/image%2F0947248%2F20140606%2Fob_693ec7_cc-104626.jpg)
Vous avez fondé en 2007 (7 ans déjà !) le site Caricatures&Caricature.com, l’objectif de départ est-il rempli ?
Guillaume Doizy : En partie seulement. En 2007, j’avais déjà publié deux livres sur la caricature anticléricale (A bas la calotte et Et Dieu créa le rire) et je ne trouvais pas sur la Toile de site de référence correspondant à mon centre d’intérêt, à savoir la caricature. L’Eiris (Equipe Interdisciplinaire de Recherches sur l’Image Satirique) disposait bien d’un site, mais totalement figé, rarement actualisé, avec très peu de contenu. Ce que je voulais, c’était non seulement centraliser l’actualité de la recherche sur la caricature, mais également donner de la visibilité aux chercheurs en republiant certains de leurs articles et justement donner du contenu en accès libre. Aujourd’hui, sur Persée, Cairn et Revues.org entre autres, on trouve des milliers d’articles en ligne (que Cairn fait payer sans d’ailleurs avoir contractualisé avec les auteurs, ce qui est tout à fait illégal). Mais en 2007, la matière était plus réduite, et la Toile ne fournissait pas d’outil purement consacré à la caricature.
Pourquoi « en partie seulement » ?
J’y viens, justement parce que si j’ai un peu réussi à centraliser les informations principales autour de l’actualité de la caricature, en privilégiant le point de vue de la recherche et de la réflexion, je ne suis pas parvenu à créer une dynamique suffisamment forte pour attirer les collaborations régulières. En gros, les chercheurs à qui je me suis adressé ont tous été d’accord pour que je republie un de leurs articles, mais pas plus. J’ai eu très peu de contenus inédits ou de propositions spontanées, même si au final plusieurs dizaines de passionnés, de collectionneurs, de doctorants ou de chercheurs ont un peu mis la main à la pâte. En gros, ce site est resté une œuvre trop personnelle, avec comme conséquence une omniprésence de mes écrits, de mes réflexions, de mes humeurs. C’est un peu de l’autopromotion, quoi !
Il faut savoir qu’en fait la plupart des profs de fac qui s’intéressent à la caricature le font de manière marginale par rapport à leur travail global, ou pour certains, c’est plutôt du passé. L’âge d’or de la recherche sur la caricature est derrière nous !
En ce qui concerne le site, le principe est simple : je publie toute info concernant la caricature que l’on m’envoie spontanément, même si cela me paraît moyennement intéressant. De mon côté, je me "décarcasse" pour repérer et annoncer ce qui me semble digne d’intérêt, ce qui permet de faire avancer la réflexion.
Une autre limite du site réside dans la faiblesse des échanges avec les internautes. D’après les statistiques données par l’hébergeur, le site a été fréquenté par un million deux cent mille « visiteurs uniques » depuis sa création et 3 millions de pages ont été vues, ce qui est honorable, mais finalement sans que se développe un véritable échange avec le public. On aurait pu imaginer que le site devienne un lieu d'échange avec le public, ce n'est pas vraiment le cas. Je reçois certes des demandes de renseignements, des propositions d’achat ou de vente de vieux papiers, des demandes d’interviews… Ou alors des étudiants qui espèrent me voir répondre aux questions que leur ont posé leur prof ! C’est donc de ce point de vue assez pauvre, une pauvreté qui se reflète dans le faible nombre de commentaires postés sous les articles.
Malgré cela, je reçois souvent des témoignages de gratitude, le site a sa petite notoriété. Il m’arrive d'être le destinataire de mails d’internautes très lointains, qui trouvent à alimenter leur passion via Caricatures&Caricature. C’est très stimulant ! Je suis également très heureux lorsqu’un collectionneur me contacte pour partager sa passion, m'aider dans une recherche, me demander un renseignement. Si la collection me semble conséquente et que son propriétaire paraît sympathique, je prends rapidement rendez-vous. C’est souvent l’occasion de rencontres passionnantes, autour de collections de toute une vie (la moyenne d’âge des collectionneurs de vieux papiers est assez élevée…). Pour ça, le site est très utile.
