L'incompétence du tyran prétentieux
Si les caricaturistes rivalisent d'ingéniosité pour faire ressortir à l'aide de comparaisons diverses le caractère despotique de Napoléon III, il
est une référence historique qui demeure constante dans leur oeuvre: La référence à Napoléon Ier, le dictateur belliqueux désireux d'étendre son hégémonie au monde entier. Ce rapprochement ne
peut surprendre étant donné la parenté des deux empereurs. Le spectre, le bicorne de l'oncle viennent fréquemment rappeler les ravages et les dévastations de ses campagnes. Napoléon III est
souvent coiffé du bicorne, lui dont les dessinateurs aimaient souligner la naissante avant la guerre. Parfois, comme dans le premier dessin publié sur la guerre dans les Fliegende
Blätter, An Napoleon - L'empire, c'est la paix (cf. doc. 1), le lecteur non averti pourrait reconnaître Napoléon Ier malgré la barbichette. Cette identification est incontestablement
recherchée.
Si les différents artistes prennent plaisir à évoquer Napoléon Ier, c'est qu'ils en retiennent la déchéance. Dès le mois de juillet, ils prédisent à son successeur une fin analogue : pour les
Berliner Wespen, Napoléon III veut son Saint-Hélène, et jaloux des succès (!!) de 1866, réclame de plus son Sadowaterloo (10). Nombreuses sont par la suite les allusions à "la bataille
des Nations" (Völkerschlacht), qui symbolise plus que toute autre aux yeux des Allemands la fin de l'hégémonie napoléonienne.
L'image de Napoléon Ier, bien que fort négative à cette époque, demeure néanmoins presque toujours ambivalente: Ses velléités
hégémoniques sont dénoncées avec force, de même ses campagnes dévastatrices, son exil à Saint-Hélène est souvent mentionné, jamais en revanche il n'est question de son éventuelle incompétence
militaire. Napoléon Ier a toujours exercé une grande fascination sur les dessinateurs allemands en raison de ses talents de chef d'armée.
Aucune fascination en revanche à l'égard de son neveu et l'évocation de Napoléon Ier a parfois aussi pour objectif de faire ressortir le peu de crédit qui est accordé au souverain français. Ainsi
Wilhelm Busch, qui réalisera un peu plus tard pour les Fliegende Blätter une bande dessinée tristement célèbre Monsieur Jacques à Paris während der Belagerung im Jahre 1870 (Monsieur
Jacques à Paris pendant le siège de 1870), dans laquelle il ironise sur la situation précaire des Parisiens affamés avec une cruauté étonnante, s'amuse-t-il dans son dessin Wie man Napoliums
macht pour la Deutsche Latern (11) à présenter au lecteur sa méthode pour dessiner les deux empereurs français : la réduction satirique est volontairement bien plus haineuse à l'égard du
neveu ; selon un procédé inverse de celui utilisé par Philippon lorsqu'il transforme progressivement le visage de Louis-Philippe en poire, W. Busch propose de façonner le visage de Napoléon III à
l'aide d'une citrouille, d'un concombre et de radis (cf. doc. 2). Bien des dessinateurs ont exploité par la suite cette idée en la modifiant quelque peu (cf. doc. 3).
