Les parcours de Wolinski et Charb à Charlie-hebdo et à l’Humanité
C’est peu dire que l’idéologie communiste a marqué l’histoire du monde au XXe siècle, avec, sur le plan hexagonal la création du Parti en 1920, un rôle important des communistes dans le Front populaire, une forte implication des militants dans la résistance à l’occupation nazie et sa répercussion sur le terrain social comme du point de vue électoral jusqu’aux années 1980. De manière plus anecdotique, la personnalité du premier secrétaire du Parti communiste français comme par exemple celle de Georges Marchais a grandement contribué à faire du mouvement communiste une cible privilégiée de ses adversaires, mais également des caricaturistes.
L’idéologie communiste, telle qu’elle a été défendue par les mouvements politiques les plus en vue, n’a pas montré beaucoup de flexibilité ni de capacité à l’autodérision. Si ces qualités ne s’appliquent généralement pas aux groupes politiques, peu se sont montrés aussi rigide, aussi dogmatique, avec aussi peu de remise en question que le Parti communiste français lui-même. Cependant, l’Humanité, organe du parti communiste depuis 1920, a toujours utilisé le dessin d’humour avec par exemple Raoul Cabrol (de 1924 à 1939)[1] ou Gassier (de 1908 à 1926 puis de nouveau après-guerre)[2], ce dernier étant en parallèle co-fondateur du Canard enchaîné.Cette utilisation de la caricature par l’organe d’un parti ne pose-t-elle pas la difficile question de l’équilibre entre l’engagement politique et la doctrine d’un côté, et de l’autre le « pas de côté » dont parlait Gébé, propre au dessinateur de presse qui porte une vision satirique de la société ?
La description et l’analyse du parcours des dessinateurs Wolinski et Charb qui ont été des piliers de Charlie-hebdotout en ayant régulièrement collaboré àl’Humanité (longtemps sous-titrée « organe central du Parti communiste français ») permettent d’illustrer certains aspects de ce rapport complexe entre satire et politique.
Charlie-hebdo : deux périodes, deux patrons
Avant de décrire le parcours et le travail de chacun des deux dessinateurs, assassinés le 7 janvier 2015 pour avoir défendu jusqu’au tragique le droit à caricaturer Mahomet, il est nécessaire de présenter rapidement les personnalités qui les premières ont mis leur travail en valeur, à savoir Cavanna (directeur de Hara-kiri Hebdo puis Charlie-hebdo première série de 1969 à 1981) et Philippe Val (directeur de Charlie-hebdo deuxième série de 1992 à 2009). Nous nous arrêterons également sur un personnage important dans l’histoire de la presse satirique de cette période : le dessinateur Siné qui a toujours lié son travail et ses engagements politiques. Siné sera très proche de Wolinski comme de Charb et jouera un rôle important dans la découverte du dessin engagé par Wolinski.
Le premier Charlie-hebdo est créé en novembre 1970 suite à l’interdiction de l’Hebdo Hara-kiri. L’Hebdo Hara-kiri, créé en février 1969[3], était le supplément hebdomadaire du mensuel Hara-kiri qui débuta en 1960[4]. Cette série de l’hebdomadaire s’arrêta en décembre 1981 faute d’un nombre suffisant de lecteurs.
Une deuxième série de Charlie-hebdo reprendra en 1992 sous la direction de Philippe Val avec nombre d’anciens de la première série (dont Cavanna, Wolinski, Cabu, Gébé, Willem). Philippe Val quittera le journal en 2009, laissant la direction à Charb.
François Cavanna (1923-2014) fonde le mensuel Hara-kiri en 1960[5] avec Georges Bernier (qui deviendra le Professeur Choron) et le dessinateur Fred (Frédéric Othon Aristidès). Se développera au sein de ce magazine, et avec l’éclosion de quelques dessinateurs alors débutants (Reiser, Cabu, Wolinski, Gébé, Topor,…), une nouvelle forme de satire que l’on peut retrouver encore aujourd’hui dans l’émission Groland sur Canal+ : l’humour « bête et méchant[6] ».
En 1945, au retour de deux ans et demi de STO en Allemagne, Cavanna adhérera quelques temps au Parti communiste[7]. C’est une rencontre avec un copain qui l’amènera à fréquenter la cellule locale de Nogent-sur-Marne, à monter une section CGT, vendre l’Humanité… Mais Cavanna n’a pas « l’âme militante » :
« (…) Je m’étais gentiment emmerdé. J’y suis retourné. Par désœuvrement. Parce que je ne pouvais trouver le sommeil. Parce que, après tout, j’étais, comme eux, un purotin d’entre les purotins, et que là était ma place. Par goût romantique petit-bourgeois du grand chambard. Puis, peu à peu, pour une autre raison, que je n’avais pas perçue tout de suite : la chaleur, la tendresse de ces gens les uns pour les autres. Ils s’aimaient, réellement, spontanément. Dans aucune autre réunion d’hommes je n’ai retrouvé cette universelle bienveillance, qu’ils ne proclamaient pas, comme font les chrétiens, mais qu’ils pratiquaient, de tout leur cœur, sans y penser.Par le force des choses, je fus amené à participer. Et un jour, bof, je pris ma carte[8]. (…) »
La militance active de Cavanna au sein du Parti communiste ne durera que quelques années.
En septembre 1977, à l’occasion d’une réponse à Wolinski sur son travail à l’Humanité et sa présence comme tête d’affiche à la fête du journal, Cavanna écrira dansl’éditorial de Charlie-hebdo:« (…) L’Huma est un journal de combat, un journal d’action, pas un journal de réflexion, de critique objective. Il n’est qu’un instrument d’un grand dessein, pas une fin en soi. Il n’est pas là pour critiquer le Parti, ni lui nuire en quoi que ce soit. (…)Appartenir (même si on n’a pas la carte, même à titre de compagnon de route) à un parti structuré comme une Eglise, c’est faire acte de foi. Même si, au départ, on annonce hautement qu’on garde son quant-à-soi[9]. (…) »
Une autre réaction significative de Cavanna envers le communisme eu lieu en décembre 1991 lors de la dissolution de l’URSS. Dans un éditorial intitulé « Ils ont amené le drapeau rouge ! Prends-moi pour un con : j’ai chialé », Cavanna déplore l’abandon de ce symbole, « (…) celui de la première révolution des pauvres, celui de l’immense espoir, de l’incroyable nouvelle, celui d’un monde qui, enfin, allait devenir humain[10]. (…) » sans cependantregretter la chute du régime dictatorial qu’était l’URSS.
Wolinski comme Charb évoqueront comme motivation de leur engagement auprès des communistes et leur présence dans les colonnes de l’Humanité cette convivialité dans le travail et l’espoir de transformation sociale qui avaient déjà plu à Cavanna.
