LE FONCTIONNEMENT DU TRES DE MAYO DANS LES CARICATURES
Suite de l'article de Manuel Montoya
Début de l'article
L’ oeuvre de Goya représente l’opposition la plus extrême à la peinture de Francisco Bayeu, et à celle des épigones de David, qui avaient perdu tout ce qu’il y avait de révolutionnaire, de
social et d’artistique chez ce maître, défenseur des thèmes et des formes de l’académisme historique. Au lieu de figer la scène et les personnages qui interviennent dans cette tanathomachie, il
réactive, plus qu’il ne détourne, les signes, en privilégiant l’opposition de deux masses, de deux machines qui s’excluent l’une l’autre, et l’émergence de l’individu qui fait front. Deux
consentements face à la mort, de la part de celui qui la donne, et de la part de celui qui la reçoit, et une révolte. Cette révolte est plus celle du peintre que celle du peuple. C’est cette
révolte qui va glisser progressivement vers la caricature, avec un déplacement de sens, pour finir par constituer l’essentiel du référent culturel.
Approprié par les conservateurs nationalistes et par les libéraux au XIXième siècle, le Tres de Mayo sera exclusivement récupéré par le discours de gauche. On aurait pu imaginer sans trop
de difficultés une récupération franquiste du “mythe” de l’opposition du peuple de Madrid à la tyrannie. Sauf erreur de notre part, nous n’avons rien trouvé de tel. Pourtant les ingrédients
existent. La ville à prendre, Madrid, le peuple, la guerre, le soulèvement, les exécutions sommaires (les “paseos”) (43). Lorsqu’en 1958, cent-cinquante ans après le soulèvement des Madrilènes
contre les Français, la FNMT (Fabrique Nationale de la Monnaie et du Timbre) émet une série de timbres commémoratifs de l’œuvre de Goya, nous trouvons les plus connus d’entre eux (44) sauf
la Maja nue et, bien entendu, les Deux et Trois Mai. Nous ne pensons pas que cela soit fortuit; nous pensons que cette “forclusion” répond à un propos idéologique et politique délibéré. La
Monarchie avait déjà émis une série de timbres sur Goya lors de l’ Exposition de Séville de 1930. Moins prude que l’Espagne de Franco, la Maja nue figure bien, ainsi que quelques Disparates et
Caprices, mais là aussi, point de Trois Mai. La raison de cette évacuation tient, me semble-t-il, à ce que l’épisode du Deux Mai et plus encore la lecture de l’événement qu’en offre Goya dans son
tableau furent très rapidement récupérés par la “gauche” (45). Ce n’est plus la population de Madrid s’insurgeant contre des troupes étrangères que l’on considère, mais le peuple, avec ce que ce
mot peut véhiculer comme connotations “socialistes”, qui est pris en compte par les uns et les autres. Ce ne fut pas un épisode glorieux pour les Bourbons d’Espagne, et l’oubli de ce tableau de
Goya par Alphonse XIII s’explique très bien; l’oubli s’explique aussi bien pour Franco. Madrid était le lieu de la résistance au fascisme, “¡ No pasarán!”; il fut aussi le lieu d’exécutions
massives de Républicains dès la chute de la ville, le triste 1er avril 1939. Le cynisme du Généralissime n’arrivait pas à tant. C’est pour cela que nous n’avons trouvé qu’une utilisation “de
gauche” du tableau, comme si le Tres de Mayo de Goya symbolisait la répression du peuple (de gauche forcément) par les forces obscures et aveugles d’un fascisme transhistorique et universel.
C’est pour cela que de nombreuses gravures des exécutions du Père-Lachaise en 1871 et des caricatures contre Monsieur Thiers, se construisent sur le modèle du tableau du peintre aragonais. Il
s’agit pour toutes ces raisons d’un tableau-culte qui dépasse le cadre strictement espagnol, et qui atteint une dimension presque mythique. L’espace scénique gêne l’identification et favorise
chez le spectateur une réaction de rejet plutôt que d’adhésion à l’agonie des suppliciés. Au lieu d’inciter à mourir stoïquement, criant “¡vivan las caenas!”, il dénonce un scandale et invite à
lutter par tous les moyens contre un Etat meurtrier et trop inspiré par le Mal.
