Par Manuel Montoya
Article paru dans Ridiculosa n°3, Pastiches et
parodies de tableaux de maîtres, 1996, p. 68-110, revu et augmenté pour le site "Caricatures et caricature".
A la mémoire de Juan Montoya, mortellement blessé à Madrid, le 2 mai 1808.
A la mémoire de mon père, artiste-peintre et officier d’aviation de la République Espagnole.
On dit que le sieur Murat
est accoutumé au feu;
Comment peut ne pas
l’être qui a été maître queue! (2)
Tout tableau doit davantage à d’autres tableaux qu’à l’observation directe. (Heinrich Wölfflin) (3)
De façon peut-être curieuse pour l’étude que nous allons faire de quelques caricatures parues dans la presse espagnole clandestine (ou pas) de 1946 à 1996 autour du célèbre tableau que Goya
réalisa en 1814: El tres de mayo de 1808: Los fusilamientos en la montaña del Príncipe Pío, mais afin de poser le problème de détournement de signes et de perversion du sens qui nous
occupe dans toute sa complexité, nous partirons d’une référence cinématographique qui n’est pas totalement étrangère à notre propos. Il s’agit du film que Luis Buñuel réalisa en 1974 en France:
Le Fantôme de la Liberté (4) .
Ce film commence comme un film historique (5) en ce sens qu' il met en scène et en images (le jeu de mise en abyme est posé dès le
départ), un conte du poète romantique espagnol Gustavo Adolfo Bécquer, intitulé El Beso (Le Baiser) (6) .Ce conte relate l’histoire de la profanation par des soldats français de la tombe d’une
dame espagnole dans une église tolédane, au cours de la Guerre d’Indépendance et de la vengeance du mari de celle-ci, qui est enterré à ses côtés, et qui tue le profanateur. Buñuel agrémente
cette courte séquence introductive d’une scène de fusillement de patriotes espagnols par les troupes impériales, qui tombent sous les balles françaises en criant “¡ Vivan las caenas! ” (Vive les
chaînes!). Ce cri subversif, que les Espagnols poussaient (dit-on) pour signifier qu’ils préféraient la tyrannie absolutiste de Ferdinand VII à la “pax francesa” et à une “liberté” imposée par
les baïonnettes ennemies, revendique un type de discours “incohérent”. Il signifie aussi et surtout que la liberté n’est pas une réalité qui s’impose d’elle-même, que le discours sur elle est
sujet à caution et que les mots, comme tout signe, ne signifient pas ce qu’ils sont, ou ce que l’on croit qu’ils sont.
"Trois Mai 1808" de Francisco de Goya, musée du Prado,1814.
Par la suite, apparaissent dans divers plans du film, dans divers lieux (dont le bureau du préfet de police incarné par Julien Bertheau), comme élément circulant selon une technique propre
à Buñuel et dont il a usé et abusé abondamment, des reproductions du tableau de Goya connu sous le titre de Exécutions du Monte del Príncipe Pío, Fusillements de la Moncloa, ou encore, plus
populairement, et peut-être parce que ces événements sont considérés comme fondateurs d’un certain type de conscience nationale, Le Trois Mai , même si les exécutions eurent lieu dès le soir du
deux, après le soulèvement des Madrilènes contre les troupes napoléoniennes. Une date fondatrice qui vaut en Espagne comme figuratif, impliquant à elle seule une structure narrative bien
précise.Le rapport de la date à l’histoire et à la représentation narrative est en soi un sujet et mériterait qu’on s’y intéressât de façon sans doute plus systématique et générale, à la façon de
ce qui a été réalisé par Pierre Nora (7) . Il n’est certes pas lieu ici de développer cet aspect; toutefois, c’est sur lui aussi que va jouer la réutilisation du tableau de Goya par
les caricaturistes du XXème siècle, tout comme ils joueront, peut être, sur le lieu des exécutions, la Moncloa, devenu depuis, lieu de résidence des chefs du gouvernement
espagnol.
Nous sommes ainsi, dans le film de Buñuel, confrontés à une longue suite de signes en état permanent d’inversion et de subversion. Cela vaut pour les signes verbaux (dont il joue, comme
Goya lui-même), mais aussi pour les signes ou les symboles esthétiques, religieux, vestimentaires ou autres. Ainsi, dans la scène de l’église de Tolède, l’officier français/quiste, consommant des
hosties volées dans le tabernacle et buvant le vin du culte dans un calice, “détourne” les “signes” de l’eucharistie, en profanant les sacrements, pour transformer l’église en une vulgaire
taverne (le tabernacle devenant une taverne, une gargote où l’on distribue un mauvais vin). Et l’acte du Français devient simple consommation d’une “tapa” (amuse-gueule) et d’un “chato” (verre)
de vin.
