CARUSO CARICATURISTE AMATEUR
"Un million par an dans le gosier", tel est le titre d'un article que Je Sais Tout consacre au ténor italien très célèbre au début du 20° siècle. Il est " de tous les artistes vivants, celui qui surexcite le plus la curiosité publique par son admirable talent et par ses gains fabuleux" (1) mais l'argent et ses deux cordes vocales ne lui suffisent pas, il veut ajouter une autre corde à son arc, celle de la caricature. Lorsque Mark Twain souhaite offrir un repas aux caricaturistes professionnels, Caruso est attristé que son nom ne figure pas sur la liste des invités: " peut-être ne me connaît-il que comme chanteur", soupire-t-il. (2). Si on le payait 1500 dollars par soirée, il choisirait d'être caricaturiste plutôt que chanteur. Ailleurs, le ténor hésite sur ses préférences: " je chante ou je dessine? si je perds ma voix, je serai célèbre avec mes caricatures (3). J' ai suivi des cours à l'école des Beaux Arts de Naples ". (4). Très malade, bientôt moribond, le chanteur souhaite encore caricaturer mais n'a plus la force de jouer du crayon (4 bis).
Cette voix de haute taille est féconde: magazines et journaux publient en un mois une centaine de caricatures. Plus de deux cents dessins sont rassemblés en 1906 dans Caruso's book, un livre sur papier Arches; chaque caricature est coloriée à la main, chaque exemplaire du livre autographié. On y voit la troupe de la Metropolitan Opera Company, des gens de la rue, des notables, des têtes couronnées (5). Des compositeurs et des chefs d'orchestre comme Verdi, Mahler, Puccini, Toscanini, sont croqués. Plus tard, Foch et le Président Wilson seront caricaturés. La publicité, pour Pianola (9bis) ou une marque de savon (9), n'est pas dédaignée. Une journaliste venue lui poser des questions lui demande, par deux fois, de la caricaturer. Dessiner une femme est très délicat, Caruso ne dessine que des inconnues rencontrées dans la rue; refus diplomatique, petit mensonge galant? ses collègues chanteuses ne sont pourtant pas épargnées (4) comme ne seraient pas graciés ses prisonniers s'il était pirate; pourquoi? mais... pour pouvoir les caricaturer au moment ou ils vont être jetés par dessus bord; rire satanique d'un chanteur-pirate en proie au démon du crayon (11). Dès qu'un moment de libre se dégage, le carnet de dessin est sorti et noirci. Presque chaque semaine, son ami Marziale Sisca reçoit gratuitement une caricature pour son journal La Folia di New York (6)).
La caricature permet au chanteur de désunir art et picaillons. " Peu m'importe l'argent, il coule comme l'eau, tout le mode en veut, sauf moi, ça m'est égal." (6) .Comme Victor Hugo, il donne volontiers ses dessins à ses ami-e-s(12), qui ne lui tiennent pas rigueur d'être croqué-e-s puisqu'il aime s'auto-caricaturer, se portraiturer dans ses différents rôles (10). Lors d'une vente de charité, on lui dresse un tente spéciale pour qu'il puisse dessiner. Les bénéfices de la vente de son livre sont versés à l'hôpital de l' " Italian Benevolent Institute" (8). Ses caricatures dessinées pendant des heures sont mises aux enchères au profit des victimes du tremblement de terre survenu en Sicile et Calabre (7).
Au début du 20° siècle, des docteurs et aliénistes américains pensent que ceux qui se dévouent corps et âmes à une seule activité, à une seule passion, sont sujets à insomnies et dépressions pouvant conduire à la folie; cultiver une autre vocation est une soupape de sécurité, le ténor et ses caricatures sont citées en exemple (13). Caruso confirme que dessiner est pour lui une nécessité, un plaisir, un moyen de décompresser. Il rit de ses propres dessins (4); les journalistes soulignent souvent son rire carillonnant, le rire d'un Topor du bel canto. (2). Chez lui, joie de vivre rime avec embonpoint: une brave nutritionniste se mit en tête de lui faire perdre du poids, la malheureuse s'attira un " je veux être gras, énorme, immense, devenir l'homme le plus gros du monde". On ne demande pas à Falstaff de devenir Valentin le Désossé (14).
Le chanteur réfléchit sur le métier de caricaturiste. Dès qu'il voit quelqu'un, sa caricature apparaît "comme si une ombre était derrière l'original", faculté qu'il pense partager avec les professionnels. Quand une personne est agressive, a une attitude spécifique, des traits qui ne sont pas en harmonie, il est très facile de la caricaturer et neuf fois sur dix, elle est facilement reconnue, on repère sa difformité. La difficulté est plus grande avec un visage plus classique, mais il y a toujours un trait distinctif (2).
