"Nadar", dessin de Honoré Daumier, 1862.
Par Jean-Marc Pau (http://www.gusbofa.com/heritiers.php3)
Gaspard-Félix Tournachon, dit Nadar est né le 6 Avril 1820 à Paris, de Victor Tournachon, imprimeur et libraire appartenant à une vieille famille de la région
lyonnaise, et de Thérèse Maillet, rentière, demeurant 195, rue Saint-Honoré.
Bien que présent encore aujourd'hui par ses photographies qui furent, malgré tout, l'essentiel de sa débordante activité, on ne peut négliger son talent de caricaturiste
qui le rendit célèbre en son temps notamment avec sa "galerie des gens de lettres" qui deviendra le fameux "Panthéon Nadar" parut en Mars 1854.
Nadar ainsi que son frère Alban-Adrien, de cinq ans son cadet, naissent alors que l'entreprise paternelle est en pleine expansion.
Il est imprégné dès son plus jeune âge par les idées républicaines de son père, qui valent à ce dernier d'être surveillé par la police des années durant (au moins jusqu'en Septembre 1828). Les
monarchies européennes d'alors imposent le triomphe du conservatisme le plus borné et brutal sur les forces libérales.
Victor Tournachon subit des revers de fortune, les déboires et la maladie l'obligent à se retirer à Lyon où il meurt en 1837 à l'âge de soixante-six ans. Nadar partage
alors avec sa mère les responsabilités de chef de famille. On manque de renseignements précis sur cette période de sa vie où semble-t-il, il entreprend des études de médecine auxquelles il est
obligé de renoncer faute de ressources, il fut aussi un "camarade" de la promotion de 1837 de l'Ecole des Mines de Saint-Etienne (???). En tout cas, il épousera les opinions de son père et
partagera la même indignation à l'égard des politiciens phraseurs, des démagogues et autres affairistes du régime républicain. De 1837 à 1839, il fréquente les salles de rédaction des petits
journaux lyonnais pour assurer "le pain quotidien". Faisant des travaux d'écriture au Journal du commerce et des théâtres, au Fanal du commerce, à l'Entracte lyonnais, puis il retourne à Paris
avec sa mère et son frère.
Le jeune Tournachon se lance alors dans la grande aventure du journalisme, muni sans doute de lettres de recommandation de quelques confrères lyonnais. Il va faire
antichambre à la porte des directeurs de petits journaux de la capitale. Il est presque aussitôt engagé au Journal des Dames et des Modes où il gagne vingt-cinq francs, puis entre ensuite à la
Revue et Gazette des théâtres qu'il quitte pour Le Négociateur, puis un journal judiciaire intitulé L'Audience où il prendra la même année (1839) son fameux pseudonyme. Il fréquente alors le
milieu de la jeunesse artistique avec laquelle il nouera de solides amitiés. Outre quelques amis intimes et extravagants comme Antoine Fauchery avec qui il s'engagera dans la légion polonaise,
Karol, un colosse redoutable, redresseur de torts porté sur les alcools, Privat, menteur pathologique à qui l'on criait du plus loin qu'on l'apercevait et avant qu'il n'ait dit mot: "Ce n'est pas
vrai!
Ce n'est pas vrai!", le groupe auquel appartenait Nadar comptait parmi ses habitués Auguste Lefranc, Charles Asselineau (son ami de collège), le graveur Léon Noël, le philosophe Jules de La
Malène et Eugène Labiche fort jeune et encore inconnu. Ils se réunissaient parfois dans la chambre du Petit Hôtel de Normandie, rue Jean-de- Beauvais, où Nadar abritait sa vie de garçon. Ces
jeunes intellectuels et artistes souvent pauvres et venus de milieux populaires, ce petit monde amical et pittoresque que l'on nommera "la bohème" sera rendu célèbre par le roman d'Henri
Murger.
"Louis Veuillot", dessin de Nadar, sd.
Cependant, la vie de bohème est des plus rudes, le jeune Tournachon connaît des jours de froid, de faim et de vagabondage. En Novembre 1843, on peut le croiser rue
Monsieur-le-Prince par un temps humide et glacial, suivi d'un épagneul aussi maigre que lui. Parmi les petits métiers qu'il exerça durant cette période de vaches maigres, il citera ceux de
contrebandier, braconnier, sténographe, aide sculpteur, secrétaire de député... En compagnie du bon Karol, il fabriquait des tuyaux de pipe avec des baguettes de sureau cueillies au bois de
Boulogne qu'il vendait dans les bureaux de tabac...