Cette scène pose plusieurs problèmes :
- celui de l’utilisation d’un événement historique dans un type de discours plastique, artistique; problème de tout type de “texte” historique (les exécutions de 1808).
- celui de l’utilisation d’un discours plastique et poétique antérieur; problème des intertextualités (le tableau de Goya de 1814 et le conte de Bécquer de 1863 dans le film).
- celui du détournement de signes et/ou de structures narratives; problème d’inversions, de parodie, de contamination de sens, de dyffraction, etc...).
Ce phénomène d’inclusion (et de détournement) d’un discours plastique (ou autre) dans des séquences filmiques ou dans d’autres discours, n’est
pas chose exceptionnelle. Il peut fonctionner comme simple élément décoratif, comme shifter, comme signe de reconnaissance marquant tel élément (intérieur bourgeois, religieux, mystique...) ou
comme objet plus signifiant, véritable élément narratif s’impliquant dans le sens de l’oeuvre (par exemple la nature morte de Baugin dans Tous les matins du monde de Quignard et Corneau ou La
belle Rafaela de Tamara de Lempicka dans Femmes au bord de la crise de nerfs de Pedro Almodóvar, etc.), ce type de “citation” iconographique pouvant jouer un rôle comparable à celui de la musique
de film.
Cette technique de “collage” dans une autre perspective subit l’influence du pop’art, et peut-être même, quoique dans une moindre mesure, de la “pittura colta”. Nous ne retiendrons bien
entendu que les exemples espagnols et hispano-américains. Le premier nom est celui d’Eduardo Arroyo (1937) dont nous aurons à reparler; puis vient l’ Equipo Crónica (8) qui surgit à Valence
à la fin de 1964, dans le cadre de “Estampa Popular de Valencia” et des propositions théoriques défendues par Tomás Llorens; en Amérique, nous pouvons citer Herman Braun Vega (Pérou, 1933) et les
peintres du mouvement Chicano (Rupert García, 1941, John Valadez, 1951, etc.). Certes, pour eux, le débat tourne essentiellement autour du problème de la figuration et du réalisme en peinture.
Mais cette appropriation des objets culturels dans leur peinture tient tant à une revendication identitaire qu’à une problématisation de cette identité au travers de ces objets “culte”,
emblématiques d’une Espagne (ou d’une Amérique) traditionnelle, conservatrice et perçue comme archaïque. La distance introduite par ces inclusions culturelles, et qui s’appuie sur des recours
bien connus des mass-media (décomposition d’images, objectualisation, décontextualisation, métamorphose, répétition, déformation...), a pour but de provoquer chez le spectateur une attitude
critique, de non-adhésion à l’objet. Il ne s’agit pas d’émouvoir, de provoquer la colère, la peine ou l’angoisse mais la réflexion critique, avec le secret mais vain espoir que cette
réflexion débouchera sur l’action critique.
LE TRES DE MAYO COMME LOCUS DE MÉMOIRE ET DE RÉVOLTE COLLECTIVES
Les exécutions de la Montagne du Prince Pío sont revendiquées dès le départ par le peuple
madrilène et par l’Espagne entière comme un épisode symbolique et caractéristique de la geste nationale, alors que d’autres, aussi sauvages, plus importantes et massives eurent lieu au même
moment, notamment au Prado, dans le patio de l’église du Buen Suceso et contre le mur du Couvent de Jésus. Cependant ces exécutions sont tombées dans l’oubli et ont disparu de la mémoire
collective.
Fig.2."Exécutions du Monte du Principe Pio", gravure, de Z.Velazquez, ca. 1808.
