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Fliegende Blätter n°1308.


Par Jean-Claude GARDES 

Article paru dans Ridiculosa n°4, 1997.

La France, on le sait, a joué - bien souvent à son insu - un rôle primordial dans la formation de l'identité allemande. Miroir privilégié de ses voisins orientaux, elle a souvent permis à ces derniers de se poser en s'opposant, de refléter dans des hétéro-images négatives des auto-images positives.
Parmi les quelques grands hommes politiques français du dix-neuvième et du vingtième siècles dont les caricaturistes allemands tracèrent un portrait peu flatteur dans le miroir déformant de leur art, Napoléon III tient incontestablement une place de choix. Pendant plus de vingt ans, du coup d'Etat du 2 décembre 1852 à l'exil des dernières années, Napoléon III, ER (Lui), est omniprésent dans les dessins des artistes allemands. Durant cette période, la guerre de 1870 et ses conséquences présentent un intérêt tout particulier dans la mesure où la déchéance brutale du tyran français, dont tous les faits et gestes sont notés, accélère le processus identitaire allemand et donne lieu à des interprétations graphiques spécifiques, différentes à maints égards des messages railleurs des vignettes françaises. (1)
Pour bien saisir cette spécificité, il est bon de remémorer dans un premier temps la teneur des principales critiques formulées contre LUI à la fin des années soixante.


Le tyran souffreteux - L'image de Napoléon III avant le début du conflit franco-allemand

Dans les années soixante et soixante-dix du siècle dernier, la caricature allemande, qui avait quelque peu perdu de sa vigueur initiale durant les deux décennies précédentes en raison du retour de l'arbitraire réactionnaire, reprend des couleurs. C'est essentiellement dans les revues humoristiques et satiriques qu'elle trouve sa place, dans les revues berlinoises Kladderadatsch et Die Berliner Wespen, munichoises Die Fliegenden Blätter et Der Münchener Punsch et francfortoise Die Frankfurter Latern.

Si les organes munichois ne prêtent guère attention à l'empereur français dans les mois qui précèdent l'ouverture des hostilités avec la France,- le Münchener Punsch étant quant à lui essentiellement préoccupé par son aversion de l'impérialisme prussien depuis les événements de 1866, le journal francfortois et plus encore ses homologues berlinois s'attachent à donner de Napoléon une image peu flatteuse.
Dans la Frankfurter Latern, F. Stoltze et ses dessinateurs critiquent vivement depuis 1860 Napoléon III, non pas tant pour le système autocratique qu'il a imposé aux Français que pour son ingérence dans les affaires des pays voisins: Dans leur "véritable campagne de dénigrement contre le souverain français", ils soulignent en premier lieu "les aspects de son caractère et de sa politique qui sont propres à inquiéter les Allemands". (2) Si Napoléon III apparaît sous les traits de Méphisto, c'est pour mettre en lumière le danger qu'il représente pour l'Allemagne. (3)

Il en va différemment dans Kladderadatsch et Die Berliner Wespen, les deux journaux satiriques les plus lus de l'époque. Certes, ils mettent aussi essentiellement l'accent sur les prétentions territoriales de Napoléon III et ses idées saugrenues de compensations en contrepartie de sa neutralité dans le conflit entre la Prusse et l'Autriche et se plaisent déjà à lui rappeler le destin de son oncle, mais ils aiment également ancrer dans les esprits l'image du tyran. Dans ce contexte, les dessinateurs berlinois établissent dès 1862 un parallèle entre le despote français et Bismarck. Au fil des années, se ralliant progressivement aux objectifs unitaires de ce dernier, ils atténuent quelque peu leur critique à l'égard du Premier ministre prussien ; ils se réjouissent alors qu'en matière de politique extérieure, l'élève (Bismarck) ait dépassé le maître, tout en déplorant les risques que la rivalité exacerbée entre les deux hommes fasse courir aux peuples des deux pays. Tyran belliqueux, Napoléon III est aussi dans le graphisme de ces revues un homme souffreteux, faible. (4) A cette époque, les dessinateurs exploitent déjà cette veine - précisons que Napoléon III était déjà réellement malade avant le début des hostilités -, sans doute pour se libérer de leurs craintes.

De juillet à septembre 1870: Le ridicule du dictateur incompétent et de son messianisme civilisateur


Dès la déclaration de guerre en juillet, tous les dessinateurs, quelle que soit leur origine, font table rase de leurs (éventuels) griefs à l'encontre de Bismarck et prennent fait et cause pour la Prusse. Pour eux, la responsabilité de la France dans le déclenchement de la guerre est manifeste. De ce fait, leur représentation de la France et de son souverain présente en dépit de différences notables une assez grande unité.
Leur stratégie va logiquement consister à présenter l'empereur français, d'une part comme un dictateur qui entraîne son peuple dans un conflit absurde, d'autre part comme un belliciste prétentieux, ridicule et incompétent.
 