De son côté, quand Philippe Val prend la rédaction en chef au redémarrage deCharlie-hebdo en juillet 1992, c’est avec derrière lui un passé de plus de 20 ans de chansonnier en solo ou en duo avec Patrick Font.Que ce soit dans les textes de ses chansons ou dans ses monologues, si Philippe Val a pu prendre des positions anarchistes[11] à ses débuts et défendre constamment les valeurs traditionnelles de la gauche, il a toujours été anti-communiste. Un des gimmicks du duo était de prévenir qu’ils ne rigoleraient pas des communistes pour ne pas s’attaquer « à moins nombreux qu’eux ».
La lecture des éditoriaux de Charlie-hebdo rédigés par Philippe Val permet de constater son évolution vers la droite de l’échiquier politique. En 2005, lors des débats sur l’adoption du projet de constitution européenne, il prendra, en particulier en matière économique, des positions assez éloignées de l’extrême gauche, reprochant même à cette dernière sonalliance de fait avec l’extrême droite[12].
En 2009, Philippe Val quitte la direction de Charlie-hebdo pour celle de France Inter. Nous sommes sous la présidence de Nicolas Sarkozy et après la réforme de l’audiovisuel, c’est au président de la république que revient de nommer les directeurs des chaines publiques.
Il conviendra d’avoir à l’esprit ce rapport au communisme de Cavanna et Philippe Val quand seront abordés les débuts de Wolinski en 1977 et de Charb à la fin des années 90 à l’Humanité. Alors que l’on pourrait penser que Cavanna, au vu de son parcours, aurait été plus ouvert à des passerelles avec un organe de presse communiste, nous verrons que les débuts de Wolinski à l’Humanité ont suscité des réactions quasi hostiles de ses collègues de Charlie-hebdoen général et de Cavanna de manière très virulente alors que le travail de Charb pour le même journal est passé complétement inaperçu pour les lecteurs du journal satirique.
Siné, un exemple pour Wolinski, un tonton pour Charb
Il est difficile de parler de dessinateurs ouvertement engagés à l’extrême gauche dans la deuxième partie du XXe siècle sans évoquer Siné.Maurice Sinet dit Siné (1928-2016), qui a suivi le cours de l’école Estienne, débute sa carrière de dessinateur humoristique en plaçant ses contributions dans diverses revues et journaux jusqu’à obtenir une collaboration avec le magazine l’Express en mai 1958. Il est remercié en 1962 et créé son premier journal Siné-massacre[13].Siné donnera toujours une dimension politique à son travail. Un recueil de dessins parus dès 1965 portera d’ailleurs ce qualificatif[14].
Quand les événements de Mai 68 éclatent, Siné, très enthousiaste, met aussitôt ses dessins au service des journaux les plus engagés[15]. Il participe au lancement du journal Action dès le premier numéro le 7 mai. Participent également aux premiers numéros quelques dessinateurs de Hara-kiri[16] dont Wolinski qui réalise là, d’après ses propres termes, ses premiers dessins engagés.Sinédonne un dessin intitulé « La CGT oui, la chienlit non ! ». Il en explique les raisons dans une lettre à sa future femme :« (…) Car, en fait, la CGT (c’est le PC) est le seul frein à la révolution. Quelle honte ! J’espère qu’ils paieront ça un jour ! Ils réclament du fric et la retraite avancée à 60 ans… Crapules ! Ils profitent du matraquage des étudiants qui, eux, veulent tout bouleverser pour réclamer des petites mesquineries minables[17]. (…) »
Ce dessin est refusé par Action qui ne veut pas s’opposer aux mouvements communistes[18]. Siné créé alors de nouveau son propre journal, l’Enragé. Et c’est ce dessin qui sera repris pour la première couverture.
Si cet épisode pourrait classer Siné dans le clan des anti-communistes, la typographie du titre du journal montre que le dessinateur est encore proche des idées d’extrême gauche. En effet, le G de « enragé » est formé avec une faucille et un marteau. Cette typographie sera utilisée jusqu’au douzième et dernier numéro[19].
Dès la réalisation du premier numéro qui sortira fin mai 1968, Siné propose à Wolinski de venir le seconder à la direction du journal.Ce n’est qu’au début des années 90 au sein de la Grosse bertha puis de Charlie-hebdo deuxième série que Siné et Charb feront connaissance. La similitude de leur humour sans concession et de leurs engagements très à gauche les amènera à une proximité affective au point de jouer les rôles de neveu et tonton. L’éviction conflictuelle de Siné de Charlie-hebdo en 2008 mettra fin à cette amitié. Cependant, malgré cette rupture, Siné écrira dans sa « mini-zone » du 22 avril 2015, soient quelques mois après l’assassinat de Charb, et publiée sur le site internet de Siné-mensuel : « Charb était, sans nul doute, l’un des meilleurs dessinateurs humoristes contemporains. »
Que ce soit donc en 1968 avec Wolinski ou dans les années 90 auprès de Charb, Siné aura joué un rôle important dans la révélation pour l’un ou l’affirmation pour l’autre, de la possibilité de mettre son art au service de ses engagements moraux ou politiques.
Wolinski, un artiste qui va s’engager
Georges Wolinski nait en 1934 à Tunis. Son père, immigré d’origine polonaise, dirige sa propre entreprise de ferronnerie quand il est assassiné. Wolinski a deux ans. Les troupes américaines, présentes en Tunisie dès 1942, amènent avec elles des bandes dessinées pour adultes. A partir de 1952 et la création au Etats-Unis de la revue Mad, Wolinski découvre l’univers des comics et les dessins de Harvey Kutzman, Will Elder,…Après un passage par Briançon (sa mère y est en sanatorium), il rejoint la région parisienne en 1953 et rentre à l’Ecole des beaux-arts en 1955. Il épouse sa première femme en 1958 ; celle-ci décédera dans un accident de voiture en 1966[20].