On sait que fou de rage après le soulèvement de Madrid du 2 mai, et parce que son beau-frère Napoléon l’avait traité d’incapable (9), Murat ordonna depuis son quartier général de la
Montagne du Prince Pío, que l’on exécutât toute personne “armée” ne serait-ce que d’un canif, tout groupe de plus de huit personnes, ou tout journaliste, ou auteur de libelle ou d’image contre
les Français. Sa proclamation aux soldats, en date du 2 mai est explicite :
« Soldats: La populace de Madrid égarée s’est portée à l’assassinat. Je sais que les bons Espagnols se sont plaints de tels désordres. Il ne me vient pas à l’esprit de les assimiler à ces
misérables qui ne désirent que crime et pillage. Mais le sang français a coulé et il crie vengeance. En conséquence, j’ordonne:- art. 1: Le général Grouchy convoquera ce soir une
commission militaire. - art 2: Tous ceux qui ont été faits prisonniers lors des troubles, les armes à la main, seront fusillés. - art. 3: La Junte du Gouvernement fera désarmer les
habitants de Madrid. Tous ceux qui après exécution de l’ordre seront trouvés armés ou en possession d’armes, sans autorisation spéciale, seront fusillés. - art. 4: Tout endroit où un Français
aura été assassiné sera brûlé. - art. 5: Toute réunion de plus de huit personnes sera considérée comme une junte de sédition et les membres seront fusillés. - art. 6: Les maîtres seront
responsables de leurs serviteurs; les chefs d’atelier, de chantier, ou d’autres, de leurs ouvriers; les pères et les mères, de leurs enfants, et les supérieurs des couvents de leurs religieux. -
art. 7: Les auteurs, vendeurs, distributeurs de libelles imprimés ou manuscrits appelant à la sédition, seront tenus pour des agents d’Angleterre et seront fusillés (10) ».
Murat interdit même le port du manteau, qui devra être porté sur le bras (11) . Dans sa lettre à la Junte du Gouvernement, reprenant les
termes de sa proclamation, il ordonnera “que tout individu saisi dans un de ces rassemblemens (sic) soit fusillé sur-le-champ.” (12) . Le journal Le Moniteur se fera l’écho en France de cette
proclamation, car « sans une leçon sévère il était impossible de ramener à des idées de raison cette multitude égarée ».
Nous ne pensons pas faire l’historique des journées de Mai 1808 à Madrid. Nous retiendrons seulement la volonté de la part des “bourreaux” de faire de cette répression atroce, un exemple
pour quiconque voudrait se révolter contre l’autorité impériale. C’est cette notion d’exemplarité, mais dans un tout autre sens, qui sera retenue par les caricaturistes au XXème siècle. Très
rapidement, les exécutions du Trois mai 1808 au Monte du Príncipe Pío, vont fonctionner comme exemplum dans la littérature, la peinture, la gravure mais aussi dans le discours historique.
C’est-à-dire, que très rapidement le Trois Mai va s’impliquer dans une fonction narrative, c’est-à-dire que, comme événement historique, il n’est plus à considérer comme événement unique, mais
dans un rapport d’oppositions, de correspondances, d’exclusions ou de similitudes et va s’inscrire dans un long continuum historico-mythique qui va de Numance et Sagonte à Tolède, Madrid ou “la
guerre du poivron” comme le regretté Perich nommait la résistance des paysans espagnols aux lois inexorables de Bruxelles (13). La dénonciation des exécutions sommaires des 2 et 3 mai va
s’induire dans un on-dit qui deviendra le signe même du discours de l’exemplarité et qui va poser de façon particulièrement intéressante et modélisante le rapport de l’histoire à la fiction,
faisant de ce qui a été UN quelque chose d’UNiversel pouvant expliquer tout événement, en tout espace, en tout temps et en tout lieu. Cela va au-delà du principe d’imitation dont parle Wölfflin
qui reste pour lui quelque chose de typiquement national voire même racial. Cette fictionnalisation de l’événement historique se rapprocherait davantage des constructions archétypiques de Jung,
mais sans caractère inconscient ou psychologique inné, en ce sens que certains schémas figés dans un texte culturel, donc social, tel que l’entend Edmond Cros (14) semblent organiser l’imaginaire
collectif et modéliser les créations artistiques. C’est ainsi que nous pouvons trouver des tableaux “construits” suivant le modèle du Tres de Mayo comme l’ Exécution de Maximilien par
les troupes de Juárez, de Manet (Städtische Kunsthalle, Manheim), Le triomphe de l’ordre d’Ernest Pichio sur l’assassinat des Fédérés perpétré un autre mois de mai de 1871 par les Versaillais
(15), les Exécutions de révolutionnaires mexicains de David Alfaro Siqueiros (Palais de Maximilien, Chapultepec, México) ou encore Les massacres en Corée de Picasso (Musée Picasso, Paris). Cette
modélisation se répercuterait même au niveau de la photographie, puisque certaines photos anonymes américaines très connues (Cadavres abandonnés sur le chemin de My-Lai par les soldats américains
de 1968, Enfants vietnamiens fuyant les bombes au napalm de 1972, ou Policier sudvietnamien tuant un vietcong de 1968), ainsi que certaines de Robert Capa, dont le célèbre Milicien, ou de David
Seymour-Chim (photo de Picasso devant son tableau Le massacre de Guernica (26 avril 1937), qui doit tant au Trois Mai ) (16), ou la photo anonyme prise pendant la Guerre civile espagnole, du
Fusillement du Sacré Cœur de Jésus à El Cerro de los Ángeles, en plein centre géographique de l’Espagne, ce qui est significatif, semblent construites sur ce même modèle.
