Abel Faivre, « La Guerre du Franc », Le Journal du 23/03/1924 p. 1.
Communication d'Anne CHRISTOPHE lors du colloque intitulé
"L'histoire et la presse", organisé par le Centre Alberto Benveniste (EPHE, section des sciences religieuses) et tenu le 29 mai 2006 à l'Institut Bossuet (Paris).
Comment les dessinateurs de presse évoquent-ils le souvenir de la Grande Guerre au lendemain du conflit ? Á travers l’exemple de deux
quotidiens de l’entre-deux-guerres, Le Journal et L’Humanité, nous tenterons d’étudier le retour sur une expérience collective traumatisante. Or, évoquer la guerre passée ne va pas de soi du fait
de la mise en cause des lignes éditoriales adoptées par ces journaux au cours des hostilités. Deux aspects principaux s’imposent : la question des filiations entre l’iconographie de 1914-1918 et
les dessins de presse des années 1920 et 1930 d’une part, et celle des usages des compositions qui représentent la guerre d’autre part.
I/ L’après-guerre, un contexte de publication difficile
1/ La tradition du dessin de presse dans Le Journal et L’Humanité
Au lendemain de la première guerre mondiale, publier des dessins de presse relève d’une tradition bien établie dans chacun des deux quotidiens qui nous intéressent. Dès la Belle Époque, Le
Journal, qui est un quotidien d’information générale classable à droite, se distingue de ses confrères de la grande presse d’information quotidienne par l’abondance de ses illustrations. Lorsque
le conflit éclate, entraînant un engouement marqué envers les dessins de presse patriotes qui gagnent alors les colonnes des autres quotidiens, le périodique bénéficie donc de ses engagements
antérieurs avec les grands dessinateurs du moment, tels que Charles Léandre, Willette ou Abel Faivre. Après la guerre, il continue à présenter ses deux grands types de dessins de presse
privilégiés, les caricatures politiques et les compositions qui jouent sur le comique de mœurs.
L’Humanité hérite quant à elle de la riche tradition de dessins de gauche ou d’extrême gauche qui a fleuri à la fin du XIXe siècle. On retrouve dans ses colonnes des collaborateurs de L’Assiette
au Beurre comme Steinlen ou Grandjouan. Les compositions militantes jouent sur la fibre sociale et sont souvent teintées d’anticléricalisme. En 1919, chacune des deux publications bénéficie donc
d’une tradition antérieure à la guerre.
2/ Le legs iconographique de la première guerre mondiale
Au sortir du conflit, l’ensemble de la presse doit faire face à la dénonciation virulente du « bourrage de crâne » de 1914-1918. Les journaux sont particulièrement mis en cause par les pacifistes
de gauche, qui les accusent d’avoir occulté les horreurs du conflit et incité à la haine contre les ennemis par des informations mensongères, mais le scepticisme envers les « bobards » du temps
de guerre gagne une grande partie de l’opinion. Ainsi, les atrocités allemandes, imputées aux troupes impériales en Belgique et en France occupée, sont fortement mises en doute, malgré des
fondements véridiques (1). De fait, la propagande cocardière diffusée dans la presse de 1914-1918 et désormais rejetée a bel et bien été véhiculée par l’iconographie, et non pas seulement par les
articles de presse. Or, l’implication du Journal, qui n’a pas manqué de verser dans le chauvinisme ambiant, et de L’Humanité, qui en se ralliant à l’union sacrée a préférer sacrifier ses
convictions antimilitaristes sur l’autel du patriotisme, ne les met pas à l’abri de ces critiques. Il convient donc de revenir sur la période de la guerre pour comprendre combien l’implication
des deux journaux rend leur position délicate une fois la paix revenue.