Fig. 10. "Peinture murale d'une cruxifixion avec fusillements du Trois mai", anonyme, Couvent de Jésus, Madrid, ca. 1814
Nous avons décidé de travailler sur une période de cinquante ans, de 1946 à 1996, intéressante pour plusieurs raisons:
- parce qu’elle embrasse une période qui va du lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, à un moment où les Espagnols savent que personne ne leur viendra en aide pour renverser la Dictature
fasciste, et qui correspond au dixième anniversaire du soulèvement des généraux factieux, jusqu’au soixantième anniversaire du début de la Guerre Civile ;
- parce que pour la première fois depuis la fin de la Guerre, les caricaturistes de l’intérieur osent s’attaquer par l’image au régime (46) .
Il s’agit des dessins suivants:
1. - une caricature anonyme, parue dans Pueblo Cautivo, premier journal clandestin, ed. clandestine FUE, décembre 1946 (tiré dans les ateliers du journal clandestin UFEH);
2. - une caricature de Ricardo Zamorano de 1962, in España Hoy, Ruedo Ibérico, Paris 1963, p. 81;
3. - une caricature anonyme (de Ortega?) de 1962, distribuée clandestinement sur tract, in España Hoy, Ruedo Ibérico, Paris 1963, p. 128;
4. - une caricature de Vázquez de Sola, de 1963, in El general Franquísimo, Ruedo Ibérico, Paris 1971 p. 34-35;
5. - une caricature de Serafín, La Codorniz, n° 1602, año XXXII, Madrid et Barcelone, 30 juillet 1972, p. 9;
6. - une caricature de Jaume Perich, de 1975, Diálogos entre el poder y el no poder, ed. Laia, Barcelona, 1975, p.43.(chap. Numancia);
7.- una caricature de Guillén, de 1976, El Libro de la Pena de Muerte, Sedmay Ediciones, Madrid 1976, p.14-15.
8.- une caricature de Ramonetta, de 1976, El Libro de la Pena de Muerte, Sedmay Ediciones, Madrid 1976, p.184-185.
9._ une caricature de OPS, Hermano Lobo, Madrid.
10. - une caricature de Forges, El País, jeudi 28 décembre 1995, p. 12.
Nous sommes persuadés qu’il en existe beaucoup d’autres. Mais elles sont difficiles à retrouver surtout lorsqu’il s’agit de dessins satiriques
parus dans des journaux clandestins à diffusion très restreinte ou sur des tracts (“octavillas” du fait du format in octavo de la feuille d’imprimerie utilisée pour le tract) que l’on
distribuait, en courant bien souvent de grands risques, dans l’Espagne franquiste, jusqu’à la fin des années 70.
Ces caricatures convoquent selon des procédés différents le tableau de Goya, lequel, comme nous l’avons signifié, est lui-même issu de toute une série de gravures satiriques des XVIième et
peut être XVIIIième siècles: il s’agit tantôt d’une véritable citation, tantôt d’une parodie (Vázquez de Sola et Forges), tantôt d’une transgression métonymique (caricature anonyme de Pueblo
Cautivo, de Zamorano ou de “Ortega”), ou d’un fonctionnement synecdochique du tableau de Goya dans la caricature (Perich).
Nous remarquons une première différence dans la distribution des actants sur l’espace graphique entre le discours plastique citant et le
discours plastique cité. En effet Goya avait figé la structure iconique des exécutions en
plaçant les victimes à gauche et les bourreaux à droite, ce qui fait sens. C’est cette organisation de la proxémique qui sera retenue par Manet, Pichio, etc... créant ainsi un effet de mise en
abyme parfait qui permet une meilleure lecture homologique. Les caricaturistes problématisent cette organisation en respectant la structure figée ou en ne la respectant pas. Il serait facile de
proposer une lecture de type analytique : on superpose in absentia une image sur une autre, un groupe sur un autre. Les fusillants deviennent ainsi fusillés. Cela pourrait traduire un certain
désir inconscient de mort, comme le rappelait déjà Michel de Montaigne.