La jeunesse de Nadar fut cependant aussi marquée par des surprises heureuses et des heures fastes. Avec Léon Noël et son ami Alfred Francy, qui vient d'hériter de six
mille francs, il crée une revue prestigieuse, Le Livre d'or, dont il devient le rédacteur en chef. C'est la course aux écrivains et dessinateurs célèbres, l'occasion toute rêvée de rencontrer de
grands personnages comme Alexandre Dumas, Théophile Gautier, Balzac, Alfred de Vigny, Daumier, Gavarni... dont il s'assure la collaboration. Tous sont sans doute surpris et amusés par son audace
et sa jeunesse. Sa compagnie extrêmement tonique, même si certains comme Gérard de Nerval ou Baudelaire (qui deviendra un intime), la jugent parfois un peu bruyante et fruste, les tirent de
l'angoisse et de la mélancolie qui les tiraillent. Sa vitalité et sa générosité naturelle l'accompagneront toute sa vie. Malheureusement, l'aventure de la revue prend fin au neuvième numéro
malgré un succès d'estime.
Au contact de ses nouveaux amis, les ambitions littéraires de Nadar s'affirment. Il écrit ses premiers contes. L'Indienne bleue, une histoire légère et charmante, paraît
dans Le Commerce en 1845 et l'année suivante, il se lance dans une carrière de caricaturiste qui lui vaudra plus de succès que celle d'auteur. Il travaille alors pour le journal satirique Le
Corsaire-Satan où il délaisse la plume au profit du crayon lithographique. Mais il se lasse assez vite de ce rôle d'amuseur public pour cette gazette. Il l'évoque ainsi: "Tous, nous avions
pris en horreur, en haine le "petit journal" où nous étions entrés avec tant d'ardeur. Nous avions reconnu le vide, le triste de cet esprit de mots si agréable à ceux qui lisent ces malices le
matin en déjeunant." Je recommande la lecture de la bande dessinée "Blotch" de Blutch (Fluide Glacial) qui illustre bien ces propos.
Il collabore ensuite à La Silhouette où on s'intéresse d'avantage aux hommes et aux événements de l'actualité même si l'humour est de commande. Ses articles et dessins, selon l'usage du
journal, ne sont pas signés. Il travaille aussi pour Le Voleur et en Janvier 1848, il donne au Charivari un portrait-charge de l'acteur Grassot avec lequel il obtient la
consécration à la veille de la révolution.
Cependant, bien que propagandiste fougueux, il ne semble pas avoir pris une part active aux journées révolutionnaires de Février, même s'il fut accusé par la police
d'endoctriner les élèves de l'Ecole polytechnique. Des années plus tard, il dira: "Dans cette vie de bohème que nous menions au jour le jour, toute de divagation, de désoeuvrement ou d'agitation
stérile, il n'y avait jamais eu, pendant une seconde, place pour la réflexion. Mon état civil... m'attribuait quelques vingt-huit ans. En vérité, j'en avais seize au plus."
Autoportrait.
Au lendemain des Journées de 48, le comte Alphonse de Lamartine annonce la formation d'un corps expéditionnaire pour libérer la Pologne de l'occupant russe et promet avec
de beaux discours d'envoyer des armes et de l'argent aux jeunes français prêts à tenter l'aventure. Notre héros s'enflamme, cette "fière et généreuse Pologne" était devenue au coeur des
républicains français cette "seconde patrie" choisie par Montalembert en 1830. Il s'engage avec son ami Fauchery et son frère Adrien, laissant un ami sûr, Armand Dumesnil, veiller sur sa mère.
Ils quittent Paris le 30 Mars 1848, derrière un vieux colonel à cheval, avec cinq cents volontaires.
N'emportant que l'or de ces promesses, nos jeunes gens ne reçurent jamais ni armes, ni argent et furent d'ailleurs arrêtés aux casemates de Magdebourg et internés quelques
jours à Eisleben. Refusant le rapatriement gratuit, il effectuera le retour à pied jusqu'à Paris, chacune des foulées qui lui en coûte étant un coup de pied au cul qu'il aurait aimé donner
à ce beau parleur de Lamartine. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs...
"Hyppolite Lucas", dessin de Nadar paru dans Le Journal Amusant, 8/1/1859, n° 158.
