La republication sur ce blog de l’article du Matin.ch à propos des difficultés rencontrées par les dessinateurs de presse actuellement a suscité deux commentaires très différents mais révélateurs. Gérard Coron tend à « justifier » l’idée développée par l’article selon laquelle c’était mieux avant, c'est-à-dire que la jeune génération manque franchement de talent. « Je ne voudrais pas passer pour un vieux râleur explique-t-il, [mais du point de vue] du style c'était mieux avant. Force est de constater, pour moi c'est certain, que la génération Siné, Cabu, Wolinski et autres n'a été remplacé. Je lis Charlie, je lis Siné Mensuel, le Canard Enchainé et peu de dessinateurs m'enchantent. J'ai le sentiment que tout a été dit. On se répète la preuve on ne cesse de rééditer tous les disparus, et c'est une très bonne idée ». Point de vue qui semble en partie partagé, vu la baisse des ventes de Charlie avant 2015 et dans les années qui ont suivi, sans oublier les ventes relativement modestes de Siné Mensuel. Martial Cavatz défend un point de vue différent : « Il me semble, écrit-il, qu'il y a de très bons dessinateurs en activité (Lefred Thouron et Willem) et qu'un nouvelle génération est en train d'émerger avec des gens comme Soulcié, Diego Aranega, Dutreix ou encore Bouzard. »
Tout est relatif bien sûr, et pour chaque génération on peut opérer des hiérarchies. Actuellement en effet, certains « jeunes » sortent du lot et assoient déjà de véritables carrières. Néanmoins, peut-on les comparer aux « géants » que sont Siné, Cabu, Wolinski ?
L’idée même de comparaison n’est sans doute pas très opérante, car chaque génération émerge dans des conditions « historiques » très différentes. Pour certains, depuis Daumier et Philipon, le dessin satirique ne fait que décliner…
Il faut plutôt retenir l’idée que chaque période donne une place spécifique au dessin de presse et favorise ou non l’émergence de talents… plus ou moins talentueux. Plus ou moins « géniaux », et donc amenés à durer, à trouver une postérité dans la grande histoire du genre. Mais ça ne suffit pas. Il faut aussi considérer la spécificité du regard sur le passé et le présent des lecteurs et des commentateurs de la période actuelle, qui n’est pas celui des génération de lecteurs et des observateurs précédents. Ne pas oublier par exemple que Daumier, dans la décennie qui précède sa mort, est totalement oublié au profit d’autres dessinateurs comme Cham, ou même André Gill. C’est l’accession des républicains modérés à la tête de l’État qui permet cette réhabilitation de Daumier, dont le travail de polémiste et d’imagier est alors gommé au profit de « l’artiste » qu’il n’a jamais été de son vivant.
Le dessin de presse émerge et s'impose comme genre reconnu entre 1830 et 1835, du fait d'une double dynamique : d'un côté le mouvement républicain libéral qui lui donne du crédit, et de l’autre les nombreux coups que lui porte le pouvoir de Louis-Philippe. En résulte un phénomène de diabolisation/héroisation du dessinateur de presse. D’autres périodes sont favorables aux dessinateurs polémistes. La fin de l’Empire libéral, les « affaires » (Boulanger, Panama, Dreyfus), puis un mouvement social dynamique à la Belle Époque. Avec un jeu de balancier politique. Entre 1830 et 1835, les dessinateurs « de gauche » ont le vent en poupe. Pendant l’Affaire Dreyfus, c’est plutôt la droite qui donne le ton. A la Belle époque, les dessinateurs du centre droit vendent beaucoup et on ne les regarde plus beaucoup aujourd'hui au profit des radicaux anticléricaux, syndicalistes et révolutionnaires qui font l'objet d'une réévaluation depuis les années 1970. La Grande guerre favorise les dessinateur bellicistes, tandis que l’entre deux guerres voit se confronter quelques « grands » à gauche et à droite, mais surtout à droite avec Sennep et Ralph Soupault. Dans les années 1960, c’est de nouveau la gauche qui s’impose avec l’esprit « bête et méchant ». Mais l’élan s’est peu à peu essoufflé.
Aujourd’hui, comme l’auteur de ce blog l’affirme périodiquement au risque de heurter, l’histoire du dessin de presse est plutôt « derrière nous ». Dès 1881 avec la grande loi sur la liberté de la presse, le dessin satirique connaît une longue période de normalisation. En « une » des grands quotidiens tirés à des millions d’exemplaires à partir de la Belle Époque, et donc édités par de très grandes sociétés capitalistes, le dessin de presse n’a plus vocation à heurter ou à contester, il se fait plus léger et souvent plus distant des polémiques. Certes, la presse reste politisée dans l’entre deux guerres mais finalement, de moins en moins tout au long du siècle. Enfin, depuis la Seconde Guerre mondiale, le dessin de presse décline globalement au profit d’autres types d’images et d’une autre manière de consommer l’actualité et la politique. L’esprit frondeur, les polémiques, ont laissé place à la recherche d’une forme de compromis. La théorisation intéressante de Plantu du dessin de presse comme vecteur de paix et de ponts entre les peuples (Cartooning for Peace) en est un bon exemple, tandis que les communautarismes affirment toujours plus leurs réticences face à un langage porté à l’exagération et polysémique par excellence.
Gageons qu’à l’avenir d’autres périodes s’ouvriront, plus favorables aux dessinateurs de presse !
Guillaume Doizy

Tag(s) : #Point de vue, #Dessinateurs Caricaturistes
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