Cette distribution peut indiquer une plus ou moins grande distance prise par le
caricaturiste face à la structure modélisante, parce qu’il convoque des textes culturels autres que le Tres de Mayo, par exemple telle crucifixion de Rubens ou telle autre de Vouet,
au moment de la Transfixion du Christ par Longin. C’est le cas en particulier, de la caricature anonyme de 1946 ou le général Franco joue le rôle de Longin (mais non point sa symbolique).
D’ailleurs la superposition d’une représentation de type religieux et de type historique est soulignée par Goya lui-même non pas parce qu’il donne à son personnage central une figuration de type
upsilon, caractéristique de la peinture ou de la sculpture romane, mais parce les mains et l’ouverture de la chemise (la tunique?) de celui-ci présentent les stigmates christiques (main et
poitrine) que nous retrouvons dans la caricature de 1946, établissant un parallèle entre la passion du peuple et la Passion de Jésus,comme le fait Vázquez de Sola et comme on le trouvait déjà
dans une peinture murale anonyme du Couvent de Jésus, probablement réalisée vers 1814 et peut être même avant que Goya ne peignît son tableau.
Un autre élément important, toujours au niveau de la structure modélisante, est la situation du personnage central par rapport au groupe de victimes et à celui des bourreaux. Là encore nous
trouvons des écarts dans les invariants par rapport au modèle. Tantôt il semble symboliser l’ensemble, tantôt il se fond dans le groupe et tantôt même, il change de sexe. Ce personnage autour
duquel s’organise le tableau de Goya semble être investi de tous les sens. Il ne s’agit pas d’un homme, il s’agit de l’essence même du peuple espagnol, hommes et femmes confondus, enfants et
vieillards, ouvriers et paysans. Ses mains ouvertes se ferment en poing. Il est, comme nous le voyons dans la caricature de Zamorano “voces populares”, des voix populaires qui ne sont pas sans
rappeler celles du poème de Miguel Hernández, mort dans les geôles franquistes en 1942, Nuestra juventud no muere (Notre jeunesse ne meurt pas):
« Ils sont tombés, oui, morts jamais, tels des titans prostrés,
les hommes au cœur résolu
sur les plus glorieuses sépultures:
les aires herbeuses et les pains de blé,
la jachère touffue
et les tranchées obscures. (...)
Ils sont morts comme meurent les lions:
en combattant et en rugissant,
la bouche toute écumeuse de chansons,
dans les veines le fracas, dans la tête l’élan (47) »
Les caricatures de Sola et de Serafín, ainsi que celle anonyme de 1962 présentent des particularités originales, qui constituent des écarts par rapport à la structure modélisante, plus complexes que celle de Perich ou l’anonyme de 1946. Ces particularités reprennent, à l’exception près de Serafín, celles que nous avons vues à propos de la distribution des victimes et des bourreaux dans l’espace graphique. Si la caricature de Vázquez de Sola, plus complexe que les autres puisqu’elle fait intervenir plusieurs schémas plastiques (arrestation du Christ /arrestation d’un gitan; crucifixion du Christ/ exécution de Julián Grimau?; pietà / désespoir d’une mère; église/ prison (48) ; romains/ gardes civils; Christ/ peuple, etc..) autour de la représentation des “pasos” de Semaine Sainte, fait du fusillé un figure emblématique et christique du peuple espagnol qui justifie l’utilisation synecdochique, et métonymique à la fois, qu’en fait Sola, la caricature de Serafín (49) nous semble plus perverse malgré l’économie de moyens mis en œuvre. En effet, il n’y a pas qu’une utilisation du tableau de Goya comme citation, mais une véritable métamorphose de la réalité insurgente du tableau “historique” en une réalité beaucoup plus sournoise. Nous sommes à l’époque de l’ “aperturismo” issu de l’influence grandissante de l’Opus Dei dans la vie politique et économique espagnoles. Les armes ont été mises au râtelier, et