Tous deux ont publié des caricatures, même si le contingentement du papier les a vite conduits à réduire leur pagination et donc à limiter les illustrations dévoreuses d’espace. Il va de soi que
Le Journal, qui se situe à droite sur l’échiquier politique, est allé beaucoup plus loin que le porte-parole de la SFIO dans sa participation à l’iconographie de guerre. La correspondance
professionnelle des dessinateurs en témoigne (2), avec de nombreuses mentions des commandes précises de compositions adressées par le quotidien à ses collaborateurs. Charles Léandre écrit ainsi
dans une lettre non datée rédigée en 1914-1918 (3) : « Puis-je faire allusion à la Grosse Bertha qui, disent les journaux, ressemble à une grue Kolossale ! Je ferais, pour traduire cette note,
cette comparaison, une énorme boche couchée sur un canon énorme aussi… ». L’Humanité fait preuve d’une plus grande prudence dans son soutien au gouvernement, surtout à partir de 1915
lorsque le conflit s’enlise et que la conférence de Zimmerwald affirme l’émergence d’un mouvement pacifiste d’inspiration socialiste. Cependant, son statut même de journal de gauche l’expose
davantage, dans la mesure où en choisissant le camp des patriotes favorables à la guerre, L’Humanité accepte de renier ses valeurs antimilitaristes. Loin de prôner la grève générale envisagée par
les socialistes de la Belle Époque en cas de conflit, le quotidien s’est rallié, une fois Jaurès mort, à la défense de la patrie française. Lorsque le conflit cesse et que l’heure du bilan sonne,
les publications doivent donc se justifier d’avoir cautionné une guerre particulièrement meurtrière. Ainsi, pour les deux quotidiens, revenir sur le passé de la grande Guerre implique en
filigrane un retour sur leur propre attitude au cours du conflit. Le rapport des dessinateurs à un legs iconographique désormais contesté est donc problématique.
3/ Qui sont les dessinateurs ?
Avant de nous pencher sur les productions publiées entre 1919 et 1939 par Le Journal et L’Humanité, arrêtons nous un instant sur les dessinateurs. Les deux équipes qui collaborent à chaque
périodique héritent en effet de deux expériences différentes de la guerre, à la fois sur le plan militaire et sur celui de leur engagement personnel dans une propagande de guerre désormais mise
en cause ; ces expériences différentes ne sont pas sans influer sur leur perception du conflit et donc sur leurs compositions.
En ce qui concerne leur expérience du combat, on observe que l’équipe qui gravite autour de L’Humanité est nettement plus jeune que celle du Journal, qui rétribue mieux ses collaborateurs et fait
davantage appel à des artistes reconnus, donc plus âgés. Sur les douze collaborateurs du quotidien communiste, à savoir Gassier, Dukercy, Laforge, Claude, De Champs, Blanc, Aucouturier,
Grandjouan, Kollwitz, Arangot, Dubosc et Lingner, au moins huit d’entre eux étaient en âge de servir. Il est difficile d’obtenir des informations sur leurs années au front, mais on sait que
Dukercy, Dubosc et De Champs en sont revenus profondément pacifistes et antimilitaristes, Dubosc ayant été gazé et De Champs demeurant invalide à 60% suite à ses blessures. Ces précisions peuvent
paraître anecdotiques, mais elles ont leur importance dans la mesure où De Champs fournit plus de la moitié des compositions prises en compte, et oriente donc de façon décisive le profil du
corpus.
Les dessinateurs mis à contribution par Le Journal, à savoir Abel Faivre, Sauvayre, Nam, Métivet, Hansi, Barrère, Guillaume, Pavis, Poulbot, Bognard, Sem et Roubille, ont moins de risques d’avoir
été envoyés au feu du fait de leur âge plus avancé. Leur moyenne d’âge tourne en effet autour de 40, 6 ans en 1914 (4), si bien que ceux qui ont été mobilisés ont probablement rejoint les rangs
des territoriaux, affectés à diverses corvées mais tenus normalement à l’écart des combats. Il reste difficile d’établir le parcours de chacun en 1914-1918 ; si le benjamin du groupe, George
Pavis, a servi dans l’active, ce qui lui a valu d’être mutilé, au moins trois dessinateurs, Faivre, Métivet et Sem, ont échappé à la mobilisation. Or, Abel Faivre représente de loin la
figure-phare du groupe, produisant 21 des 46 compositions étudiées.