Vous semblez parfois régler vos comptes, avec une tendance à priser la polémique ?
On me reproche parfois de « flinguer » certaines publications ou des événements autour de la caricature qui n’ont même pas eu lieu. C’est un aspect du site qui n’a pas pris assez d’ampleur à mon grand regret : le débat. Quand je « flingue », c’est parce que je ne me retrouve pas intellectuellement dans la méthodologie choisie ou dans l’analyse. Mais je lance une bouteille à la mer en espérant susciter la discussion et je publie bien volontiers les « réponses », même si elles mettent en cause ce que j’écris. Cela ne me pose aucun problème, au contraire. Je n’ai pas la science infuse, je ne suis même pas titulaire d’une thèse, mais quand les « savants » manquent de rigueur ou de sérieux, ça me fait bondir. Finalement, ça met un peu de sel dans le train train de la recherche, non ?
Évidemment, ça a parfois du mal à passer et je n’ai pas que des amis dans ce milieu, mais les « ennemis », c’est bien aussi ! Je regrette surtout qu’ils aient tendance à refuser la discussion publique… De toute façon, l’histoire de l’art ou l’histoire, comme toutes les sciences, c’est aussi affaire de subjectivité. C’est une richesse d’ailleurs que nous n’ayons pas la même manière d’apprécier l’œuvre de Jossot ou Daumier, ou encore en ce qui concerne la manière dont on s’intéresse à la caricature. Lorsque je râle contre ce que je désigne par le terme d’analyses « iconologico-thématiques » c’est pour regretter que l’on se limite trop souvent à thématiser des corpus d’images (limités en nombres d’ailleurs), sans poser les vraies questions sur la dynamique de la caricature.
C’est quoi, cette dynamique ?
En 2012, j’ai publié chez Flammarion un bouquin qui n’a pas bien marché sur les présidents de la République à travers la caricature, co-écrit par Didier Porte (Présidents, poils aux dents !). Je me suis donc intéressé au criblage caricatural des 23 présidents, de Louis-Napoléon à Sarkozy. Dans mon livre, je me bornais à rappeler à gros traits la carrière politique et quelques aspects du traitement caricatural de chacun. Une fois le livre publié, je me suis essayé à une synthèse, qui n’avait pas sa place dans le bouquin, une synthèse qui permettrait de cerner la dynamique de l’ensemble, les « lois » générales qui préludent au traitement caricatural. Quand on s’intéresse à un personnage en particulier, sur une période restreinte, il est difficile de tirer des généralités. Là, je pouvais comparer le traitement caricatural de 23 personnages qui avaient occupé la même fonction, dans des conditions politiques et médiatiques certes évolutives, mais justement, une même fonction dans un même régime politique. Avec donc une permanence. J’en suis venu à définir la notion de carrière caricaturale et d’identité caricaturale, afin de bien montrer dans quelles conditions une personnalité politique est « prise » dans le jeu de la caricature, entre dans la sphère médiatique satirique après être entrée dans la sphère médiatique classique, comment sa place dans cette sphère évolue, comment elle en sort également, et comment, pendant cette période de criblage plus ou moins intense, l’identité satirique se définit, se cristallise ou au contraire évolue, se modifie. Selon quelles forces, quelles règles, quelques mécanismes.
J’ai présenté ces premières réflexions à St Just Le Martel lors de la première journée d’étude que j’y ai organisée en octobre 2012. Ma contribution a été publiée dans le numéro 36 de la revue Société et représentations. C’est finalement la « mécanique » caricaturale qui me semble intéressante et pas seulement la typologie des caricatures.
Quel regard portez-vous sur la recherche actuelle ?
