Ouvrage d'Eric Janicot, Editions You Feng, 230 p., 18 euros.

Par cet opus, Eric Janicot poursuit son exploration des chinoiseries de la satire visuelle française, avec deux titans du dessin de presse du 19e siècle, Daumier et Cham. Après une première introduction érudite et richement illustrée sur les deux dessinateurs, qui donne la part belle au regard que portaient Baudelaire sur le premier et Émile Bayard sur le second, l’auteur analyse les planches et vignettes issues de diverses séries, dessinées par nos deux caricaturistes, sur la Chine.

Eric Janicot remarque que, très tôt en 1835, la thématique chinoise fait son apparition dans un bandeau du Charivari, avec la présence d’un Bouddha bedonnant. L'année précédente, La Caricature publiait sous le titre, "Un magot de la Chine tiré du Cabinet de Ch. Philipon", une grande lithographie représentant un même Bouddha ventru et souriant. Sa tête, piriforme, renvoie inévitablement à la fameuse piriformisation de Louis-Philippe, alors fort en vogue. Le sujet prend une tout autre place dans les productions de Philippon et de ses successeurs à partir des années 1850. Il faut dire que les expéditions impérialistes en Asie se multiplient alors.

La censure, qui étouffe le dessin de presse politique depuis le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte fin 1851, pousse le dessin de presse à se réfugier, soit dans la caricature de mœurs, soit dans l’actualité internationale. Critiquer les adversaires ou concurrents de la France pose moins de difficulté à l’administration.

Les charges évoquant les tensions entre la France, L’Angleterre ou la Russie se multiplient alors, celles concernant la Chine n’échappant pas à cette tendance. 

La caricature a ses règles. Il ne s’agit pas bien sûr de reportages dessinés, Daumier, Cham et Darjou, dont les œuvres sont également reproduites dans ce livre, n’ayant jamais voyagé aux antipodes pour réaliser leurs charges, contrairement à certains illustrateurs qui pouvaient se rendre « sur le terrain ». La caricature vise à amuser, elle véhicule nombre de stéréotypes, comme les détaille Eric Janicot dans son étude, révélant combien le point de vue demeure franco-centré, teinté de racisme et donc bien sûr à charge contre les adversaires de la France.

On a bien là une des spécificités de ce dessin de presse considéré par beaucoup comme un « vecteur de démocratie ». Contrairement à cette idée reçue, la caricature est avant tout nationaliste, et volontiers xénophobe. Elle valorise le « nous » face à des adversaires bien plus durement ridiculisés lorsqu’ils sont étrangers.

Ces séries sur la Chine n’échappent pas à la règle et affligent le lecteur qui ne se contente pas de regarder ces images comme des témoins inoffensifs du passé. Le procédé visuel le plus saillant de ces charges explore le principe de l’enlaidissement des corps et des faciès, au-delà des accessoires vestimentaires qui se veulent « typiques ». La caricature s’inscrit dans un ensemble de conception anthropologiques, pousse les stéréotypisation corporelles pour mieux identifier ses personnages. Elle s’appuie sur un des conceptions en vogue à l’époque, qui n’ont pas vraiment disparues de nos jours. Il s’agit de déterminer l’identité des individus par leur couleur de peau et certains déterminants anthropologiques, éléments agencés dans un ensemble hiérarchisé, simplificateur, et qui se fonde sur une certaine conception du beau et du laid.

Plus le mépris de l’autre est grand, plus il souffrira de cet enlaidissement déshumanisant. On trouve là les bases de l’antisémitisme visuel. Depuis ses origines, au-delà des idées qu’elle véhicule, la caricature véhicule un langage graphique on ne peut plus conservateur, sexiste, xénophobe, homophobe, nationaliste. Bref, même contestataire politiquement, l’image satirique se fait le porte-voix de la morale des dominants. En France, il s’agit bien du patriarcat blanc, nourrit d’impérialisme. Ainsi, si les Anglais ou les Russes peuvent être à l’occasion « caricaturés », les chinois font l’objet d’une dégradation corporelle systématique par ce biais de l’enlaidissement, de la pathologisation des corps qui confine à la déshumanisation, et vise à susciter le dégoût plus que l’amusement.

Une étude anthropologique des ressorts de la caricature reste à faire.

Mais au-delà de ces réflexions que peuvent susciter les très nombreux.ses lithographies et les bois gravés (qui mériteraient d’être plus contrastés et plus clairs) reproduit.e.s dans ce livre, on trouve à la fin de l’ouvrage une nourriture supplémentaire et tout à fait stimulante : une chronologie de l’expédition de Chine, et en annexe, divers documents officiels de l’époque dont le Traité de Tianjin de 1858, une perle d’impérialisme français qui prône l’amitié entre la France et la Chine, tout en listant l’ensemble des droits (politiques, commerciaux, militaires...) du colon, au détriment du colonisé… A noter que, dans ce traité, il est clairement stipulé que tout délit ou crime commis par un Français en Chine sera jugé… en France. Pratique !

Ce traité, ces écrits qui suintent la supériorité impérialiste française, expliquent finalement très clairement la rhétorique profondément raciste des charges de Cham, Daumier et Darjou.

Guillaume Doizy

Tag(s) : #Analyses sur la caricature
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