Fig.3. "Exécution de moines à Murviedro", gravure anonyme, ca.1810
Pourtant les morts de la Montagne de la Moncloa ne furent qu’au nombre de 43 (dont 25 identifiés (17)). C’est peut-être quarante-trois
fusillés de trop, mais comparés aux 1684 morts des 2 et 3 mai (18), ils ne représentent qu’un petit 2,55%. Comment expliquer l’impact des fusillades de la montagne du Príncipe Pío? Les “mauvais
Espagnols”, la “populace” de Murat s’empare subitement de toutes les vertus, devient la figure emblématique de la lutte contre l’étranger, comme elle deviendra celle de la lutte contre
l’oppresseur, l’absolutisme et la tyrannie de Ferdinand VII. Très rapidement les victimes furent vénérées et célébrées comme des martyrs de l’Eglise chrétienne. La Real Congregación de
Nuestra Señora de la Buena Dicha, confrérie fondée en 1726 (et qui portera à partir de 1808 le nom de Real Congregación de Nuestra Señora de la Buena Dicha y Víctimas del Dos de Mayo) avait pour
mission de prêter secours et aide aux victimes des accidents urbains; selon Manuel Ortíz de Pinedo, sénateur du Royaume, protecteur à vie de la Congrégation, les membres de celle-ci se chargèrent
de recueillir en cachette les cadavres des victimes, parce que Murat l’avait interdit, afin de leur donner une sépulture chrétienne et dès le 12 mai 1808 à San Antonio de la Florida, qui avait
été décorée par Goya en 1798, à quelques pas du lieu du massacre, Julián López Navarro, quatre jours à peine après les exécutions, célébra une messe solennelle pour les 43 victimes des fusillades
de la Montagne du Prince Pío. Parmi celles-ci, figuraient deux membres de la Confrérie, Francisco Gallego Dávila (chapelain) et Manuel Antolínez y Ferrer. La présence de deux membres de la
Congrégation parmi les morts n’est peut-être pas étrangère à l’importance que l’on donna aux exécutions de la Montagne plutôt qu’à celles du Prado.
Outre les obsèques perpétuelles observées pour les âmes des défunts du 2 Mai 1808, les Cortes du 14 avril 1814 décrétèrent la journée du 2 mai journée de deuil national:
« Le Parlement, voulant perpétuer par tous les moyens possibles la glorieuse quoique triste mémoire du Deux Mai, journée au cours de laquelle
les premiers martyrs de la Patrie scellèrent de leur sang leur amour généreux et héroïque pour la liberté et l’indépendance de la Nation, a voulu décréter ce qui suit: Désormais, le Deux Mai sera
journée perpétuelle de deuil rigoureux dans toute la Monarchie espagnole (19). »
Cette ordonnance fut confirmée par Décret Royal (R.O.) de Ferdinand VII, le 23 avril 1816, et signée par le secrétaire d’ État, Pedro Ceballos. Le deuil perpétuel fut respecté à la Cour et
la célébration des obsèques eut lieu dans toutes les églises de Madrid de même qu’à la Mairie, et dans l’église Royale de San Isidro, patron de Madrid, “ avec cette simplicité majestueuse qui
sied à la prudente économie des obligations de la Cour ”(20). Cette célébration avait déjà eu lieu à Avila le 8 août 1808, puis à Antequera le 6 septembre. Le 1er de la même année,
solennellement, en pleine cathédrale de México, l’évêque de Oaxaca avait fait, lors d’un sermon et d’une homélie, “en l’honneur des Espagnols morts dans la guerre actuelle contre
Napoléon”(21) et des héros patriotes que furent Daoíz et Velarde, une description pathétique des scènes du 2 mai à Madrid. Puis ce ne fut qu’une suite presque ininterrompue de célébrations dans
plusieurs villes du Royaume: Séville, le 11 mai 1809, le 13 mai 1809 à Badajoz, Murcie, Grenada, Jaen, Cordoue, Léon, Oviedo, Ciudad Rodrigo, Cuenca, Valencia, en Catalogne, à Teruel, à
Majorque; à Cadix, le 2 mai 1810, à l’église du Carmen où les émigrés de Madrid firent graver en or sur la porte:
« Pour tous ceux qui meurent, en nous donnant l’exemple,
Le sépulcre n’est pas un sépulcre, mais un temple (22) ».