les chemises bleues des Phalangistes sont bien délavées. Tout porte à croire que la Guerre civile n’est plus qu’un souvenir, à la rigueur un cauchemar. Cependant Serafín dispose dans sa caricature, derrière une satire assez traditionnelle des cadres supérieurs, en jouant sur le sens de “ejecutivo” (“cadre supérieur” - subtantif - et “exécutif, efficace” - adjectif -, “ejecutar” signifiant à la fois “exercer une charge” et “tuer quelqu’un”), des éléments plus pervers qui ne peuvent échapper à une lecture minutieuse. Il s’agit de la gestuelle de la femme en robe de soirée, et de la moustache et la calvitie du personnage masculin incriminé par elle. Eduardo Arroyo, dont nous parlions au début, nous permet de lire la caricature sans équivoque. Il s’agit là d’un autre type d’intervention de la peinture dans la caricature, dans la mesure où elle vient nous donner les clés de décodage, en même temps qu’elle encode l’ensemble. La moustache et la calvitie du cadre supérieur représenté dans la caricature sont des signes symptomatiques du franquisme. En 1970, Arroyo peignit deux tableaux intitulés: Divers types de moustache réactionnaire espagnole ou aspects variés du syndicat des activités diverses et Il y a une différence certaine entre les tonsures de la colonne de gauche et celles de la colonne de droite (50). Certes, cela tient de la farce “surréaliste”, même s’il y a un fond de vérité (un certain type de moustache virile et martiale était particulièrement à la mode parmi la population mâle, ibérique et franquiste), mais derrière la boutade il y a l’affirmation que sous l’apparence de la modernité et de la technologie se cache le fasciste, que l’Opus Dei n’est que le travestissement moderne du fascisme, et que l’argent et le pouvoir économique remplacent très avantageusement les armes et les pelotons d’exécution. C’est ce que souligne la femme, même si c’est pour regretter l’efficacité majeure des fusils et des baïonnettes. Ses gestes apparemment maniérés, ses bracelets et ses bagues, ne font que reproduire le mouvement des fusils que l’on épaule pour tirer et de façon très efficace. Serafín la dessine dans une attitude comparable à celle des soldats que l’on aperçoit dans le tableau du fond. Quant au peuple qui apparaît dans la reproduction de Goya, il est déjà exécuté, il n’est plus, comme dans le film de Buñuel, qu’un fantôme qui n’a plus de place dans cette société, qu’un discours vide pris dans une dialectique “du pouvoir et du non-pouvoir” (51). Ainsi, la citation que constitue la reproduction du Tres de Mayo a pour fonction de dyffracter le sens du dialogue entre les deux personnages du premier plan, pour nous en révéler le véritable sens, et dévoile la véritable signification de la gestuelle maniérée, policée et courtoise de cette bourgeoisie vulgaire issue du franquisme.
Fig.11. "Caricature de Vazquez de Sola, de 1963, El general Franquisimo, Ruedo Ibérico, 1971
Nous rappelions dans un travail précédent (52) , que la grande erreur dans la lecture et dans l’interprétation des oeuvres d’art plastiques, tenait en ce que depuis le XVIIième siècle, et depuis Descartes plus précisément, nous portions sur ces objets une lecture droite et unidirectionnelle qui rendait impossible, à notre avis, la bonne lecture de la peinture et même l’élaboration d’une théorie cohérente de l’interprétation plastique (celle évolutive de Wölfflin, et celle iconographique de Panofsky ne nous satisfaisant à ce sujet que partiellement). Nous proposions un type de lecture que nous appelions “nodale” ou “labyrinthique”, qui repose non pas sur une lecture unidirectionnelle des divers éléments iconographiques, mais sur une lecture qui prend en compte les divers réseaux de signification issus du va-et-vient constant des niveaux de lecture entre eux, qui, en se parasitant, se contaminent et modifient ainsi en permanence le sens initial.