En fait de recherche, je disais que l’âge d’or était derrière nous : depuis les années 1980-90, Michel Melot, Christian Delporte, Annie Duprat, Antoine de Baecque, Bertrand Tillier, Raymond Bachollet (décédé) et Bruno de Perthuis notamment, ont beaucoup publié sur le sujet, mais c'est du passé. Quant à la nouvelle génération, les « jeunes » docteurs en histoire ou en histoire de l’art qui sont pour certains très brillants ne trouvent pas de postes. Plutôt que de faire de la recherche et de publier, ils enseignent dans le secondaire, galèrent pour trouver un emploi, s’orientent vers le métier de bibliothécaire et consacrent moins ou plus du tout de temps à la recherche (Laurent Bihl reste le plus actif, mais je pense aussi à Fabrice Erre, Michela Lo Feudo ou encore Henri Viltard). La nouvelle génération n’a pas les moyens de reprendre le flambeau laissé à terre par la précédente, ce qui est regrettable. Alors évidemment, certains chercheurs continuent de s’intéresser au sujet (Pascal Dupuy bien sûr, mais également Martial Guédron et Laurent Baridon par exemple), mais la dynamique des années 80-2000 est perdue. Pas sûr qu’elle soit de nouveau à l'ordre du jour !
Heureusement, des expositions sur la caricature et son histoire continuent d’avoir lieu dans des Musées, notamment en province ou à l’étranger, avec des catalogues souvent passionnants. En ce qui concerne la France, on m’objectera les activités de l’Eiris ou celles de la BNF, les deux étant liées depuis quelques années. Mais justement, l’Eiris ne remplit pas à mon sens ce rôle de laboratoire d'idées et sa publication annuelle est souvent décevante. C’est d’ailleurs une conséquence de la faiblesse générale de la recherche. Quand l’Eiris se propose d’explorer un sujet, elle peine à trouver des auteurs, et surtout des auteurs compétents. C’est aussi mon cas lorsque je cherche à organiser une journée d’études : pas si simple de réunir des contributeurs volontaires qui de surcroit produisent des analyses disons nouvelles ou pertinentes. C’est que pour maîtriser un sujet et produire du neuf sur une question, il faut beaucoup de temps, il faut se plonger dans les archives ou dans les journaux, et surtout explorer de vastes corpus, pouvoir opérer des comparaisons.
Je me suis intéressé récemment aux caricatures publiées par Le Pèlerin des années 1880 à 1914. En comparant la rhétorique de ces images, on décèle ce qui est commun avec le reste de la presse satirique droitière antirépublicaine de l’époque, mais également ce qui fait l’originalité de la caricature d’obédience catholique, qu’on ne retrouve ni chez les royalistes, ni chez les antisémites ou les antimaçonniques : à savoir le recours systématiques à deux figures antithétiques, celle du diable et celle de Jésus. Pour faire cette comparaison, il ne faut pas se limiter aux caricatures d’un dessinateur, ou d’un journal, il faut regarder d’autres titres et on finit bien sûr par surnager dans les images. Pour ma part, j’utilise une base de données qui comprend 80 000 images (base développée par mon ami Alban Poirier et nourrie des clichés réalisés en bibliothèques de conservations lorsque c’est autorisé, ou chez des collectionneurs sans lesquels je serais très handicapé : Jacky Houdré, Daniel Dugne, Paul Prun, Jean-Loup Salètes notamment). Une base relationnelle qui permet de croiser des séries d’images selon des critères très variés, mode opératoire inimaginable lorsqu’on travaille avec des photocopies ou des dossiers d’images.
En fait, ce qui me chagrine chez ceux qui se focalisent sur l’analyse typologique, c’est qu’ils s’intéressent trop peu aux conditions de production de ces images, qui expliquent pourtant le contenu du message mais aussi la forme que prend le message. On se focalise sur le message en soi, que l’on décrypte d’un point de vue historique (on « contextualise » comme on dit, c'est-à-dire qu’on s’ingénie à donner le sens littéral de l’image mais sans pouvoir dire pourquoi on a représenté les choses de telle ou telle manière), mais finalement sans comprendre la rhétorique visuelle en jeu.