Tous ont donc connu la guerre, mais le décalage générationnel entre les dessinateurs de L’Humanité d’une part et ceux du Journal de l’autre entraîne des expériences du conflit
différentes, les dessinateurs de L’Humanité comptant vraisemblablement plus de combattants dans leurs rangs. Cela a dû influer sur leur perception personnelle de la guerre ; toutefois,
les différences manifestes dans leurs représentations du conflit ne traduisent pas seulement leurs propres appréhensions de la guerre, mais rejoignent aussi la ligne éditoriale du journal qui les
emploie.
La plus grande participation des collaborateurs de L’Humanité au combat peut aussi expliquer pourquoi on retrouve moins leur trace dans l’iconographie cocardière du temps de guerre, même
s’ils n’en sont pas absents (citons notamment Grandjouan, qui livre seize compositions patriotiques au début du conflit, avant de se retrancher dans un silence critique, et Poulbot, le seul à
travailler simultanément pour le compte des deux quotidiens). Les dessinateurs du Journal, au contraire, s’illustrent abondamment dans les revues patriotiques comme La
Baïonnette. Barrère, Métivet, Guillaume, Sem et Poulbot s’y distinguent, tandis qu’Abel Faivre voit son succès renforcé grâce à son affiche pour le deuxième emprunt d’Etat intitulée « On les
aura ! ». Il est donc plus difficile à l’équipe du Journal, déjà en poste en 1914-1918 et directement impliquée dans la propagande, de se détacher du répertoire iconographique légué par la guerre
qu’à celle de L’Humanité, dont l’ensemble des collaborateurs change suite aux épurations successives. Le quotidien communiste se trouve enfin dans une situation particulière, dans la
mesure où il contribue lui-même à rejeter la culture de guerre.
II/ Comment les dessinateurs du Journal et de L’Humanité prennent-ils en compte un héritage de guerre contesté ? Le répertoire
iconographique et les thèmes abondamment développés au cours de la Grande Guerre ne disparaissent pas avec l’armistice. Au contraire, des éléments de continuité se maintiennent dans les pages des
quotidiens.
1/ Le Journal
Le Journal use encore de la symbolique opposant un patriotisme républicain fervent à une germanophobie prononcée, cette conception manichéenne étant le principal ressort du système
idéologique de 1914-1918, décliné à travers l’iconographie. Parmi les motifs récurrents de cet héritage, on retrouve l’Alsacienne sous la plume du dessinateur Zislin (5), qui la dépeint convoitée
par l’Allemagne voisine, dans le contexte du développement d’un mouvement autonomiste alsacien. De même, on pourrait citer les élogieux portraits de Joffre, réalisé par Barrère en 1919 (6), et de
Clemenceau en tête de ses troupes, réalisé par Sem en 1929 à l’occasion du décès du Père la Victoire (7), dans la lignée des représentations des grands hommes de la guerre qui sont monnaie
courante pendant le conflit.
Toutefois, la germanophobie reste le principal lien avec l’iconographie de 1914-1918. Elle se perçoit d’abord dans la représentation physique d’Allemands laids et ventripotents, munis de lunettes
pour pallier à une myopie toute germanique. En témoigne par exemple les dessins d’Abel Faivre (8), ou les allégories de Germania qui persistent tout au long de la période. De tels stéréotypes,
directement issus du répertoire iconographique du conflit, demeurent très répandus dans le quotidien. Autre topos de la guerre, la mise en scène de la reddition de l’ennemi allemand, réelle ou
simulée, au cri de « kamarade » est représentée par Abel Faivre lors de la crise de la Ruhr en 1924 (voir l’image d'entête de l'article).