Puis Utiel (1810), Guatemala (1812), La Corogne (1813) et Madrid (3 novembre1813). C’est en s’inscrivant dans cette longue continuité de célébrations, et surtout pour éviter les purges
effectuées par la police de Ferdinand, que Goya réalisa son grand diptyque historique et national.
Longtemps après, l’événement allait être célébré en Amérique, non plus pour exalter le courage du peuple de Madrid, mais celui des patriotes américains contre l’absolutisme et la tyrannie
espagnols. Il est ainsi intéressant de rappeler le sonnet que la poétesse cubaine Gertrudis Gómez de Avellaneda, dédie aux héros du Trois Mai:
« Marbre, toi qui conserves l’immortelle mémoire
De la constance suprême et de la vertu sévère,
Je te salue pour la fois toute première,
Toute ardente de soif de liberté et de gloire.
La plus belle page de son histoire
Fut gravée sur ton front par le peuple ibère
En toi verront les hommes des futures ères
Tressant des couronnes à la mort, la victoire.
Ah! Que l’univers entier en vain ne t’admire !
Que de l’ambition l ‘impétueux et furieux élan
Brise à la base de ton socle sa malsaine ire;
Que parle ton silence muet aux peuples, qu’ au tyran
Oppresseur et cruel aussi il veuille dire...
Je te salue, glorieux et immortel Monument ! (23) »
Fig.4. "Les Massacres de King Street", gravure de Paul Revere,London Chronicle, 5 mai 1770
Nous assistons à un premier glissement dans l’appréciation de l’événement. Il ne s’agit désormais plus d’exalter le patriotisme espagnol et le soulèvement contre les armées étrangères, mais de célébrer la lutte du peuple, et même du petit peuple, contre l’oppression de la police espagnole. C’est ainsi que l’apprécie Juan Lasaña, dans sa proclamation du 2 mai 1823 aux habitants de Madrid pour les exhorter, lors de la Révolution entreprise à Cabezas de San Juan par le général Riego contre Ferdinand VII, à appuyer le parti libéral contre les forces conservatrices:
« C’est un autre Deux Mai! Le sang coulera comme alors, les douloureuses scènes de jadis se répéteront, mais le résultat sera le même. La
liberté triomphera de l’esclavage; les fers de l’infamie ne nous seront plus mis. Non, il n’est pas possible que le peuple espagnol succombe à ses ennemis les plus acharnés; et si jusqu’à
présent, même dans nos plus innocents souhaits, nous avons manifesté que nous ne voulions que la Constitution ou la mort, aujourd’hui, nous jurons sur les respectables cendres des victimes du
Deux Mai que nous serons libres et que notre devise sera constamment La Mort ou la Constitution (24) ».
LE TRES DE MAYO COMME TEXTE CULTUREL DES CARICATURES MODERNES (25)
Il est pratiquement certain que Goya n’a pas assisté aux exécutions de la nuit du 2 mai et de l’aube du 3. Tout comme sa série des Désastres de la Guerre, et malgré les nombreuses
affirmations du peintre dans de très nombreuses gravures (Je l’ai vu, Ça aussi je l’ai vu, Et ça aussi... (26) ). L’ensemble des planches s’organise autour d’un axe conceptuel bien plus complexe
et d’une organisation du monde qui doivent davantage à l’emblématique, la culture carnavalesque et la sorcellerie, c’est-à-dire à des faits culturels transhistoriques qu’à un véritable témoignage
de faits vécus (27) . Cela ne signifie pas que Goya n’ait pas été témoin de scènes de barbarie au cours de ces journées. Elles interviennent simplement avec moins de force qu’on ne le croit dans
la géologie de sa peinture et de sa gravure.