En 1960, Wolinski découvre le tout nouveau magazine créé par Cavanna et Georges Bernier (Choron), Hara-kiri. Alors en Algérie pour son service militaire, il envoie ses premières planches (des illustrations parodiques de textes de Victor Hugo, Heinrich Heine, Corneille, Alfred de Musset[21],…). Inspiré de Will Elder, mais aussi de Dubout, Wolinski propose un style de dessin très fouillé, très travaillé, des personnages et des décors réalisés dans le moindre détail et sans laisser une seule partie de planche vierge.Malgré ce style chargé, Cavanna devine ce qui deviendra le style Wolinski, déjà présent sur les feuilles que le dessinateur réalise pour s’occuper les mains et qu’il jette ensuite. Cavanna : « Pourquoi tu n’es pas aussi drôle dans les pages que tu me donnes pour le journal[22] ? ».Jusqu’en Mai 68, Wolinski ne se définit pas comme un dessinateur engagé.« Cela ne se faisait pas, de parler politique, lorsque j’étais au lycée dans les années 50 explique-t-il. Nous savions vaguement que tel professeur était communiste, l’autre cul-béni, et que le proviseur avait fait la Résistance.Chez moi, on lisait le Figaro, le Dauphiné libéré et L’équipe. Les adolescents de mon âge ne se posaient pas beaucoup de questions sur leur avenir. Ils savaient qu’il suffisait qu’ils fassent de « bonnes études » pour que cet avenir soit assuré. (…) Quand je fis la rencontre de l’équipe « Hara-Kiri », dans les années 60, la politique était, autant que je m’en souvienne, absente des discussions au cours de nos réunions hebdomadaires[23] (…). »
Quand les événements de Mai 68 éclatent, Hara-Kiri est une référence pour les étudiants. Choron se souvient :« (…) J’ai vu arriver les Geismar, les Sauvageot, Tous les meneurs sont passés par le bureau. Les Cohn-Bendit. Je ne m’étais pas rendu compte qu’on avait eu autant d’impact, avec Hara-Kiri, auprès de ces gens-là. (…) On était devenu un phare. On a commencé à voir passer des mecs qui nous demandaient ci, qui nous demandaient ça, qui venait chercher un dessin, qui venait chercher un slogan, qui venaient chercher nos idées. Il n’y a qu’à partir de là qu’on s’est aperçus qu’on représentait quelque chose dans la tête des gens qui en avaient marre de cette société gaullienne[24]. (…) »
Le 7 mai 1968, Action, journal hebdomadaire en mai puis quotidien à partir de juin est créé. Si par la suite une dizaine de dessinateurs participeront au journal, seul Siné et Wolinski sont présents dans le premier numéro[25]. Wolinski s’est expliqué sur cette période : « (…) Lorsque mai 68 éclata, une succession d’événements m’avaient fait, un petit peu, réfléchir et évoluer : l’histoire des provos en Hollande avec leurs bicyclettes blanches, les émeutes dans les universités américaines, l’attentat contre Rudy Dutschke en Allemagne, enfin l’affaire Henri Langlois. Comme beaucoup, je me sentais à l’étroit dans une société qui n’arrivait pas à se débarrasser des séquelles du pétainisme et je me considérais vaguement comme étant de gauche. J’acceptai, dans les premiers jours de la révolte, de dessiner dans Action, journal des comités d’action, rédigé par des anciens de l’UNEF, presque tous exclus ou démissionnaires du parti communiste. J’avais connu l’un des principaux animateurs d’Action[Jean Schalit]à l’Almanach Vermot, dont il était le rédacteur en chef en 1967. C’est lui qui avait pensé à moi[26]. (…) » C’est donc à ce moment-là que Wolinski fait ses armes de dessinateur « concerné », selon sa propre expression : « (…) [Le directeur de l’Almanach de l’Humanité essaya] de me démontrer avec beaucoup de fermeté sereine que je n’y connaissais rien, que mes dessins étaient injustes pour les syndicats à qui les travailleurs doivent tant de victoires et que je n’étais qu’un petit-bourgeois irresponsable. Tout cela était fort juste et me fit réfléchir. A partir de cet entretien, je réservai mes flèches plutôt aux flics et autres gaullistes[27]. (…) »
Quand Siné sort les premiers numéros de L’enragé à partir de fin mai 1968, il a déjà anticipé son départ prochain pour rejoindre sa future épouse au Brésil et a demandé à Wolinski de « bosser » avec lui. Dès le numéro 6 paru fin juin, Wolinski se retrouve, de fait, rédacteur en chef. Faute de moyens, cette publication ne comptera que 12 numéros et s’arrêtera en novembre.La vie de L’enragé fut donc de courte durée, mais elle permit aux dessinateurs d’Hara-kiri de découvrir la possibilité de réagir au plus près de l’actualité, chose plus difficile dans un mensuel, et à Cavanna, alors rédacteur en chef du mensuel, de prendre conscience que la réalisation d’un hebdomadaire était possible. Le 3 février 1969 parait donc le premier numéro de Hara-kiri hebdo, supplément hebdomadaire du mensuel Hara-kiri(qui deviendra ensuite l’Hebdo Hara-kiri). Wolinski dessine la première couverture.
Suite à la mort du général De Gaulle, L’Hebdo Hara-kiri publie la fameuse une « Bal tragique à Colombey – 1 mort ». La publication est interdite. L’équipe prend le risque de continuer en ne changeant que le titre qui devient dès la semaine suivante Charlie-hebdo[28].
Wolinski à l’Humanité
En 1977, Wolinski est un déjà un dessinateur connu et reconnu.Les éditions du Square qui édite Hara-kiri (mensuel) et Charlie-hebdos’apparente maintenant à un groupe de presse en produisant égalementCharlie-mensuel, une revue de bandes dessinées. L’équipe s’apprête à créer à l’automne le journal BD, l’hebdo de la BD. Le Square, dirigé par Choron, édite aussi des albums de ses dessinateurs (13 sorties en 1977). En plus de son travail de dessinateur dans chacun des périodiques, Wolinski est rédacteur en chef de Charlie-mensuel. Il a déjà publié une vingtaine d’albums, recueils de ses dessins d’actualité ou planches de bandes dessinées, édités principalement aux éditions de Square.