Après son retour en Juillet de la même année, sa soif d'aventures inassouvie, il prend contact et est engagé comme agent secret par Jules Hetzel (futur éditeur de Jules
Verne et de Victor Hugo), alors chef du cabinet du ministre des Affaires étrangères. Il part se renseigner sur les mouvements de troupes russes à la frontière prussienne. Sa mission achevée, il
rentre à Paris au début du mois de Septembre et le voilà de nouveau en recherche d'un travail. Il reprend ses activités de caricaturiste auprès de petits journaux. Hetzel, retourné à l'édition,
l'engage pour la Revue comique à l'usage des gens sérieux, qu'il a fondée en Novembre pour combattre l'ascension à l'assemblée d'un nouveau député "dangereux", un certain Louis-Napoléon
Bonaparte. Nadar y crée un personnage qui a son heure de célébrité : Mossieu Réac, un opportuniste bourgeois fraîchement converti à la République. La revue, étouffée par la censure cesse de
paraître en Décembre 1849 et Hetzel est exilé à Londres en 1851. Nadar restera toujours en contact étroit avec le proscrit. C'est à nouveau la course aux petits journaux, mais il a désormais un
nom et sa signature est aussi cotée que celle de Morin, Bertall ou Beaumont. Et bien qu'il n'ait pas le crayon aussi habile que ces petits maîtres, sa verve et son invention y suppléent. En Mai
1849, il entre au Journal Pour Rire que vient de lancer le fondateur du Charivari et de la Caricature, Charles Philipon. Cette nouvelle publication humoristique compte
très vite dix mille abonnés. Philipon avait été un temps dessinateur et connut la gloire en donnant le premier au visage de Louis-Philippe une forme de poire. Nadar lui devra une grande partie de
son succès de caricaturiste, son ami éditeur le conseilla, l'orienta et le lança sur l'idée des portraits- charge et du Panthéon qui lui apporteront la célébrité. Les commandes affluent, il
travaille aussi pour Le Tintamarre et engagera même pour l'aider quelques dessinateurs (y compris son frère), qui produiront sous son nom et sa direction, préfigurant les méthodes des
studios Walt Disney, Hergé, Peyo, toutes proportions gardées.
Autoportrait
Il mène une vie très agitée et son "usine" à dessins l'accapare beaucoup. Entre Septembre et Novembre 1849, il effectue son premier voyage à Londres qui est le lieu saint
des caricaturistes. La capitale anglaise paye mieux que Paris et la revue Punch donne le ton et crée la mode. Certains comme Gustave Doré, Gavarni, Edmond Morin, s'y établissent. Il en
profite aussi pour rendre visite à ses amis en exil: Etienne Arago, Hetzel, Ledru-Rollin. Au mois d'Août 1850, connaissant des difficultés financières, il se retrouve pour un bref séjour à la
prison pour dettes de Clichy. En 1851, il retourne à Londres, appelé par son ami Charles Bataille qui prépare l'édition française de l'Illustrated London News à l'occasion de la première
Exposition universelle et internationale. Fin 1851, il lance avec son équipe son projet du Panthéon des gloires contemporaines, il s'agit de représenter plus de mille personnages des
arts et des lettres et de les disposer en cortège pour illustrer quatre lithographies de très grand format (104x75 cm). En Janvier 1852, son ébauche La Lanterne magique paraît dans le Journal
pour Rire. C'est une série de charges de contemporains célèbres, accompagnées de notices biographiques sur le mode humoristique, insolent, mais jamais aussi féroce que son ami Daumier. Il
vit déjà la photographie par procuration, grâce à l'intermédiaire de son frère qu'il pousse dans cette voie en lui offrant des leçons auprès du maître Gustave Le Gray. Cet art nouveau n'a que
quinze ans et est encore très artisanal. On suppose que certains clichés ont dû servir à l'élaboration de ses portraits-charge, le passage de Nadar à la photographie (fin 1853) a été plus ou
moins provoqué par la nécessité documentaire du caricaturiste. Après de nombreuses difficultés et retards, début Mars 1854, le Panthéon Nadar voit le jour et s'étale à la devanture des libraires
et des marchands d'images. Le succès est foudroyant et il devient un personnage de premier plan de l'actualité parisienne. Avec son équipe, il n'en continue pas moins à dessiner intensément et
publie dans l'année pas moins de 2000 dessins, notamment pour Le Journal pour rire de son ami Philipon. Le 11 Septembre 1854, il épouse Ernestine Lefèvre, issue d'une riche famille
protestante, qui lui donnera un fils (Paul).
Dessin de Nadar paru dans Le Journal Amusant, 9/4/1859, n° 171.
Il commence à se détacher de la caricature pour se consacrer exclusivement à la photographie. Ses proches, sa famille et surtout ses amis artistes viennent se faire tirer
le portrait dans son premier atelier, sur le toit du 113 de la rue Saint-Lazare
(1854-1860) où il donnera le meilleur de son oeuvre. Charles Baudelaire qui avait du mal à surmonter son dégoût pour ce nouvel art définit pourtant ainsi les photos de son ami: "Le portrait
exact, mais ayant le flou d'un dessin." On compte cinq clichés du poète pris chez Nadar sur les douze recensés par les spécialistes, la plupart des autres viennent de l'atelier d'Eugène Carjat.
Nadar devient en deux, trois années, l'un des noms célèbres de la profession, il réalisa les premières photographies aériennes prises en ballon (1858) et fut l'un des utilisateurs de la lumière
artificielle en 1861 dans les catacombes... mais ceci est une autre histoire...
Il meurt à Paris le 21 Mars 1910 peu avant ses quatre vingt dix ans.
Peu d'artistes ont su aussi bien explorer la figure humaine. Ayant toujours fait preuve de générosité et de loyauté avec ses amis, il faisait partie de cette race d'homme dont la parole donnée
vaut bien mieux qu'un acte notarié.
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