Enfin, en pleine République de Weimar, les artistes français continuent à dépeindre l’ex-Kaiser Guillaume II comme un fauteur de
guerre à l’origine du massacre. Le dessinateur Guillaume établit en 1919 un parallélisme entre l’empereur déchu et l’assassin Landru, dont les crimes défraient alors la chronique, inspiré par les
multiples représentations d’un Guillaume II sanguinaire en vogue en 1914-1918 (9).
L’importance accordée à un empereur désormais déchu s’inscrit plus globalement dans une conception de l’Allemagne empruntée à la Grande Guerre, selon laquelle les voisins d’outre-Rhin seraient
foncièrement militaristes et impérialistes ; suivant cette logique, leurs tendances belliqueuses et expansionnistes découleraient de leur penchant pour un régime obscurantiste, opposé à un État
français démocratique, républicain et donc progressiste. C’est cette conception qui préside à la représentation d’éléments marquant la continuité entre l’ancien Reich wilhelmien et la nouvelle
République allemande ; à travers des indices comme les casques à pointe, les dessinateurs entendent signifier que l’ancienne Allemagne n’est pas morte et qu’elle constitue toujours une menace.
Alors que Guillaume II et à travers lui son pays sont tenus pour responsables des massacres de la Grande Guerre, on continue donc à faire figurer l’Allemagne comme une fauteuse de guerre
potentielle (10). Ces dessins ne doivent pas seulement leur existence à la montée des tensions internationales des années trente ; une dizaine développent ce thème, et on en trouve à des dates où
les relations franco-allemandes bénéficient d’une accalmie comme en 1930.
Même si de nombreux stéréotypes hérités du dernier conflit persistent donc, on observe un tri effectué parmi les éléments de la propagande de guerre. L’année 1919, qui voit la célébration des
fêtes de la Victoire, fournit encore des dessins très proches de ceux du temps de guerre, dont la France est à peine sortie. Les œuvres de Jacques Nam (11) en témoignent avec force, mais il
s’agit d’un chant du cygne. Le triomphalisme disparaît totalement après 1919 pour faire place à une amertume croissante face au lourd bilan de la guerre. De même, les vertus guerrières ne sont
plus à l’ordre du jour ; alors que l’iconographie de 1914-1918 mettait volontiers en scène une Marianne combattante (12),
Dessin de Ræmækers paru dans La Baïonnette du 10/02/1916
celle des années vingt et trente nous présente avant tout une France frappée par le deuil (13). L’évolution du dessinateur Francisque Poulbot, rendu célèbre par ses dessins de petits Français
patriotes (14), et collaborateur du Journal et de L’Humanité après le conflit, est à cet égard assez révélatrice. L’artiste opère un revirement, passant du chauvinisme au pacifisme,
comme le montrent ses compositions pacifistes parues dans Le Journal (15) et dans L’Humanité (16).
Dans son retour sur la guerre, Le Journal opte ainsi pour une attitude cohérente, en mettant en veilleuse son triomphalisme et son ardeur belliqueuse d’autrefois, tout en continuant à souligner
combien l’ennemi d’hier représente encore une menace, ce qui lui permet de ne pas se renier. Dans cette conception du conflit, qui reste la même qu’en 1914, la France fait figure de victime et
l’Allemagne d’agresseur ; on peut donc déplorer amèrement le coût humain d’une guerre que la patrie a dû mener pour se défendre sans mettre en cause la France. Enfin, la publication choisit de
passer sous silence les éléments les plus contestés de la propagande de guerre, tels que les atrocités allemandes ou l’avènement d’une paix définitive une fois l’ennemi terrassé.
2/ L’Humanité
L’Humanité, dirigée par les socialistes de la mouvance pacifiste dès octobre 1918, et devenue communiste à l’issue du congrès de Tours de décembre 1920, opère dès sa prise de contrôle
par les pacifistes un retournement radical, reniant ouvertement son ancien ralliement à l’union sacrée. Pour autant, les images qu’elle publie sont encore marquées par l’héritage iconographique
de la Grande Guerre. En premier lieu, le quotidien se fait l’écho des critiques sociales exprimées par le dessin de presse de 1914-1918 à l’encontre des profiteurs de guerre (17) ou des civils de
l’arrière, indifférents face aux sacrifices des poilus (18) ;
Dessin de Roussau intitulé « Jusqu’au bout » paru dans La Baïonnette du 17/02/1916.
transposé à l’après-guerre, il se fait l’expression du clivage entre les civils et les anciens combattants (19).