Nous voyons très bien comment cela peut fonctionner dans le système de représentation caricaturale à partir des éléments morphologiques considérés comme invariants dans le tableau de Goya. Il se tisse un réseau de sens extrêmement complexe et pervers, mais efficace car la caricature semble jouer de cela et fonctionner par concentration d’effet et de sens à partir d’éléments que faute de mieux nous définirons comme des “dyffracts” et qui sont les invariants métamorphosés dont nous parlions, qui caractérisent le lien existant entre le Tres de Mayo et les diverses caricatures que nous ne pouvons expliquer individuellement en détail sans allonger de façon démesurée ce travail. Ce sont eux qui constituent en quelque chose la structure “mythique” qui va pouvoir s’adapter et être adaptée à toute circonstance et en tout lieu:
L’opposition ne s’établit pas uniquement entre l’Individu et le groupe oppresseur; elle existe aussi entre la masse des victimes qui acceptent le sacrifice et celui qui le considère inacceptable. Si nous considérons les divers schémas (de Goya à Forges) au travers des quatre ensembles constants (qui admettent à leur tour des sous-ensembles pertinents) que sont le lieu, l’identité des victimes, la qualité de l’arme et l’identité des bourreaux nous voyons émerger la structure suivante:
La constante dans toutes ces caricatures est l’individu en X (les bras dressés contre ses bourreaux) qui est victime peut-être propiciatoire, mais dans tous les cas non consentante.Le discours de “¡vivan las caenas!” est inversé, mis en suspicion. Cet X qu’il dessine en fait une victime parce qu’il implique la croix du sacrifice, mais dans une vision très chrétienne ou christique des choses, et en inversant une nouvelle fois les signes, ce signe de croix devient celui de la victoire: “In hoc signum vinces!”. Qu’il s’agisse de résurrection, de révolte ou de révolution. Il est la marque par laquelle ceux d’en bas seront ceux d’en haut, passeront la porte étroite ici sur terre, et changeront le cours de l’histoire. C’est le sens souligné par Vázquez de Sola dans une récriture de la passion christique qui était déjà présente comme nous l’avons vu, dès le lendemain des exécutions ordonnées par Murat dans la peinture murale du Couvent de Jésus. Ce sens était-il déjà dans la perspective goyesque? Nous posons la question. Ce que nous pouvons affirmer c’est qu’il y a, derrière les massacres ordonnés par les Français, la dénonciation par Goya de la politique de Ferdinand VII et la dénonciation de la monarchie absolue. Ces baïonnettes qui barrent horizontalement le tableau, qui sont le prolongement visuel des coups de feu, sont un clin d’œil de la part du peintre pour nous signifier que le véritable coupable de ces exécutions c’est le traître de Bayonne (qui se cache derrière les baïonnettes), c’est-à-dire Ferdinand VII qui s’était rendu dans cette ville afin d’obtenir l’appui de Napoléon Ier contre son père Charles IV lequel, faisant preuve d’une lucidité politique étonnante chez lui, rendra son fils directement responsable des exécutions de Madrid comme le rapportent Ceballos et Juan Escoiquiz, chanoine et précepteur du prince Ferdinand et qui fut celui qui lui conseilla ce voyage, ne craignant pas de qualifier le passage du Bidassoa, de “franchissement du Rubicon” (53). Il est étonnant qu’aucun critique n’ait souligné ce jeu de mots de la part de Goya dans son Tres de Mayo à propos de la “bayoneta” de Ferdinand, c’est-à-dire, de son coup de Bayonne, jeu presque conceptiste que reprendra Forges dans sa caricature des “Saints innocents et les terroristes coupables” parue dans El País le 28 décembre 1995, précisément le jour des Innocents, ce qui n’est pas ... innocent.