Fig.5."Cruautés huguenotes", gravure de Richard Verstegan, Le Théâtre des Cruautés, 1587
Il paraît que, dégoûtés par les massacres, les pelotons du Príncipe Pío ou du Retiro ont fini par tirer en l’air en espérant que les prisonniers s’échapperaient à la faveur de l’obscurité. Nous avons cependant un témoignage oculaire, le seul d’ailleurs que l’on possède, des exécutions de la Montagne. Il s’agit de celui d’un certain Juan Suárez, qui avait été fait prisonnier par les “Baygorrianos”, les troupes bigourdanes, lors des combats du Parc d’Artillerie, conduit au quartier général de Murat, puis à celui des Polonais et de là à la Montagne du Príncipe Pío afin d’être exécuté:
« Une fois agenouillé, j’attendais moi aussi la décharge. Mais je vis la possibilité de me libérer de mes liens
et de me jeter au sol, pour ensuite rouler jusqu’à une étroite tranchée. Lorsque je me dressai, douloureusement blessé, ils tirèrent contre moi et essayèrent même de me poursuivre et de
m’acculer, mais je fus plus agile qu’eux et j’atteignis le mur que j’enjambai. Puis je réussis à me réfugier dans l’église de San Antonio de la Florida (28) ».
Il ressort de ce témoignage que les Français :
- obligeaient les victimes à s’agenouiller avant de les abattre, ou qu’alors celles-ci s’agenouillaient pour une courte prière (comme les représente Goya).
- les attachaient entre elles, ou leur attachaient les mains (ce qui constitue un écart par rapport à la représentation de Goya, qui voulait que son “crucifié” eût les mains
libres).
Ce tableau a longtemps été considéré comme un nouveau type de “peinture historique” créé apparemment ex nihilo par Goya en 1814. Cependant selon Jan Bialostocki, dans un article de 1981 (29) , c’est une gravure de Paul Revere (graveur au burin et joaillier, né le 1er janvier 1735 à Boston, Massachusetts, mort le 10 mai 1818, dans cette même ville), réalisée en 1770, qui aurait été à l’origine du Tres de Mayo de Goya: Les Massacres de King street, à Boston (30) . Cette idée a d’ailleurs été reprise par John F. Moffitt qui en revendique, dans une certaine mesure la co-paternité (31). Le thème de l’exécution n’est pas nouveau. Bialostocki cite avec raison une gravure de 1633 de Jacques Callot, tirée des Misères de la Guerre (32), où l’on voit des soldats exécuter des hommes en les passant par les armes. Il s’agit là d’un topique iconographique à but moralisateur et exemplaire que Moffitt fait commencer à tort avec le Baroque parce que nous le trouvons, comme nous nous proposons de le démontrer, bien plus tôt. Dans la gravure de Callot ce sont des traîtres ou supposés tels, que l’on exécute “pour l’exemple” comme dans le film de Kubrick Les sentiers de la gloire. C’est d’ailleurs ainsi que l’entendait Murat. L’inscription en bas de gravure est sans équivoque:
« Ceux qui pour obéir a leur mauvais Génie
Manquent a leur deuoir, ufent de tyrannie,
Ne se plaifent qu’ au mal uiolent la raifon;
Et dont les actions pleines de trahifon
Produifent dans le Camp mil sanglans vacarmes
Sont ainfi chastiez et pafsez par les armes ».
A propos de la gravure de Revere, J. Bialostocki affirme :
« Nous avons ici, pour la première fois, la formule de “peloton de fusillement” conçu comme représentation d’un événement réel, vu du point de vue des victimes, au lieu de l’attitude
moralisante de Callot, dans la gravure duquel nous assistons à un châtiment juste et légitime - selon l’artiste - infligé à des soldats déserteurs et coupables ».
Max Dvorák, dès 1929 avait déjà établi des parallèles entre Callot et Goya, tout en soulignant la nouveauté de celui-ci par rapport à Callot (33). Si les points de contacts qui existent d’après eux, entre Callot et surtout Revere et Goya sont intéressants en soi, ceux-ci nous semblent plus fortuits que réels, car ils ne font que reprendre des aspects extérieurs et anecdotiques et non pas structuraux et modélisants: le peloton d’exécution, plus ou moins anonyme, la masse indifférenciée des victimes, le point de vue des victimes, l’horreur qui s’en dégage et le paysage urbain.