Ensuite, on observe la subversion de nombreux éléments de la propagande de guerre, vigoureusement rejetés du fait des convictions résolument pacifistes des nouveaux dirigeants, mais aussi afin de
faire oublier les anciennes compromissions du journal. Ce type de récupérations parodiques concerne surtout le vocabulaire de 1914-1918, dénoncé comme une phraséologie pompeuse et mensongère. On
retrouve encore le fameux cri de reddition « camarade ! », mais placé cette fois dans la bouche du fantôme d’un poilu tué au combat, qui demande grâce pour échapper au discours qu’un officiel
veut faire sur sa tombe (voir l’image ci-dessous).
Charles Blanc, « Discours », L’Humanité du 11/11/1922 p. 1
Enfin, l’expression « Debout les vivants ! », que Lucien Laforge prête au spectre d’un combattant mort, dérive du fameux « Debout les
morts » qu’aurait prononcé l’adjudant Jacques Péricard pour galvaniser ses hommes au cours d’une attaque, l’anecdote ayant été popularisée dès 1916 par l’écrivain nationaliste Maurice Barrès
(20). Attribuée ici à un poilu mort, elle devient un appel à la révolution, ce qui l’éloigne considérablement de son utilisation d’origine.
L'Humanité du 11/11/1927 p. 1
Une autre forme de détournement est présente à travers la figure du dirigeant politique fauteur de guerre et dispensateur de mort ; nous avons déjà évoqué les charges satiriques infligées à
Guillaume II par les périodiques de 1914-1918, présenté par Abel Faivre comme « l’homme qui rit dans les cimetières » (21). Un glissement s’opère dans les colonnes de L’Humanité, qui
tend à remplacer Guillaume II par Poincaré. Suite à la publication d’une prise de vue du 4 juin 1922, où on voit le président grimacer à cause du soleil dans un cimetière de Verdun, Poincaré
devient le nouveau tenant du titre. Les répercussions de cette photographie ne manquent pas de se faire sentir dans les caricatures (22).
Surtout, le détournement majeur porte sur la notion d’impérialisme ; après la dénonciation de l’impérialisme prussien fauteur de guerre au cours du conflit, il s’agit de stigmatiser les
impérialistes des différents pays belligérants à l’origine de la Grande Guerre et susceptibles d’en déclencher une nouvelle. Ces impérialistes regroupent les capitalistes, les profiteurs de
guerre et les marchands de canon, les hommes politiques non communistes, les militaires galonnés, voire le clergé, autrement dit toutes les cibles du PCF de l’époque ; si la notion d’impérialisme
existe avant 1914 chez les théoriciens du mouvement ouvrier, elle prend une coloration nouvelle suite à la guerre (23). La guerre est donc toujours perçue comme la conséquence de l’impérialisme,
même si les impérialistes ne sont plus les mêmes. Il va de soi que ce thème, récurrent jusqu’en 1934, disparaît ensuite du fait du ralliement des communistes au Front populaire et à la politique
de défense nationale, mais le déclin des illustrations dessinées au cours des années 1930 ne permet pas d’en juger ici.
Dans L’Humanité, l’essentiel des emprunts à l’iconographie cocardière de 1914-1918 se fait donc sur le mode de la subversion et vise, au-delà des motivations idéologiques qui les
inspirent, à se démarquer d’un legs iconographique déconsidéré. Le périodique choisit, non seulement de fustiger une guerre honnie à travers des caricatures virulentes, mais de construire son
propre répertoire iconographique en opposition aux stéréotypes nés du conflit.
III/ Á quels usages correspondent les images qui évoquent la guerre ?