Fig.12. "Caricature de Serafin, La Codorniz, n°1602, Madrid et Barcelone, 30 juillet 1972
Le tableau étudié fait apparaître de façon plus claire ce que nous avons appelé des “dyffracts”, c’est-à-dire ces éléments circulants qui
constituent des invariants mais modifiés, parfois métamorphosés par les caricaturistes, pour faire sens. Le premier d’entre eux est le locus. La Montagne du Príncipe Pío, induit une pluralité de
sens:
- elle est l'un des lieux où les Madrilènes furent fusillés lors des journées du 2 et du 3 mai 1808, située près du Palais Royal, à côté de la maison du Prince Pío et non loin de l’ Eglise
de San Antonio de la Florida où se retrouvaient les congrégationnistes qui recueillaient les cadavres et qui furent, selon nous, à l’origine de la mythification de la journée;
- à cet endroit, près duquel Murat avait établi son quartier général, fut élevée une caserne, connue sous le nom de Cuartel de la Montaña (La caserne de la Montagne), qui avait pour les
Madrilènes la même valeur symbolique d’absolutisme, de terreur et de répression que la Bastille à Paris; c’est là que se retranchèrent les insurgés fascistes le 18 juillet 1936, c’est là qu’ils
fusillèrent tous les officiers, sous-officiers et soldats qui avaient refusé de se soulever contre le gouvernement légal, et c’est à partir de là qu’ils pensaient s’ emparer de la Capitale. La
caserne de la Montagne fut prise d’assaut par le peuple de Madrid resté fidèle à la République. Comme la Bastille, ce symbole a été rasé par la suite (54). Ainsi, l’évocation du lieu des
fusillements de 1808, confond volontairement deux dates qui se superposent (1808 et 1936), faisant de la Montagne du Príncipe Pío, l’espace même de la tyrannie et celui de la geste populaire;
- près de cet endroit, ce qui explique le titre que l’on donne parfois au tableau de Goya, se trouve depuis la restauration de la démocratie, non loin du Palais Royal, la résidence des
chefs du gouvernement espagnol. Au moment où Forges publie sa caricature, cette résidence est donc encore celle de Felipe González. La non-représentation de l’espace par Forges et le remplacement
des invariants “anecdotiques” (talus, église et toits) par la grisaille va au-delà d’un simple procédé décoratif moderne; il est la représentation du pouvoir, sa marque. Surtout à un moment où
toute la presse espagnole de l’extrême droite à la gauche non-socialiste mène une campagne de dénigrement atroce contre González, l’accusant d’implication dans l’organisation d’un mouvement
terroriste (composé d’ex-policiers, de fascistes et de truands), le GAL, et le rendant responsable de l’assassinat de membres de ETA . Ce qui est moins clair est de savoir si Forges fait de
Felipe González la victime crucifiée, ou s’il s’inscrit dans cette campagne de dénigrement et le rend responsable de la mort, de l’assassinat de pauvres victimes. Toutefois ces saints
innocents, ne semblent être ni si saints ni si innocents. L’adjectivation choisie par Forges subvertit le discours et le dysfonctionne. Qu’il s’agisse du Premier Ministre espagnol, ou de membres
de ETA ou de HB, exécutés par le GAL, ou encore de militaires, de policiers, de repentis exécutés par ETA, la responsabilité semble bien partagée. Cela signifierait-il que les victimes ont une
part de responsabilité dans toute tuerie? Que ce sont ces mêmes victimes qui arment le bras des terroristes? Nous ne sommes pas loin de penser que c’est cela qu’a voulu dire Forges. S’il y a eu
des fusillés en 1808, c’est parce que l’on a préféré l’obscurantisme le plus rétrograde, l’archaïsme le plus marqué aux idées de la Révolution française que semblaient incarner les troupes
napoléoniennes; s’il y a eu des fusillés en 1936, c’est parce que les classes moyennes ont laissé faire le fascisme et que le gouvernement républicain n’a pas su être aussi “exécutif” pour
reprendre la légende de Serafín que les bourreaux qui se sont appuyés sur son incompétence, sa lâcheté ou sa faiblesse; si le terrorisme sévit en Espagne, c’est parce qu’il sert de
dérivatif politique à tout le monde, gouvernement et opposition, et que des partis politiques qui jouent le jeu de la démocratie comme HB sont les porte-parole des terroristes de ETA; de même,
l’Espagnol moyen qui crie “vive les chaînes!” (télévisées) est aussi responsable et coupable de son décervelage (pour reprendre le terme d’Alfred Jarry) que l’Etat qui lui propose ces
chaînes cathodiques....