Pour souligner l'incompétence du despote prétentieux, les dessinateurs préfèrent néanmoins à cet artifice de réduction "végétale" un procédé quelque peu différent: Ils aiment illustrer quelques-uns des propos tenus par ce dernier ou certains de ces prédécesseurs et qui ont fortement marqué les esprits, tout particulièrement « L'empire, c'est la paix » (cf. Ill. 1, déclaration du Prince Louis Napoléon le 9 octobre 1852) et plus encore « La France marche à la tête de la civilisation » (Proclamation de Louis XVIII du 25 octobre 1820): Napoléon III n'est qu'un vagabond déguenillé qui part civiliser le peuple allemand (12). Dans l'un des dessins les plus célèbres du Kladderadatsch (cf. doc. 4) intitulé Die ganze Bande, Wilttelm Scholz ridiculise méchamment les "troupes" qui accompagnent le souverain, bedonnant et coiffé du bicorne, dans sa campagne "civilisatrice" contre l'Allemagne : a la tête des troupes, on reconnaît Lulu, le fils de l'empereur. qui a enfourché un cheval de bois, au premier rang Napoléon III qui fume béatement un cigare est entouré de son épouse Eugénie et de quelques cocottes, derrière apparaissent quelques représentants de la famille impériale, de la presse et des turcos… (13) Il s'agit pour W. Scholz comme pour bon nombre de ses collègues d'infantiliser l'empereur, de le débiliser à l'extrême ; et dans ce contexte, la présence de turcos ne saurait surprendre : en 1870-71, la composition de l'armée française fait l'objet dans toutes les revues d'innombrables sarcasmes, zouaves et turcos - auxquels l'armée française avait largement recours - symbolisent sans cesse la prétendue « civilisation », la prétendue supériorité militaire des Français (14). A la lecture de bien des documents de cette époque, on prend conscience des interférences multiples entre auto- et hétéro-images ; ici, l'auto-image des Français (supériorité culturelle et morale) et leurs hétéro-images concernant l'Allemagne (barbares incultes) jouent de toute évidence un rôle capital dans l'élaboration des auto-images allemandes et de leur image des Français. Les cordes sensibles de tout un peuple sont touchées à vif.
L'omniprésence du tyran déchu dans la caricature
Napoléon déchu, les dessinateurs perdent leur « collaborateur » préféré. John Grand-Carteret note à propos du Kladderadatsch
« Quand il fallut s'attaquer à d'autres personnages, il ne put trouver ni le sel, ni la ressemblance qui avaient donné à la précédente création un si grand attrait. En vain essaya-t-il, en se servant de documents parisiens, d'attraper le type de Jules Favre, il n'y parvint qu'à demi : pour ce qui est de Thiers ou de Gambetta, il n'arrivera jamais à en faire une charge quelque peu bonne ». (15)
Ce jugement - trop sévère dans sa seconde partie - vaut pour la plupart des journaux satiriques ou humoristiques qui, même après Sedan, continuèrent
de porter leurs regards sur Napoléon III : durant les trois premiers mois de l'année 1871, ce dernier apparaît aussi souvent dans la caricature du Kladderadatsch que les principaux
symboles ou personnages allégoriques réunis (soldat, Marianne, coq) ; durant cette même période, les principaux hommes influents sont croqués tout au plus une ou deux fois.
Malgré sa défaite, sa représentation ne se modifie pas radicalement, c'est davantage l'instrumentalisation de cette représentation qui évolue.
Avant Sedan, malgré la rapidité avec laquelle la supériorité militaire prussienne s'était manifestée, le cliché du tyran incompétent
et belliqueux remplissait à bien des reprises incontestablement une double fonction d'exutoire (on redoutait encore l'armée française) et de ciment social (le regroupement des forces allemandes
contre l'envahisseur tyrannique s'avérait nécessaire). Après l'abdication du souverain, la première fonction s'estompe totalement, les dessinateurs vont maintenant se moquer sans retenue du
prisonnier à Wilhelmshöhe, leur joie maligne s'acharne sur le despote déchu, qui demeure le responsable de tous les déboires de la France (cf. doc. 3).