Parallèlement, c’est durant cette période que le Parti communiste français réalise ses meilleurs résultats électoraux. Georges Marchais sera crédité de 20 % environ aux élections européennes de 1979. L’Humanité, alors encore sous-titrée « organe centrale du Parti Communiste Français » bénéficie forcément de cet élan. Dans le numéro même où Wolinski publiera son premier dessin, Roland Leroy, alors directeur, annonce un chiffre de progression des ventes de 15 %[29].Bien qu’intervenant environ un mois après le lancement d’une nouvelle formule du journal, l’arrivée de Wolinski en une de l’Humanité semble plus être la conséquence d’une rencontre humaine avec René Andrieu comme l’a raconté le dessinateur lui-même : « Un soir, René Andrieu, rédacteur en chef de l’Huma, nous invite à dîner, Maryse et moi. Et… entre la poire et le fromage, il me fait une proposition qui devait changer mon existence. (…) Après une nuit de réflexion, le lendemain matin, je portais un dessin à l’Huma. René Andrieu, surpris par ma précipitation, ne le publia pas. (…) La semaine d’après, l’Humanité publia mon premier dessin[30] (…). » De son côté, Andrieu n’a pas manqué d’évoquer « ce jour de février 1977 où nous avons proposé à Wolinski de dessiner dans l’Humanité. (…) En tout cas, dès le lendemain de notre conversation, il apportait, sans plus attendre, son premier dessin (…), ce qui prouvaient bien que ses préoccupations rejoignaient les nôtres[31]. »
Dans la préface du premier recueil de dessins de Wolinski publié par le journal, Andrieu amorce d’ailleurs une explication sur la présence du dessinateur à l’Huma et son rôle :« (…) Je n’étais pas très sûr, pour ma part, qu’il accepterait – n’étant pas communiste – et je connaissais assez les difficultés auxquelles peut se heurter un artiste quand il opère à la une de l’organe central d’un parti tenu, par la nature de son combat, à une nécessaire rigueur dans l’expression politique. Il me semblait pourtant qu’il y avait déjà à cette époque entre lui et nous un dénominateur commun suffisamment large pour qu’il puisse caracoler en toute liberté parmi nous. (…) [Les dessins de Wolinski] font la preuve que le goût de la liberté peut s’allier avec le sentiment de la responsabilité, que la gaieté est une vertu nécessaire et l’humour une arme parfois incomparable pour lutter contre les malheurs de notre temps[32]. »
De même, André Wursmser, journaliste, écrivain et militant communiste, en préface du recueil de 1978-1979 n’a pas manqué de s’interroger : « (…) Que demande l’Humanité à Wolinski ? D’illustrer le rapport de Georges Marchais au XXIIIe congrès ? Non, mais de donner une forme plaisante et qui pousse à réfléchir aux idées de justice sociale, de démocratie, de paix, à la dénonciation des fortunes criminelles et des hypocrisies gouvernementales qui font la trame de ce rapport et de l’activité du Parti communiste et qui sont les idées de Wolinski et les dénonciations vengeresses qu’il a, sans qu’on lui en passe commande, une furieuse envie de dessiner[33]. (…) » Le dessinateur apparait bien comme libre de son crayon, mais en phase avec le parti. Devant les réactions hostiles de ses collègues de Charlie-hebdo, Wolinski écrira un texte publié en encadré sur un tiers de la page 3 (celle de l’éditorial) d’un Charlie-hebdo de septembre 1977 alors qu’il est invité d’honneur de la fête de l’Huma et intitulé « Pourquoi je travaille à l’Humanité ». Il y explicite aussi ses relations avec les communistes : « (…) Ce que je peux vous dire, c’est que, dans ma carrière d’humoriste professionnel déjà assez longue, j’ai peu souvent attaqué le Parti et, par contre, j’ai très souvent défendu les communistes. Il faut croire qu’ils s’en sont aperçus puisque Andrieu est venu me chercher. Ils ne sont pas fous, ils n’allaient pas recruter un type pour leur crache à la gueule. (…) Les élections approchent ; j’ai fait le choix de participer à un combat avec les communistes, sans illusions ni espoir exagérés[34]. (…) »
« Wolinski a décidé de mourir idiot[35] »
Les réactions des collègues de Wolinski, au sein de Charlie-hebdo, à son travail pour l’Humanité et son engagement auprès des communistes sont, au mieux moqueuses dans le style « bête et méchant » mais, le plus souvent vraiment hostiles. Cavanna, alors rédacteur en chef, consacre à cette question l’intégralité de son éditorial dans un numéro de Charlie-hebdo qui, pour une très rare fois, ne propose pas de dessin en une mais le texte suivant : « C’était une blague ! Toute la vérité sur la plus formidable supercherie de tous les temps. Wolinski dit merde à Marchais et quitte « l’Huma » en claquant la porte avec un grand éclat de rire »[36].
Dans ce texte, Cavanna se dit « surpris » et « déconcerté » que Wolinski déroge au « seul point commun » de « ceux de la bande » de Hara-kiri : « le scepticisme, première condition de l’objectivité » et « qui se traduit nécessairement par la volonté de rester « en dehors »[37] ». Pour les tenants de ce nouvel humour, la contradiction apparait alors totale entre satire et engagement politique.
Dans le numéro suivant, Cabu relate sur une page dessinée sa visite à la fête de l’Huma et fait le constat de « l’incompatibilité » entre son aversion pour la publicité, son antimilitarisme, ses prises de position pour le désarmement unilatéral et contre le nucléaire,… et les valeurs défendues par l’Humanité et les communistes[38].La chroniqueuse Sylvie Caster, toujours dans ce numéro de Charlie-hebdo, y va de son article sur l’instrumentalisation de Wolinski par les communistes[39].C’est donc à « un procès en bonne et due forme[40] » de la part de ses amis d’Hara-kiri auquel Wolinski doit répondre, Cavanna, rédacteur en chef de Charlie-hebdo, étant un des plus virulent bien qu’ayant été lui-même, à un moment de sa vie membre du Parti communiste. En chargeant ainsi Wolinski, ses amis (à l’exception notable de Reiser dont il était le plus proche) ne font qu’appliquer à l’un des leurs un des principes de base de l’humour « bête et méchant » : l’autodérision !
1977-1983, Wolinski à la une de l’Humanité
Le premier dessin de Wolinski paraît en première page le vendredi 18 février 1977. Il est composé de deux cases. L’une intitulée « la droite saisit » ; l’autre « la gauche nationalise ». Si le dessin occupe 4 colonnes sur 6, sa surface représente toutefois moins d’un quart de la page. Jusqu’à la fin de l’année 1983, Wolinski publiera entre 10 et 15 dessins par mois publiés en une.Sur ses conditions de travail, il note avoir « rencontré des hommes et de femmes gais, intelligents, chaleureux, avec lesquels je me sens bien et qui me laissent libre de dessiner ce que je veux[41]. (…) »C’est pourtant à la suite d’une remarque lui demandant d’éviter d’attaquer le gouvernement en place[42] qu’il quittera le quotidien. Wolinski a décrit cette version dans plusieurs interviews et ceci est corroborée par José Fort, ancien chef du service international du journal :« (…) Cette collaboration s’est arrêtée le jour où un abruti de la rédaction en chef lui a dit « Tu comprends, maintenant qu’on est au gouvernement, il faut faire attention et ne plus trop taper sur les socialistes ». Il a été voir René Andrieu pour lui dire : « Dis donc, t’as un sale mec qui m’emmerde, je me casse et je vais voir ailleurs. » Georges détestait les méchants et les cons ! Pour autant, il est resté en bons termes avec le journal, signant de temps à autre des dessins pour nous, mais plus jamais de manière régulière[43]. »Ses deux derniers dessins en une seront publiés les 24 et 31 décembre 1983. Les éléments manquent pour conclure sur la réelle volonté de limiter le travail du dessinateur ou sur l’opportunité saisie par Wolinski pour tenter d’autres expériences.