Est-ce suffisant? Nous ne le pensons pas, et justement la caricature, réduisant les textes culturels aux traits
caractéristiques essentiels, nous apporte un début de réponse pour contester les affirmations de Moffitt et de Bialostocki. En outre nous voyons mal comment Goya aurait pu avoir connaissance
d’une gravure publiée aux États-Unis, à Boston dans le Massachusetts, et qui connut une diffusion relativement restreinte dans le monde hispanique, même si les événements de Boston furent connus
et célébrés en Espagne qui appuya sans réserves la cause des insurgés, et même si la gravure de Revere fut publiée dans la presse anglaise (34).
La thèse est séduisante, mais nous la pensons peu réaliste pour plusieurs raisons:
- on n’a pas trouvé en Espagne de traces de la gravure de Paul Revere (pas plus qu’en France) malgré les affirmations de Moffitt ; uniquement en Angleterre, dans le London Chronicle
du 5 mai 1770 (version Bingley) et dans The Pultry (version Dilley) (35);
- ce n’est pas un thème “moderne”; le point de vue des victimes apparaît bien avant;
- ce thème n’est pas né avec le Baroque et plus précisément dans les gravures de Callot comme le veut Moffitt.
Nous proposons une filiation, plus européenne et plus hispanique qui trouve sa source bien plus tôt que ne le pensent Moffitt et Bialostocki. Il s’agit de la littérature humaniste et
des gravures accompagnant cette littérature, qui connut un très grand succès en Espagne et cela dès le XVIeme siècle (un siècle avant Callot), en pleine Renaissance et en plein maniérisme. Nous
voulons bien entendu parler plus précisément:
- de la littérature des auteurs érasmistes ou subissant son influence, à propos des massacres commis par les troupes impériales ou les crimes perpétrés par les partisans de Clément VII à
Rome en 1527. Valdés, dans son texte Diálogo de las cosas acaecidas en Roma (Dialogue des événements qui ont eu lieu à Rome), décrit avec force détails le cas de jeunes femmes éventrées dont on
retire l’enfant des entrailles, de prêtres fusillés, etc... (36) .
- de la littérature antiprotestante qui fleurit en Espagne dès les premières persécutions religieuses, avec d’abondantes illustrations pour mieux frapper les esprits. Et plus
particulièrement d’un texte qui connaît un très grand succès en Angleterre, en Ecosse, en France, dans les Pays Bas et en Espagne: Le théâtre des Cruautés de Richard Verstegan (1587), Richard
Rowlands de son vrai nom, catholique anglais fervent en exil qui agissait comme agent un peu partout, en France et Flandres surtout, pour le compte du roi d’Espagne Philippe II, et qui
dresse en 1587 un tableau effrayant des massacres commis par les protestants contre les catholiques. Le Théâtre des cruautés des hérétiques de notre temps, fut édité à Anvers avec des gravures de
sa main et connut bon nombre d’éditions en latin et en langue vulgaire tout au long du XVIième, du XVIIième et du XIXième siècles (37). Parmi les gravures de Verstegan, trois nous semblent plus
intéressantes que les autres parce qu’elles constituent, bien plus que Pelham ou Revere la véritable géologie du Tres de Mayo. Elles figurent dans le texte intitulé Quelques cruautés horribles
exercées en France par les Huguenots contre les catholiques depuis leur première rébellion contre le Roi l’an 1562 et représentent des scènes de fusillement comparables au tableau de Goya;
- ajoutons que la technique de Verstegan fut très rapidement reprise par le calviniste Théodore de Bry qui gravera des dessins de J. de Winghe, pour illustrer les textes de Fr. Bartolomé de
las Casas: La verísima relación de la destrucción de las Indias (38) comme dans son ouvrage des Grands Voyages où il reprend les assassinats commis dans les Amériques contre les indigènes, pour
dénoncer cette fois-ci la cruauté des conquérants catholiques dans les diverses contrées du Nouveau Monde. Il va sans dire que ce texte, qui, avec celui de las Casas, est à l’origine de la
Légende Noire fut utilisé par les Anglais et les Allemands non seulement dans un but de dénigrement à l’encontre des Catholiques, mais aussi pour justifier une dépossession des territoires
espagnols d’outre-mer à leur profit. Les textes postérieurs d’Alexandre de Humboldt ne laissent aucun doute là-dessus. On ne peut effectivement envisager d’autres raisons et croire à de la
générosité ou de la charité de la part d’Etats et de personnes qui exterminaient allégrement dans les contrées qui étaient sous leur domination et instauraient des régimes de castes très
rigides.