Plus fréquemment qu'auparavant les caricaturistes recourent à des procédés zoomorphiques : un dessin des Fliegende Blätter
intitulé Ist kein Barnum da... propose de rechercher un cirque tel celui de Barnum afin de présenter le nouveau monstre sanguinaire, mais dompté (16). Dans telle autre caricature des Berliner
Wespen, Napoléon III est transformé en vautour, en corbeau, en énorme éléphant pitoyablement retenu en cage au Jardin des Plantes. (17)
Nombreuses sont par ailleurs les trouvailles recourant à des procédés de réduction, de transformation : ainsi l'empereur est-il métamorphosé par Gustav Heil en bouteille de champagne dans les
Berliner Wespen ; la bouteille de Grand Vin Impérial, dont le bouchon est constitué du visage soucieux de Napoléon III est placée dans un bac à glaces ; dans la légende Kaltgestellt !, G. Heil
joue sur la polysémie du terme (kaltstellen = mettre au frais ou limoger) pour souligner que les troupes allemandes ont réussi à écarter définitivement le tyran (18). Dans un dessin beaucoup plus
riche sur le plan iconographique paru dans le Kladderadatsch, W. Scholz fait état des soucis de Bismarck qui ne sait plus avec qui il doit conclure la paix en raison des conflits
internes de la France : Bismarck, assis confortablement dans un fauteuil observe deux cerfs-volants (Orléans et Bourbons), une cloche à fromages (renfermant Paris) et un casque allemand intitulé
Wilhelmshöhe, sur la pointe duquel est assis Napoléon III, sorte de petit pantin ridicule ! ! ! Incontestablement, les rapports franco-allemands se sexualisent dans la caricature allemande, on
entre dans une ère d'agressivité sexuelle exaspérée (19). La France, désemparée face au symbole hautement phallique qu'est le casque à pointe, sera maintenant pour eux à la recherche de sa
virilité perdue.
Ce thème est fréquemment abordé durant le premier semestre 1871 lorsque sont évoquées les nombreuses péripéties de la politique intérieure. La jeune République est incapable de faire face aux vautours qui la guettent (Bourbons, Orléanistes et Bonapartistes), elle assiste résignée avec Thiers aux bagarres que se livrent ses nombreux enfants : les dessinateurs conseillent à la jeune femme qui vit seule de prendre un mari. La France efféminée ne peut en effet se passer de la virilité que seul un despote averti peut lui apporter. Dans ce contexte, Napoléon III, qui symbolise encore très souvent le parti bonapartiste, se lisse les moustaches de plaisir : Hahaha! Für Gesellschaften, welche in Gefahr sind, empfiehlt sich ein geübter Retter. Famos (Ah ! Ah ! Pour les sociétés qui sont en danger, il est recommandé de faire appel à un sauveur expérimenté. Magnifique) (20) . Nombreuses sont les vignettes dans lesquelles les caricaturistes font allusion à un éventuel retour au pouvoir du despote. Se remémorent-ils les Cent jours ? Ou, hypothèse plus vraisemblable, tiennent-ils simplement à tourner en dérision et le prisonnier de Wilhelmshöhe et la République inconstante ?
Si Napoléon III et la France sont dépourvus de virilité, c'est que la toute nouvelle vitalité allemande requiert nécessairement une France décadente
pour se refléter avec éclat. Dans bien des cas, cette opposition subit un léger déplacement : le Bien (dynamisme allemand) n'apparaît dans toute sa force qu'une fois confronté au Mal (déclin
français)... Et pendant de longs mois, le souverain déchu continue de représenter le mal par excellence. Ainsi dans une gravure de W. Scholz pour le premier de l'an 1871 (instauration de l'Empire
allemand), Napoléon III est-il un petit Méphisto qui attise le feu sous le chaudron magique dans lequel est préparée la potion du déclin allemand. De la fumée s'échappe un Guillaume Ier
triomphant, drapé des habits impériaux, qui domine de toute sa splendeur le diable insignifiant. La référence (légèrement tronquée) au Faust de Goethe ne peut manquer ici pour souligner les
conséquences inattendues des agissements de Napoléon III : « Ein Teil der Kraft, die stets das Böse will, und stets das Gute schafft » (« Une partie de la force, qui toujours veut le mal et
toujours crée le bien ») (Cf. doc. 5).
Au fil des mois, la fréquence des dessins représentant Napoléon III baissera, notamment après sa libération de Wihelmshöhe, même si son exil à Chislehurst donne lieu à bien des commentaires
sardoniques. Il demeurera toutefois jusqu'à sa mort en janvier 1873 toujours ER, le symbole exécré de la dictature aveugle aux velléités hégémoniques.