Charb, le dessin au service de ses engagements
Contrairement à Wolinski qui a beaucoup écrit et parlé sur son parcours, le départ trop précoce de Charb et la douleur encore présente chez ses proches rendent plus difficile la reconstitution de l’évolution de ses engagements.Né en 1967 dans les Yvelines, Charb (Stéphane Charbonnier) grandit à Pontoise. Ses parents (père technicien au PTT, mère secrétaire puis enseignante) sont plutôt proche des idées de gauche, ce qui les opposent à un grand-père adhérant du Front national[44]. On peut imaginer que les échanges surement virulents lors des repas de famille ont initié le tout jeune Charb à la prise de position politique sur l’actualité. Ses proches rencontrés décrivent tous un Charb très tôt préoccupé par l’actualité. Ainsi, Marika Bret, son ancienne compagne, indique que « si ses parents ont toujours été plutôt à gauche, son grand-père votait Front national ! Ces engagements politiques sont nés au lycée où déjà il dessinait pour le journal lycéen. L’actualité l’a toujours intéressé et a nourri ses réflexions. Il a commencé des études dans la pub qu’il a arrêté très rapidement car précisément trop loin du monde réel[45]. »
Charb habite alors en banlieue et va proposer ses dessins dans les rédactions parisiennes.« Ça a commencé par du dessin d’humour et c’est vite devenu politique ; en tout cas cela avait trait à l’actualité, politique, sociale, culturelle, peu importe, mais c’était du dessin d’actualité. (…) A force de démarcher, j’ai fini par tomber sur la Grosse bertha, un journal qui correspondait vraiment à ce que je voulais faire : c’était un journal d’actualité, écologique, satirique, violent et de gauche ; en tout cas, il me faisait cette impression. Donc j’y suis allé, ils m’ont encouragé à revenir et je suis devenu assez vite un permanent de l’hebdo[46]. »
Au tout début de 1991, François Forcadell, alors rédacteur en chef de la Grosse bertha, hebdomadaire qu’il a lancé avec Cabu et des anciens du premier Charlie-hebdo[47], commence à publier les dessins de Charb. Dès le numéro 15 du journal en avril 1991, Charb est présent en couverture. En juillet 1992, un conflit au sein de la Grosse Bertha entraine une partie de l’équipe à refonder Charlie-hebdo. Charb est de ceux-là[48]. Il en est tout de suite un pilier avec les anciens de la première série (Cabu, Willem, Wolinski, Siné, Cavanna, …) auxquels se sont ajoutés les talents de la nouvelle génération, Riss, Luz, Tignous,… En 2009, quand Philippe Val quitte l’hebdomadaire pour la direction de France-inter, c’est Charb qui lui succède à la direction de la publication.
Charb à Charlie et ailleurs
Bien que salarié de Charlie-hebdo, Charb, comme les autres, est laissé libre de collaborations extérieures. On retrouve ses dessins dans de nombreuses publications, satiriques (Zoo, Bigre !, Satiricon, Chien Méchant), de bandes dessinées (Psikopat, Fluide glacial), culturelles (Télérama, les Inrockuptibles), pour enfants et adolescents (Mon quotidien, le Monde des Ados), des publications proches de ses idées politiques communistes (la Nouvelle vie ouvrière de la CGT, le journal de Lutte ouvrière) et bien sûr l’Humanité et l’Humanité dimanche. Cette liste n’est pas exhaustive.
Dans un entretien avec Numa Sadoul, Charb affirme « qu’il n’y a jamais vraiment eu de problème[49] » pour passer ses dessins dans Charlie-hebdo, « sachant exactement à qui [il s’adressait], car [il s’adressait à lui-même][50] ». Pour les autres publications, sa démarche est différente comme nous l’a expliqué Marika Bret : « (…) Il ne recevait pas de consignes particulières – il n’aimait pas qu’on lui en donne ; par contre, il savait toujours quelle était la ligne éditoriale et agissait en conséquence. Non pas pour aller dans le « sens de », mais justement pour trouver l’idée et le dessin percutant pour dire son opinion rigoureusement et que ça passe ! Un joli pari à relever, à chaque fois. Il demandait toujours les règles du jeu avant de s’y lancer[51](…) »
Quel que soit le support, Charb avait toujours le souci de ne renier aucun de ses engagements. Tout le monde a en tête son combat pour le droit à la caricature, y compris de Mahomet. La dessinatrice Coco, collègue à Charlie-hebdo, définit Charbcomme « propalestinien, athée et communiste[52] ». Pour Marika Bret, « Charb n’a jamais caché ses opinions ! Il s’est d’ailleurs opposé dans Charlie à d’autres collaborateurs de…Charlie. Par contre il n’aimait pas non plus les étiquettes qui enferment. Charb militait pour la laïcité, pour le partage des richesses, pour l’égalité des droits, pour des conditions de vie dignes pour tous, pour l’accès aux savoirs, pour une planète propre, pour des droits citoyens égaux pour tous, etc… Selon le thème, il se retrouvait proche de certains et pas d’autres. Il défendait ses convictions avec rigueur et avec humour, avec ce qui le caractérisait vraiment : le bon sens. C’est ce qui se lit tant dans ses dessins et dans ses textes et qui les rend intemporels[53]. »Aucun de ces thèmes et engagements n’est incompatible avec les valeurs défendues alors dans l’Humanité.
Charb à l’Humanité
Si l’arrivée de Wolinski au sein de l’Humanité a pu être vécue par ses collègues de l’hebdomadaire satirique comme une « prise de guerre » par un parti politique, les débuts de Charb dans le quotidien communiste est passé totalement inaperçu pour le lecteur régulier de Charlie-hebdo. Si les valeurs et les engagements de Charb, qui recoupaient, malgré quelques désaccords assumés par tous, ceux du journal, il était vraiment impossible à un lecteur exclusif de Charlie-hebdo de classer le dessinateur aussi à gauche sur l’échiquier politique. Bien que lecteur depuis le premier numéro de juillet 1992, l’auteur de cet article n’a découvert la sensibilité communiste affichée parCharbqu’à la lecture de biographies publiées après sa disparition. Etonnement, la lecture de l’ensemble des numéros de Charlie Hebdo ne permet absolument pas de détecter un quelconque engagement communiste de Charb qui n’aimant pas les étiquettes, ne voulait certainement pas restreindre son champ de dérision auprès du lectorat du support dans lequel il rêvait de travailler depuis l’adolescence[54].