En premier lieu, leur publication pose avec acuité la question fondamentale du retour sur la guerre; nous l’avons vu, la conception de la guerre qui sous-tend les images légitime ou non
l’attitude des périodiques en 1914-1918. Or, on remarque d’emblée que, dans Le Journal comme dans L’Humanité, les illustrations qui prennent la guerre pour cadre sont rares :
les dessinateurs préfèrent procéder par allusions, en introduisant dans la composition un élément emblématique comme la croix de bois, référence directe au deuil et à la mort de masse, et
reviennent très rarement sur le conflit lui-même. Le Journal présente ainsi deux images d’ordre symbolique, déjà mentionnées auparavant (Clemenceau en tête de ses troupes (24), et les allégories
réalisées par Jacques Nam en 1919 (25)). Le quotidien communiste, qui rappelle pourtant sans cesse le souvenir des morts de 1914-1918, se contente .d’un seul dessin signé par De Champs (26). Une
approche elliptique de la guerre prévaut donc.
De fait, comme le souligne ce dernier exemple, les représentations de la guerre s’inscrivent généralement dans le cadre d’une mise en relation avec l’actualité, ce qui explique pourquoi le
conflit n’est pas le sujet principal. Toutes les images qui traduisent la peur de voir ressurgir la guerre, du fait de l’Allemagne pour Le Journal ou des impérialistes pour L’Humanité,
relèvent par exemple de cette logique. Recourir au souvenir du conflit comme une clé d’interprétation des évènements politiques en cours reste un cas de figure très fréquent, ce qui correspond au
rôle du dessin politique dans les deux quotidiens, qui représente avant tout un dessin d’actualité. En l’occurrence, le statut du dessin de presse, en subordonnant les représentations de la
guerre passée à l’actualité du moment, permet de ne pas aborder de front la question douloureuse de la guerre. Les modes de représentation de 1914-1918 dépendent donc des usages dévolus au dessin
de presse dans chacun des deux quotidiens.
La divergence principale entre les deux périodiques tient ainsi aux rôles différents qu’ils attribuent au dessin ; alors que Le Journal joue à la fois sur le dessin d’humour, sur le dessin
politique et sur le reportage dessiné, L’Humanité publie des compositions militantes très engagées politiquement, dont la légende s’apparente souvent à un mot d’ordre (27). Ces visées
différentes expliquent pourquoi le quotidien communiste ne lésine pas sur les moyens, en montrant de multiples images de violence et de mort qui doivent frapper les esprits, alors que Le Journal
se limite à des images de deuil (hormis deux allégories de la mort (28)). Le recours de L’Humanité à un seul type de dessins l’oblige à se cantonner au registre de la révolte alors que
Le Journal peut jouer sur une plus large gamme. La différence de traitement d’un même thème, l’indifférence envers les hommages rendus aux morts du conflit, en témoigne (voir les images
ci-dessous). Alors que le dessin de Poulbot prête à sourire, celui de Dukercy doit susciter l’indignation.
« -On s’est bien amusés hier, on a été au cimetière et au cinéma », Poulbot, Le Journal du 02/11/1922 p. 1.
« On a bien rigolé !... », Dukercy, L’Humanité du 12/11/1920 p. 1.
Enfin, du fait de la vocation militante de l’image pour le porte-parole du PCF, les représentations de la Grande Guerre sont effectuées sur le même mode, quel que soit leur support. Qu’il s’agisse de dessins ou de photographies, les images de la guerre sont toujours décontextualisées pour leur conférer une portée emblématique. Ainsi, les dessins de 1914-1918 ne montrent pas tant la première guerre mondiale que la guerre en général, permettant de dénoncer d’autres conflits. A travers ces œuvres de De Champs, on voit des images de guerre transposables à n’importe quel conflit, qui unissent 1914-1918 et la guerre du Rif en une seule représentation (29). Cette approche synthétique des images de guerre, qui fonde guerre passée et guerre présente en une même image dénonciatrice, découle directement de la ligne éditoriale pacifiste et antimilitariste du quotidien.