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Dictature et docilité - Le tyran et son troupeau

Lorsqu'on fait l'inventaire des charges contre le bellicisme français durant les premières semaines de la guerre, on se rend compte qu'elles ont principalement pour cible l'empereur français. En fait, il ne s'agit pas uniquement d'un procédé de simplification ou de réduction satirique : les artistes des différentes revues s'en prennent bien en premier lieu au tyran et non au peuple français.

L'un des meilleurs exemples graphiques nous est fourni par la revue bavaroise Die Fliegenden Blätter. Dans un dessin de piètre qualité intitulé Verhext (Ensorcelés) paru dans le numéro 1315, Napoléon III, géant armé d'un knout, pousse sa troupe/son troupeau (soldats aux têtes d'animaux) au combat. La référence mythologique est explicitée dans les quelques vers rimés qui font office de légende: L'empereur est l'époux de "la Circé de la Seine", le breuvage magique qui a enivré les soldats est celui de la gloire. Bien évidemment, le dessinateur ne retient de ce mythe que son début, aucun Ulysse ne vient ici neutraliser les philtres de Circé.
Comme bien souvent dans la caricature allemande de l'époque, les références mythologiques, bibliques ou historiques ne manquent pas : pour insister sur l'idée de parjure, courante depuis le coup d'Etat de 1851, les artistes rappellent le destin de Tantale, pour prédire au tyran sa fin prochaine, ils le comparent à Balthazar, pour mettre en relief sa folie démoniaque, ils le transforment en Néron, en Méphisto.... On ne peut compter dans le texte satirique qui accompagne fréquemment ces dessins le nombre de fois où sont employés les termes de "tyran", "despote", "criminel" (Verbrecher et plus souvent encore Frevler) ou de "traître" pour caractériser le souverain français. Pour W. Scholz, le meilleur dessinateur du Kladderadatsch, Napoléon III, cocher assis sur son propre cercueil, ne peut contrôler les ruades des chevaux décharnés (faim et misère) ; il est suivi des troupes françaises : le tyran sera certes son propre fossoyeur, mais aussi celui du peuple qu'il gouverne. (5)

Si les artistes allemands font essentiellement campagne contre Napoléon III, lui reprochant sa dictature et son influence perverse sur le peuple français qu'il ensorcelle et mène à l'abattoir (6), les Français, dociles et fiers, ne sont toutefois guère défendus. Rares sont les propos faisant état d'une amitié ou d'une réconciliation possible entre les deux peuples (7). A aucun moment durant les premières semaines, il n'est fait allusion à une rébellion éventuelle du peuple, trop perverti par le despote. Rédacteurs et dessinateurs ne semblent pas loin de se ranger à l'opinion de Bismarck pour lequel, on les sait, les Français étaient une nation de zéros, une collection de troupeaux, n'avaient pas d'individualité et formaient « une masse, quelque chose comme trente millions de Cafres qui obéiraient à des ordres venus d'en haut » (8). Dans la légende du dessin Verhext, les Français sont qualifiés expressément de « troupeau », ce sont des êtres sans volonté (willenlos), émasculés, castrés (entmannt)... (9)

Jean-Claude Gardes

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Bibliographie de Jean-Claude Gardes



Notes
(1) Cf. L'article de Bertrand Tillier dans ce volume.
(2) Alexandre, Philippe, "Die Frankfurter Latern" - Une publication satirique de Friedrich Sroltze (18601893), Thèse de Troisième Cycle, Metz 1980, Vol. 1, p. 81.
(3) Ibid., p. 82.
(4) Sur ce sujet, cf. Koch, Ursula E., Der Teufel in Berlin - Von der Märzrevolution bis zur Bismarcks Entlassung – Illustrierte politische Witzblätter einer Metropole 1848-1890, c.w. Leske Verlag, Köln 1991, pp. 478-79.
(5) Dessin paru page 140 dans le numéro 135 du 31 juillet 1870.
(6) Cf. La première page du numéro 85 (22 juillet 1870) des Berliner Wespen, le premier numéro consacré à la guerre. Dans le poème Dank dem Kaiser Napoleon ! (Merci à l'Empereur Napoléon !), qui accompagne le dessin Louis Belsazer, cette idée est clairement émise (Weh, Frankreich's Volk! In höchst verruchten Krieg/Hin auf die Schalchtbank reisst Dich Dein Tyrann!)
(7) Cf Notamment le début du poème qui explicite le dessin An Napoleon - L'empire, c'est la paix et dans lequel l'auteur laisse entendre que les peuples allemand et français coexisteraient pacifiquement si la France n'était pas dirigée par un dictateur hypocrite.
(8) Propos cités d'après Nurdin, Jean, "Images de la France en Allemagne 1870-1970", in Revue de Psychologie des peuples, 1971, 26e année, n° 4, p. 391.
(9) Ce thème deviendra vite récurrent, cf. Infra.

 

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