Une recherche plus approfondie serait nécessaire pour dater plus précisément le début exact du travail de Charb dans l’Humanité ou l’Humanité dimanche. En tout cas, si le journal communiste a toujours publié du dessin, en ce début des années 2000, Charb bénéficie avec les autres dessinateurs de sa génération (Luz, Tignous, Babouse,Bernar, Catherine Beaunez, Rémi Malingrëy,…) d’une place accrue. Au-delà de la simple opportunité de travail, la présence de Charb à l’Humanité correspond à ses attentes et ses convictions, « aussi une histoire de rencontres, une aventure humaine depuis de nombreuses années, avec des femmes et des hommes avec qui toute discussion était possible[55]. (…) »
L’Humanité publie en juillet 2011 un autoportrait de Charb sous forme d’abécédaire. A la lettre L, Charb écrivait :« L comme… l’Humanité. C’est le seul journal pour lequel je travaille, en dehors de Charlie, de manière régulière. Pas parce que j’ai un besoin délirant d’argent, ni de reconnaissance. Mais parce que c’est le journal qui, quand j’arrête de faire l’andouille dans Charlie, traduit le mieux mes idées. Et si un jour l’Huma devait disparaître, ce serait une catastrophe ! Je lis tous les journaux, et l’information est souvent traitée d’une même façon neutre d’un titre à l’autre, de Libération au Figaro. L’Humanité, c’est un journal de combat. Ça me fait chier, les difficultés dans lesquelles se trouve l’Humanité ! La presse est chère, car elle est chère à produire. La liberté, ça se paie[56]. »
De l’utilité de la satire dans l’Humanité dans les années 2000
En 2011, Patrick Appel-Muller, directeur de la rédaction, incorpore un supplément hebdomadaire au quotidien, Cactus[57]. Il explicite à cette occasion le rôle et l’utilité d’humoristes satiriques dans un journal d’opinion : « Ce quatre pages qui assure que « les puissants ne pourront pas s’asseoir dessus » vise à traiter la politique avec vivacité, insolence, précision, en prolongeant des expériences que nous avions conduites en confiant durant les deux dernières années les numéros de l’Humanité avant sa Fête aux dessinateurs de Fluide glacial ou de Charlie Hebdo. Il s’agira d’user du fer de la satire et de la polémique pour dénoncer les injustices, les scandales, la pensée unique et réglementaire. Ces pages prendront le contre-pied de l’apolitisme cynique et pourront permettre à de nouveaux lecteurs de rentrer dans la communauté de l’Humanité. (…) Des plumes acérées et des humoristes apporteront leurs contributions chaque semaine en mettant leur « grain de sel » là où ça fait mal. Le premier à inaugurer cet espace d’écriture sera le directeur de Charlie Hebdo, Charb, qui avec ses complices Jul, Luz, Coco et Besse illustreront aussi à tour de rôle les pages de Cactus. Décapant, vif, pétillant, libre, solide, révolté… et drôle, ce quatre pages veut faire sienne la phrase de Bertolt Brecht, bien ajustée, « la provocation est une façon de remettre la réalité sur ses pieds[58] ».
Dans son hommage aux dessinateurs assassinés le 7 janvier 2015, Patrick Appel-Muller n’a pas manqué d’évoquer le travail des dessinateurs satiriques.« (…) Une veille de fête de l’Humanité, la rédaction de Charlie-hebdo avait envahi toute l’iconographie du journal, y déversant une insolence qui ne lui fait pas de mal et ses concrétions précieuses qui éclairent d’un trait l’actualité. (…) Le dessin de presse est en effet du journalisme, exigeant, efficace, souvent plus qu’un éditorial ou une longue analyse. (…) Parfois, les coups de griffes irritaient certains lecteurs. Trop appuyés, trop irrévérencieux, choquant le « bon goût »… Mais le rire, même grinçant, emportait les retenues ou les réticences[59]. »Charb, « dessinateur engagé » dès son plus jeune âge, trouve donc dans l’Humanité un support de plus pour faire passer ses idées, défendre ses causes, qui plus est dans un journal proche de ses opinions politiques.
Wolinski – Charb, des parcours évidemment différents
Avec plus de 30 ans de différence d’âge, Wolinski et Charb ne débutent forcément pas leurs carrières de dessinateur dans le même environnement humoristique et journalistique.Quand Wolinski publie ses premiers dessins dans le tout nouveau journal Hara-kiri en 1961, les dessins « amusants » publiés sont « très parisien : cocus, caleçonnades, amant dans l’armoire, belles-mères, petites madames dépensières, calembours, Marius-et-Olive, histoires juives (avec la variante du juif ridiculisant le nazi, signe des temps)… Ça sentait la pisse et l’Almanach Vermot ».[60]Il fera donc partie, avec la bande d’Hara-kiri puis de Charlie-hebdo, des défricheurs, des inventeurs de cette nouvelle forme d’humour « coup de poing dans la gueule[61] » comme l’a résumé plus tard Cavanna. Mais quand Wolinski réalise ses premiers dessins, il travaille plus l’esthétisme, la qualité technique que le gag ou le message. Ce n’est qu’après 8 années de travail au contact de Cabu, Reiser, Gébé et surtout Siné à partir de 1968 que Wolinski peut mettre son dessin au service d’une idée ou d’une cause et donc intéresser un journal d’opinion comme l’Humanité.
A contrario, Charb est d’abord un individu concerné par l’actualité et son environnement social, et très jeune un militant œuvrant aux bouleversements sociaux lui paraissant nécessaires. Avec sa passion pour le dessin, il trouve son moyen d’expression. De plus, quand il débute dans les années 90, le public n’a pas le même rapport à l’image et à la satire. Charb bénéficie forcément du travail des grands anciens de Hara-kiri et Charlie-hebdo première formule, mais aussi de leurs déclinaisons télévisuelles accessibles au grand public avec des émissions comme Les Nuls(créés en 1987) ou Les Guignols de l’info(créés en 1988). Le succès d’humoristes comme Coluche ou Pierre Desproges ont aussi habitué les spectateurs à une analyse irrévérencieuse et subversive de l’actualité.
Si l’on veut résumer à grand trait l’approche du dessin pour ces deux artistes, que ce soit dans Charlie-hebdo ou dans l’Humanité, on pourrait présenter Wolinski comme un artiste s’étant peu à peu laisser gagner par l’engagement politique et Charb comme un militant utilisant son art pour « [défendre] ses convictions avec rigueur et avec humour[62] (…). »
La place même du dessin dans l’Humanité a évolué. L’année où Wolinski débute (1977), on ne compte que trois ou quatre dessinateurs réguliers (dont principalement Ghertman, Brizmur, Lacroux que l’on peut trouver en une), faisant suite à des dessinateurs illustres qui ont depuis longtemps déserté les colonnes du journal (Effel et Tim alias Mittelberg notamment). Le journal se publie alors en noir et blanc.
A l’occasion d’une nouvelle formule du journal en 1999, avec passage à la couleur, Charb arrive en même temps qu’une nouvelle génération de dessinateurs. Outre Charb,Bernar, Tignous, Luz, Babouse et Catherine Beaunez feront la une du journal au début des années 2000. De plus, des numéros spéciaux ou des dossiers thématiques associent un nombre encore plus grand de dessinateurs.Une autre évolution de la place du dessin est sa présence en une. Quand dans les années 1970, le dessin ne dépassait que rarement un huitième de page, le reste étant composé du début des articles, dans les années 2000, le dessin peut se retrouver en pleine page (à l’exception des titres) le journal misant alors son accroche sur le style et l’humour du dessinateur. Si l’emploi des dessinateurs parle journal communiste peut apparaitre changeant sur cette période, on perçoit combien le parti et le journal ont su (ou du) s’adapter au changement du public avec une prédominance accrue de l’image (et donc du dessin) et une importance devenue quasi indispensable d’un angle humoristique, plus ou moins subversif d’ailleurs (voir le succès actuel des one-man-show dont la quasi-totalité n’ont aucune portée politique).