Fig.7. "Caricature anonyme", Pueblo Cautivo, journal clandestin, ed. clandestine FUE, décembre 1946
Quoiqu'il en soit, ces textes et les illustrations qui les accompagnent veulent être des témoignages vécus et oculaires, avec la transposition du grand thème de prédilection de la peinture maniériste qu’est celui du “massacre des innocents”, qu’utiliseront catholiques et protestants. Cette fois-ci, la gravure n’est pas seule: elle s’accompagne d’un “titre” qui évoque les “horribles cruautez” des uns et des autres. Ainsi le tableau, comme la gravure, comme la caricature plus tard, revêt la fonction des “imagines agentes”, des images agissantes chères à l’antique art de la mémoire (39) . Il touche les sens et frappe l’imagination des spectateurs aussi violemment que peuvent le faire les photographies ou les films de nos jours. L’imago agens appelle à soi cette leçon, désormais indissociable du crime représenté: l’absolutisme, la pensée unique sont inséparables du crime; c’est pour cela que, quelle que soit leur forme moderne (la répression aveugle et brutale, religieuse et politique dès le XVIième; le fascisme au XXeme ou le terrorisme à la fin du XXième), en un mot, toutes les manifestations de totalitarisme (nous n’avons pas un seul exemple de l’utilisation du Tres de mayo pour dénoncer des exécutions sommaires ou la dictature dans des pays staliniens : l’URSS, la Chine Populaire, etc...), ils sont l’incarnation du Mal. Nous semblons n’être pas très loin d’un type de pensée manichéenne; toutefois chez Verstegan, comme dans les caricatures modernes, l’éloignement du corps souffrant, de l’oeil du spectateur, le refus de l’anecdotique introduit cette distanciation critique dont nous parlions au début de notre travail. Ce qui interpelle, ce n’est pas tant la vision des cadavres, que l’instant “magique” qui figure sur toutes ces représentations (gravures, tableaux, photos) et qui envahit les caricatures, où l’homme vivant, présent à nos yeux, va être quelque chose d’autre, d’indéfinissable, un corps mort, comme image de nous-mêmes faite autre. Je m’en étais expliqué à propos de la représentation de la Crucifixion en Espagne (40). Toutefois je crois que ce type de représentation avait au XVIième, moins pour fonction de dénoncer un scandale (celui des persécutions) que de créer objectivement, à l’inverse, une accoutumance progressive à la mort. Montré, répété, amplifié, le spectacle des exécutions ne risquait-il de se retourner contre ceux-là mêmes qui les dénonçaient ? Et plutôt que la révolte, ne risque-t-il pas de provoquer d’autres Trois Mai, d’autres Guernica, d’autres génocides? N’affirme-t-on pas depuis Tertullien, que le sang des martyrs est la semence de l’Église, et Staline ne répétait-il pas sans cesse que du sang versé par le peuple, de la faim et de la misère naîtrait le Grand Soir ? Montaigne semble avoir répondu à ces questions dans son essai ”De la cruauté” (41) :
« Je conseillerais que ces exemples de rigueur, par le moyen desquels on veut tenir le peuple en office,
s’exerçassent contre les corps des criminels: car de les voir priver de sépulture, de les voir bouillir et mettre en quartiers, cela toucherait quasi autant le vulgaire que les peines qu’on fait
souffrir aux vivants, quoique par effet ce soit peu, ou rien ».
Il en va à peu près ainsi des gravures du XVIième siècle, et du tableau de Goya. Cette opération macabre, éclairée d’une lumière de Jugement dernier qui préfigure toutes les Shoah du monde
est bien propre à émouvoir, mais elle ne vise bientôt qu’une chair morte et insensible. C’est cela qui est amené au premier plan, provoquant l’horreur et la révolte, mais aussi, avec le mépris de
la chair périssable, un désir morbide et secret de mort. Montaigne nous fait bien comprendre ce paradoxal mouvement d’identification au cadavre dont nous parlions à propos des crucifixions,
lorsqu’il nous peint l’exécution, le 11 janvier 1581, à Rome, de Catena, “voleur insigne” et blasphémateur:
« On l’étrangla sans aucune émotion de l’assistance; mais quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau ne donnait coup, que le peuple ne suivit d’une voix plaintive et d’une exclamation, comme si chacun eût prêté son sentiment à cette charogne (42) ».
Caricature anonyme (de Ortega?), distribuée sur tract à Madrid, 1962
(Pour lire les notes de bas de page, voir en fin de 3e
partie)
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