 1996, p. 98 et suiv.

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