Wolinski – Charb, deux communistes non-encartés
Si les deux dessinateurs se réclamaient de l’idéologie communiste, aucun des deux n’a été adhérent du Parti communiste, ce que confirment leurs amis Charlie Bouhanaet José Fort pour Wolinski[63] et Marika Bret pour Charb cette dernière expliquant : « adhérent jamais. Sympathisant oui. Il ne voulait s’encarter nulle part. Pour lui adhérer signifie parler d’une seule et même voix. Il respectait mais cela ne lui convenait pas[64]. »
L’autre point commun important qui semble avoir joué un rôle notable dans l’engagement de Wolinski et Charb auprès des communistes en général et dans leur motivation à travailler au sein de l’Humanité est la convivialité et l’esprit de camaraderie qu’ils y ont trouvé. Dès septembre 1977, Wolinski écrit avoir rencontré là « des hommes et des femmes gais, intelligents, chaleureux[65], (…) » La place manque ici pour reprendre les anecdotes rapportées par les uns et les autres sur les séances de travail au journal ou les voyages à Cuba, aussi bien pour Wolinski que pour Charb. On peut néanmoins évoquer encore un moment fort et récurent durant lequel cette convivialité pouvait s’exprimer et se partager avec le public comme le rappelle Patrick Appel-Muller dans Ils sont des nôtres : « (…) Ils sont des nôtres et nous avons levé plus d’un verre ensemble. Lors des week-ends de Fête de l’Humanité à la Courneuve, où leur stand chaque année se mêlait à celui de Cuba Si ; ils s’agissaient de mojitos, un havane vissé dans le bec… ou bien des soirs de bringue autour d’une prune flambée avec Wolinski égrillard et tendre[66] (…). »
Cette convivialité et ses amitiés ne peuvent expliquer seules la motivation de Charb et Wolinski. Il y a d’abord une véritable proximité idéologique avec les communistes et donc une réelle cohérence à participer à un journal appuyant ces idées.Charb lui-même se définissait, non seulement comme partisan d’une politique de gauche, mais aussi comme révolutionnaire.« R… comme révolution écrivait-il. Je l’attends. (…) On regarde les pays arabes[67], on les comprend et on les applaudit. Mais, nous n’arrivons pas à faire chez nous ce qu’ils font chez eux[68]. (…) »
De même, Wolinski, dès septembre 1977, déclarait à propos de Charlie-hebdo : « (…) Nous sommes un journal de gauche, que nous le voulions ou non, pour vous, notre public[69]. (…) »Enfin, pour illustrer leur forte capacité à défendre leurs convictions, est-il utile de revenir sur ce qui les associera tous les deux à jamais dans l’histoire : leur présence côte-à-côte dans les locaux de Charlie-hebdo le 7 janvier 2015 et leur assassinat pour avoir défendu leur droit à la caricature des religions ?
CONCLUSION
Malgré la déclaration optimiste de Patrick Apel-Muller affirmant que « depuis très longtemps, l’impertinence de Charlie a fait bon ménage avec la fibre contestatrice de l’Humanité[70] », ce qui a pu être vrai du temps de la deuxième série de Charlie-hebdo (depuis 1992) n’a pas toujours été. Georges Bernier (Professeur Choron), directeur de publication de Charlie-hebdo première série (1970-1982), a toujours constaté l’absence totale de soutien du journal communiste lors des différentes interdictions de Hara-kiri : « (…) Il n’y a que deux journaux qui n’ont jamais prononcé les mots « Hara-kiri » ou « Charlie-hebdo », ce sont le Parisien libéré et l’Huma. Ces gens nous méprisent[71]. (…) »De même, l’Humanité ne fait aucune mention dans ses colonnes de l’arrêt de la première série de Charlie-hebdo en décembre 1981. Cependant, que des dessinateurs satiriques, même se revendiquant d’un humour « bête et méchant », se retrouvent dans un journal d’extrême gauche ne semble pas incohérent d’après Charb qui répondait à Numa Sadoul : « (…) j’ai l’impression que [le dessinateur] de gauche arrivera quand même à rire de son milieu ou de lui-même, mais pas forcément celui de droite. (…) A droite, je n’ai pas d’exemple de dessins qui se moquent violemment de la droite, ou un dessinateur d’extrême droite qui se moquerait violemment de l’extrême droite. Il n’y a pas cette dérision. Il n’y a pas de recul[72]. »
Enfin, s’il faut résumer en très peu de mot la compatibilité de dessinateurs satiriques dans ce journal communiste, nous pouvons laisser Charb conclure : « (…) Le lien entre Charlie-hebdo et l’Huma, c’est que ce sont deux journaux indépendants et deux journaux d’opinion. (…) On est au moins comparable en ça[73]. (…) ». Journaux indépendants… journaux d’opinion : constatons tout de même que cette idylle entre l’Huma et les dessinateurs de presse « libres » émerge à un moment très particulier de l’histoire de ce journal, c'est-à-dire à une époque où le Parti en perte de vitesse n’exerce plus que très lointainement son magistère sur l’organe de presse comme d’ailleurs sur la classe ouvrière. Dans l’histoire, nombre de dessinateurs ont dessiné pour l’Humanité et nombre d’entre eux ont « rompu » avec le journal, par désaccord avec le parti comme Tim qui choisit alors de rentrer à l’Express[74], ou, comme on l’a vu pour Wolinski, par refus de limiter leur libre arbitre. Lors d’une table ronde récente, les dessinateurs Babouse et Faujour n’ont pas manqué d’insister de leur côté sur leurs relations pouvant être conflictuelles avec l’Humanité pour le premier et le NPA (ex LCR) pour le second[75]. Ces ruptures ou frictions illustrent indéniablement la difficulté pour les partis à utiliser le talent des dessinateurs de presse, perçus depuis Daumier comme des symboles de liberté et d’indépendance, et donc difficilement soumis à des lignes éditoriales ou des lignes politiques trop rigides. Constat d’autant plus vrai pour Wolinski et Charb, tous deux s’étant construits artistiquement dans le sillage du très peu malléable Siné et dans l’esprit libertaire de Mai 68.En notre début de XXIe siècle, idéologie et caricature n’ont jamais autant semblé incompatibles qu’indissociables.
Cyril Bosc
Lecteur-archiviste de presse satirique
ww.facebook.com/syril.bosk
Remerciement à Marika Bret pour son échange sur Charb, à Caroline Constant pour sa mise en contact avec l’Humanité et à Guillaume Doizy pour sa confiance.