Fig. 13. "Divers types de moustache réactionnaire espagnole", tableau de Eduardo Arroyo,1970
Tout comme nous avons un système complexe de lecture au niveau du locus représenté effectivement ou in absentia, les exécutants, en tant que
machine aveugle, qui apparaissent dans les caricatures, sont riches de sens:
- le jeu entre Français et Franquiste s’impose de lui-même;
- mais derrière les Français armés de fusils et de baïonnettes nous avons Bayonne, avec le sens que nous avons déjà rappelé, mais aussi comme centre stratégique du groupe terroriste basque
ETA. Et toujours par superpositions des dyffracts nous avons la Police française dénoncée par toute la presse espagnole comme étant trop laxiste vis-à-vis des terroristes. Enfin, de façon plus
cryptée, la France, responsable d’avoir trahi et abandonné la République Espagnole en 1936, par lâcheté, calcul et misère intellectuelle; comme les libéraux le furent par Napoléon en 1808, ou en
1823 par le gouvernement français qui grâce à Chateaubriand, alors ministre des Affaires Extérieures, envoya le duc d’Angoulème à la tête d’une armée d’intervention de 100 000 hommes, les Cent
Mille fils de Saint Louis (55), appelés par les caricaturistes espagnols de l’époque, les “Cent Mille fils de pute”, afin de réprimer la Révolution libérale du général Riego;
- s’il s’agit d’une critique indirecte formulée à l’encontre de Felipe González, le groupe de terroristes coiffés de cagoules fait référence au GAL, auquel cas le parallélisme entre les
soldats français et les membres du GAL est encore plus évident (GAL = Galia = Gaule = France) et ce d’autant plus que ce jeu de mots avait déjà été fait au moment de l'invasion napoléonienne par
Antonio Alcalá Galiano, gouverneur de la ville de Madrid, dont la famille avait été tuée par les Français et qui refusa de rester dans la Capitale et de collaborer avec l’ennemi. A un ami qui
insistait pour le retenir, il eut ces mots: Eh bien sachez que même mon nom me l’ordonne: Galia-no (France-jamais) (56).
-le cadre plus ou moins fonctionnarisé qui exécute des ordres sans se poser de questions, dénoncé comme pervers par Serafín comme nous l’avons déjà dit.
Pour mieux souligner ces liens qui se tissent du tableau de Goya aux caricatures nous citerons encore la “chaîne” métaphorisante des éléments circulant qui s’établit entre:
le shako des Français <---->- le bicorne des Gardes civils de Vázquez de Sola, de Zamorano et de la caricature anonyme de 1962 <----> les cagoules des terroristes de Forges
<---> la coiffure de la bourgeoise de Serafín <----> la calvitie “franquiste” du cadre supérieur <----> la calvitie du général Franco, de la caricature anonyme de 1946.
et:
fusil+ baïonnette <--------> pistolet <---------> lance <----------> main + bracelet de la femme <--------> chaînes TV <-------------> caméra photographique
<------> épée et banderilles.
Un élément frappant dans le tableau de Goya a été évacué dans pratiquement toutes les caricatures. La raison en est obscure et les explications que nous pouvons apporter, restent limitées. Il s’agit des lanternes qui, dans le tableau de Goya, éclairent le peloton d’exécution et les victimes et qui transcendent le sens du Tres de Mayo. Deux caricatures seulement reprennent cet élément: la caricature anonyme de 1962 et celle de Perich, de façon détournée chez lui. Nous pensons en fait que c’est le personnage central qui a absorbé le signe de lumière. De personnage fortement éclairé qu’il était dans l’oeuvre de Goya, il devient personnage éclairant dans les caricatures, il devient lumière, phare. La caricature de Vázquez de Sola, par le traitement graphique et par le référent christique et peut-être poétique, le montre bien. Le contraste entre la blancheur du fusillé et la noirceur des gardes civils trouve peut être aussi sa source lumineuse dans quelques vers d’un autre fusillé, victime de la fureur franquiste: le poète Federico García Lorca et son Romance de la Garde Civile:
Noirs sont les chevaux.
Et noires les ferrures sont.
Sur leur cape brillent
des pâtés de cire et d’encre ronds.
Ils ont, pour ça ils ne pleurent,
des crânes faits de plomb (57)
(Pour voir les notes, fin de 3e partie)
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