Après sa mort, il restera présent dans tous les esprits, les caricaturistes se plaisant alors à représenter la France sous les traits d'un officier arrogant et incompétent dont la principale
caractéristique est cette barbichette que portait Napoléon III. Ainsi Napoléon III a-t-il connu dans le graphisme satirique une destinée semblable à celle de son oncle. Jusqu'à une période
avancée du vingtième siècle, il sera lui aussi l'une des références historiques obligées pour illustrer le bellicisme et le messianisme civilisateur français ; d'autre part, l'un de ses attributs
(la barbichette), a très rapidement été doté, comme le bicorne du premier Bonaparte, d'une valeur symbolique, qui ne s'est que très progressivement estompée.
Jean-Claude Gardes
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Série de caricatures françaises de Napoléon III
Bibliographie de Jean-Claude Gardes
Notes
(10) Cf Vom Krieg und Kriegsgeschrei, dans les Berliner Wespenn,
2/29/1870. II est question ici de Sadowa pour les besoins du jeu de mots. Les revues ne parlent sinon que de Königgrätz. (11) A la suite de l'entrée des troupes prussiennes à Francfort en 1866,
Friedrich Stoltze, peu favorable à Bismarck, aura bien des difficultés à faire vivre sa revue. Différentes publications se succéderont pendant cinq, six ans avec des titres différents. Durant la
guerre franco-allemande, il n'a publié que quelques numéros intitulés soit Der wahre Jacob, soit Frankfurter Latern , soit Deutsche Latern. Le dessin de W. Busch fut
certes publié peu après la chute de Napoléon III, il n'en demeure pas moins révélateur de l'image de ce dernier dès le départ.
(12) Cf. Entre autres le dessin An der Grenze (Fliegende Blätter), 93/1314/1870.
(13) Pour une interprétation plus précise de ce dessin, on peut se référer .1 Der Teufel in Berlin..., o. c., p. 487.
(14) On peut certainement parler de racisme. Mais à la décharge des dessinateurs, précisons que les données étaient quelque peu différentes à l'heure de l'impérialisme triomphant; même les revues
satiriques socialistes, qui s'attaquent fermement aux excès de brutalité des colons, ne remettent guère en cause le principe du colonialisme dans les années quatre-vingt. Précisons également que
les turcos avaient été présentés comme des guerriers de grande qualité qui ne feraient qu'une bouchée des barbares allemands.
(15) Grand-Carteret, John, Les mœurs et la caricature en Allemagne, en Autriche, en Suisse, Paris 1885, p. 166.
(16) p. 127/1318 1870. Barnum était un célèbre entrepreneur de spectacles aux Etats-Unis qui exhiba des curiosités humaines avant de fonder son cirque en 1871.
(17) Cf. Entres autres pages 4/8/1871 (Französische Vogel-Perspektive) et 4/9/1871 (Im Jardin des Plantes) dans les Berliner Wespen.
(18) 4/38/1870. Ursula E. Koch (in Der Teufel in Berlin..., o. c., p. 490) voit également dans ce dessin une allusion à la grande vie que menait Napoléon III à Wilhelmshöhe. Elle rappelle
également que ce château tut pendant un temps la résidence du plus jeune frère de Napoléon, Jérôme Bonaparte, qui régna sur le royaume de Westphalie, et que ce château était alors baptisé
"Napoleonshöhe".
(19) Cette notion d'agressivité sexuelle exaspérée est de René Cheval dans son article "Cent ans d'affectivité franco-allemande ou l'ère des stéréotypes", in Revue d'Allemagne, tome 4,
n° 3, juillet-septembre 1972, pp. 612-613. R. Cheval affirme que jusqu'en 1945, les relations franco-allemandes ne parviennent pas "à sortir du cercle infernal dans lequel les confine une
agressivité sexuelle exaspérée".
(20) Cf. Reelles Heiratsgesuch,. 68/17/1871, et Die Commune-Republik in Paris (Kladderadatsch), 64/16/1871.