[1]Dico Solo, plus de 5000 dessinateurs de presse & 600 supports, AEDIS, 2004 (1996), p. 119
[2] Ibid., p. 324
[3] Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire, une histoire de Charlie-hebdo (1969-1982), Buchet-Chastel, Les cahiers dessinés, 2009, 512 p.
[4] Stéphane Mazurier, « Hara-kiri de 1960 à 1970, un journal d’avant-garde », dans Histoires littéraires, n°26, Avril-mai-juin 2006, p. 5-28.
[5]Ibid.
[6]Cavanna, Bête et méchant, Belfond, 1981, p. 206-207
[7]Ibid., p. 267-282.
[8] Cavanna, Lune de miel, Gallimard, 2011, p. 210
[9] Cavanna, « Alors, tu la prends, ta carte ? », dans Charlie-hebdo, n°356, jeudi 8 septembre 1977, p. 3-4
[10] Cavanna, la Grosse bertha, n°48, 26 décembre 1991, p. 3
[11] Philippe Val, paroles de « L’autogestion », dans Font et Val, vingt ans de finesse, le cherche midi, 1992, p. 46
[12] Philippe Val, Le référendum des lâches, Le cherche midi, 2005
[13]Siné, Ma vie, mon œuvre, mon cul !tome 3 à 8, Charlie-hebdo trimestriel, n°3-4-5-6-7, février 2000 à octobre 2002 et Siné-mensuel hors-série, juin 2014
[14]Siné, Dessins politiques, J.J. Pauvert éditeur, 1965
[15]Siné, Ma vie, mon œuvre, mon cul !tome 9, Siné-mensuel hors-série, septembre 2015
[16]Action, n°1, 7 mai 1968, et suivant
[17]Siné, Ma vie, mon œuvre, mon cul !tome 9, p. 70
[18]Ibid.
[19]L’enragé, collection complète des 12 numéros introuvables de 1968, Jean-Jacques Pauvert et compagnie, 1988
[20] Wolinski, Je montre tout !, Charlie-hebdo hors-série n°14, juillet 2001
[21]Hara-kiri, n°7, avril 1961 et suivant
[22]Wolinski, Je montre tout !, op. cit., p. 26
[23] Wolinski, « Mai 77, rien ne sera plus comme avant. », dans Charlie-hebdo, n°339, jeudi 12 mai 1977, p. 3
[24] Professeur Choron, Vous me croirez si vous voulez, Flammarion, 1993, p. 155
[25]Action,op. cit.
[26]Wolinski, « Mai 77, rien ne sera plus comme avant. », op. cit.
[27]Ibid.
[28] Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire, une histoire de Charlie-hebdo (1969-1982), op. cit.
[29] Roland Leroy, « Décollage ? Doubler, un jour les ventes du journal », dans L’humanité, n°10103, vendredi 18 février 1977, p. 1
[30] Wolinski, Pitié pour Wolinski, Drugstore-Glénat, 2010, p. 29
[31] René Andrieu, Wolinski dans « l’Huma », Editions de l’Humanité, 1977, préface p. 3
[32]Ibid.
[33] André Wurmser, Dessins dans l’air, Wolinski 1978-1979, Editions de l’Humanité, 1979, préface p. 3
[34] Wolinski, « Pourquoi je travaille à l’Humanité », dans Charlie-hebdo, n°355, jeudi 1er septembre 1977, p. 3
[35]Cabu, Charlie-hebdo, n°455, jeudi 2 août 1979, dessin de couverture
[36]Charlie-hebdo, n°356, jeudi 8 septembre 1977
[37]Ibid.
[38]Cabu, « Il n’y a pas d’incompatibilité », dans Charlie-hebdo, n°357, jeudi 15 septembre 1977, p. 11
[39] Sylvie Caster, « La fête à Wolin », dans Charlie-hebdo, n°357, jeudi 15 septembre 1977, p. 13
[40] Wolinski, Pitié pour Wolinski, op. cit., p.32
[41]Wolinski, « Pourquoi je travaille à l’Humanité », op. cit.
[42] François Mitterrand est alors président de la république.
[43] Interview de José Fort, « L’Humanité chevillé au corps ! », dans dBD, hors-série n°14, mars 2015, p. 48
[44] Luc Le Vaillant, « Comme chien et Charb », dans Libération, n°10463, jeudi 8 janvier 2015, p. 12
[45]Marika Bret, échange par mail, 16 septembre 2016
[46]Charb, entretien avec Numa Sadoul, dans Dessinateurs de presse, Glénat, 2014, p. 36
[47]Cyril Bosc, http://www.caricaturesetcaricature.com/2015/07/avant-d-etre-charlie-j-etais-grosse-memoires-de-lecteur-de-la-grosse-bertha-1991-1992.html, 2015
[48]Ibid.
[49]Charb, entretien avec Numa Sadoul, op. cit., p. 45
[50]Ibid., p. 50
[51]Marika Bret, op. cit.
[52] Coco, échange via twitter, 4 septembre 2016
[53]Marika Bret, op. cit.
[54]Ibid.
[55]Ibid.
[56]Charb, « L’abécédaire de Charb… », 1er juillet 2011, repris dans l’Humanité, n°21583, jeudi 8 janvier 2015
[57]http://www.humanite.fr/dans-lhumanite-chaque-jeudi-cactus-la-bonne-formule-pour-changer, 22 novembre 2011
[58]Ibid.
[59] Patrick Appel-Muller, « Ils sont des nôtres », dans l’Humanité, n°21583, jeudi 8 janvier 2015, p. 3
[60]Cavanna, Bête et méchant, op. cit., p. 45
[61]Ibid., p. 203
[62]Marika Bret, op. cit.
[63] Interview de Charlie Bouhana, « Charlie, c’est lui ! », et interview de José Fort, dans dBD, op. cit.
[64]Marika Bret, op. cit.
[65]Wolinski, « Pourquoi je travaille à l’Humanité », op. cit.
[66]Patrick Appel-Muller, « Ils sont des nôtres »,op. cit.
[67]Allusion au Printemps arabe de 2010-2012
[68]Charb, « L’abécédaire de Charb… », op. cit.
[69]Wolinski, « Pourquoi je travaille à l’Humanité », op. cit.
[70]Patrick Appel-Muller, « Ils sont des nôtres », op. cit.
[71]Choron cité par Wolinski,« Pourquoi je travaille à l’Humanité », op. cit.
[72]Charb, entretien avec Numa Sadoul, op. cit., p. 51-52
[73]Charb, Interview video, http://www.humanite.fr/dans-lhumanite-chaque-jeudi-cactus-la-bonne-formule-pour-changer
[74]Tim, L’Autocaricature, Stock, 1974.
[75]Table ronde animée par Guillaume Doizy lors du 33e Salon de dessin de presse et d’humour de Saint-Just-Le-Martel, 1er octobre 2016.