Les chercheurs ont en général beaucoup travaillé jusqu’à la soutenance de leur thèse. Ensuite, ils recyclent cette intense période de recherche en publiant l’ensemble en petit morceaux, et ils ont bien raison ! Mais une fois dans leur fauteuil d’enseignants, ils ont d’autres responsabilités et moins de temps pour la recherche pure.
De toute façon, la caricature ne passionne toujours pas vraiment les historiens et les historiens de l’art. Je suis stupéfait de voir que le Crid 14-18 qui s’intéresse à la Grande guerre et dont j’admire le travail, n’a pas produit une ligne sur la caricature et le dessin de presse depuis sa fondation en 2005…
Et le dessin de presse actuel, ça vous intéresse ?
Bien sûr que ça m’intéresse, je suis d’ailleurs souvent questionné sur le sujet par des journalistes ou des étudiants journalistes, ou lorsque l’on me demande d’organiser ou de participer à une table ronde. Même si Caricatures&caricature ne publie pas autant d’infos sur le dessin de presse contemporain que François Forcadell sur son blog «Fait d’images» (qui concerne en fait l’image dessinée dans son ensemble), je réalise souvent des interviews de dessinateurs en activité, je leur donne la parole quoi ! C’est en fait très intéressé de ma part, puisque ces interviews me permettent d’avancer dans ma réflexion, de mieux connaître cet univers auquel je suis par nature étranger, puisque je ne travaille pas dans la presse.
Je souhaite aller plus loin dans cette valorisation du dessin de presse actuel et de ses acteurs, en mettant en ligne des interviews filmées. Mais c’est techniquement un peu compliqué. J’ai récemment interviewé face caméra les dessinateurs Cardon (du Canard Enchaîné) et Kianoush Ramezani, ainsi que la dessinatrice d’extrême droite Chard, mais pour l’instant la mise en ligne reste hypothétique.
Cela demande quelques moyens et une technicité que je ne maitrise pas tout à fait.
Les documentaires, les films ou les livres qui donnent la parole à des dessinateurs sont en général très intéressants et je participe modestement avec C&C à une meilleure connaissance de la question.
Cela étant, le dessin de presse actuel m’ennuie un peu. En fait, ce qui me passionne, c’est la caricature politique et il faut souligner que depuis son origine à l’époque de la Réforme, la tonalité a bien changé. On est loin de l’âge d’or des polémiques politiques et sociales. L’atonie actuelle et bien sûr les évolutions culturelles en matière de consommation des images et du rire, ont rendu le dessin de presse moins percutant, plus léger. Je reste fasciné par la caricature du XIXe siècle, ou même des années 1930, nettement plus innovante que ce qui se fait de nos jours. Je pense à Sennep par exemple.
Des projets ?
Mon prochain livre, une biographie en images de Jean Jaurès, sortira en octobre 2014 chez Hugo et cie ; j’ai deux expositions (entre autres) qui circulent régulièrement, une sur « Jaurès à travers la caricature » et une autre tirée de mon livre sur les cartes postales. Plusieurs dates sont programmées. Je prépare pour le prochain Salon de St Just le Martel un exposition sur le dessinateur Alfred Le Petit. J’ai aussi quelques conférences de prévues, des tables rondes et une journée d’études que j’organise à St Just le Martel (Centre Permanent du dessin de presse et d’humour) au mois d’octobre, des articles pour des catalogues d’exposition. Voilà les projets fermes. Pour le reste, des envies, des idées de livres, d’expositions, de colloques, mais qui nécessiteraient le soutien d’éditeurs pour les livres et d’institutions pour le reste…
Propos recueillis par Guillaume Doizy, juin 2014