En conclusion, Le Journal et L’Humanité parviennent à opérer un retour sur la guerre en dépit d’un contexte de
publication particulièrement difficile, en minorant les aspects les plus embarrassants de l’héritage iconographique légué par le conflit pour le premier, et en établissant une subversion
parodique pour le second. Malgré la volonté de rupture affichée par le quotidien communiste, certains éléments du système référentiel de 1914-1918 subsistent à travers la critique d’une société
ingrate envers les anciens combattants et indifférente aux souffrances des victimes de guerre. Tous deux évoquent peu le conflit en lui-même, mais préfèrent fonctionner par allusions en fonction
de l’usage qu’ils attribuent au dessin. Si le spectre de la guerre reste omniprésent, il apparaît donc surtout en filigrane, et on cherche moins dans les années 1920 et 1930 à réaliser un
véritable retour sur ce passé douloureux qu’à s’éclairer à la lumière de cette expérience pour apprécier l’actualité.
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Notes
(1) HORNE John, KRAMER Alan, German atrocities, 1914 : a history of denial, New Haven/Londres, Yale
University Press, 2001.
(2) Archives Nationales, cote : 8 AR/584-8 AR/654.
(3) Archives Nationales, cote : 8 AR/616.
(4) La moyenne d’âge ne prend pas en compte le dessinateur Sauvayre, dont l’âge en 1914 n’a pas pu être établi.
(5) Composition issue du dossier personnel de Zislin conservé aux Archives Nationales, cote : 8AR/654.
(6) Édition du 14/07/1919 p. 2.
(7) Édition du 25/11/1929 p. 1.
(8) Voir notamment la une des éditions du Journal du 07/09/1924 et du 23/03/1924.
(9) Édition du 15/07/1919 p. 2.
(10) Voir notamment la composition d’Abel Faivre parue dans Le Journal le 11/11/1923, p. 1.
(11) Voir les éditions du Journal du 14/07/1919 p. 1 et du 29/06/1919 p. 1.
(12) Voir notamment la composition de Ræmækers parue dans La Baïonnette du 10/02/1916.
(13) Voir notamment la composition d’Abel Faivre parue dans Le Journal le 11/11/1925, p. 1.
(14) Voir notamment la couverture de La Baïonnette du 28/10/1915.
(15) La composition, parue le 01/11/1935 p. 1, met en scène un petit garçon qui refuse de jouer à la guerre.
(16) Édition du 30/04/1922 p. 1.
(17) Voir notamment la composition de De Champs parue en une de l’édition du 02/08/1922.
(18) Voir par exemple le dessin de Roussau intitulé « Jusqu’au bout » paru dans La Baïonnette du 17/02/1916.
(19) Voir notamment le dessin de Dubosc intitulé « Cruels souvenirs » paru dans L’Humanité du 02/08/1931 p. 1.
(20) Édition du 11/11/1927 p. 1.
(21) Voir « L’homme qui rit ! », dans Jours de Guerre, Paris, Laffitte, 1921, vol. 2.
(22) Voir par exemple « Sur une vieille affiche » de De Champs, L’Humanité du 02/08/1925 p. 1.
(23) Voir notamment la composition de De Champs « Contre le retour de la guerre impérialiste : LA RÉVOLUTION ! », L’Humanité du 02/08/1926 p. 1.
(24) Édition du 25/11/1929 p. 1.
(25) Voir notamment les éditions du 28/06/1919 p. 1 et du 29/06/1929 p. 1.
(26) Voir « Le poids de la guerre et le poids de la paix », De Champs, L’Humanité du 11/12/1926 p. 1.
(27) Voir par exemple les compositions déjà évoquées de De Champs parue le 02/08/1926 p. 1 et de Laforge parue le 11/11/1927 p. 1.
(28) Il s’agit de deux œuvres d’Abel Faivre, parues en une des éditions du 01/11/1925 et du 01/11/1936.
(29) Édition du 02/08/1925 p. 1.