Des journalistes français et américains lui reconnaissent: "un joli talent de dessinateur (15)....Il enlève des croquis avec un brio et un instinct de la ressemblance extraordinaire. Tout le monde connaît les caricatures, les croquis qu'il exécute avec maîtrise" (1).
Philippe Robert-Jones estime que les apports des caricaturistes amateurs " soulignent bien plus l'importance et le succès de la caricature à une période de son histoire, qu'ils n'en déterminent le cours et l'évolution" En revanche, Jean-Jacques Lebel voit en Victor Hugo "l'inventeur de la peinture gestuelle"; le premier pense toutefois que cela ne diminue '"en rien la valeur ou l'intérêt que présentent les travaux d'amateurs" (16), le deuxième milite pour des permutations, des interconnexions, des passerelles entre les différents arts, et trouve les cloisonnements catégoriels désuets, de même qu'il refuse la hiérarchie entre "valeurs sures" et "expressions marginales"(17).
Si les peintres et les écrivains ont vu leurs caricatures et dessins publiés, les œuvres graphiques des musiciens semblent moins soulignées; on peut citer une petite caricature de René- Louis Laforgue rendant hommage à son maître Georges Brassens (18), un grand dessin de Jimmy Hendrix dans une exposition du Whitney Museum à New-York, des dessins de Léonard Cohen (19) , 175 peintures du prix Nobel Bob Dylan dans le musée de Chemnitz en Allemagne. D'aucuns argumenteront que les auteurs-compositeurs ne sont pas purement musiciens, qu'ils ont un pied dans la musique et un pied dans les vers ou, si vous préférez, le cul sur deux chaises; pour faire bonne mesure, ajoutons un dessin de Mozart ou d'Eric Satie (20). Il ne s'agit pas ici de dresser une liste exhaustive mais de semer quelques graines.
Sans se pencher sur les mystères de la création, sans s'égarer dans la psychologie ou les lobes du cerveau, sans s'extasier non plus sur les moindres gribouillages d'écrivains ou de musiciens, on peut souhaiter avec Olivier Corpet que soient organisées des expositions montrant archives de danseurs, dessins de cinéastes ou croquis de metteurs en scène (20).
Laissons Topor conclure avec Satie et Fellini : "Par une étrange aberration, bien des gens croient que dessiner comme tout le monde signifie "savoir dessiner". ils disent "je sais" dessiner tel animal, ou "je ne sais pas" dessiner un portrait ressemblant. Pourtant dessiner ce n'est pas savoir. C'est imaginer. C'est inventer, à son seul propre usage, un code de formes et de signes, afin de se parler tout seul, pour communiquer avec les différentes couches de l'inconscient. Entre Fellini et les autres, il y a le cinéma. Entre Fellini et lui, il y a le dessin. C'est pour cela qu'il ne fignole pas, qu'il dessine à demi-mots, pourrait-on dire. Il soliloque, il rêve, il balbutie. Il pratique ce genre secret dans lequel Erik Satie, naguère, le précéda: l'auto-école.
Ce n'est pas le moindre charme de ces dessins que l'on puisse, que l'on doive, en les regardant, se prendre un peu pour Fellini" (21).
Daniel Dugne
Notes
1-Je Sais Tout 1907 pages 591 à 597.
2-The Sun 1906-01-07
3-The Rock Island Argus and Daily Union 1924-04-15
4-The San Francisco Call 1905-04-09)
4 bis-The New York Herald 1921-03-07
5- The Salt Lake Tribune 1908-04-19
6- South Bend News Times 1913-11-25
7- The Citizen Republican 1909-02-11
8-The Washington Times 1906-03-17
9- East Oregonian 1919-07-17
9 bis-The sun 1908-03-19
10- The Evening Statesman 1906-03-22
11-South Bend News Times 1913-11-25
12-Je Sais Tout 1907 pages 591 à 597
13-The Columbia Evening Missourian 1922-08-16
14-The Norfolk Weekly News -Journal 1909-04-30
15- Je Sais Tout 1905 page 52
16-Philippe Robert-Jones: de Daumier à Lautrec. Les Beaux Arts. Paris. 1960. Pages 131-132
17-Jean_Jacques Lebel dans L'un pour L'autre, les écrivains dessinent. les cahiers dessinés. Buchet-Chastel. 2008.
18- Cinémonde 1959-01-01
19- Papiers Nickelés 4° trimestre 2016 page 28
20-Olivier Corpet dans L'un pour L'autre, les écrivains dessinent. les cahiers dessinés. Buchet-Chastel. 2008.
21- Fellini dessins. Préface de Roland Topor, mai 1976. Albin Michel.1977
Dessins de Fellini (en couleur) et Satie :