Par Barbara Hyvert
On le sait, la caricature politique apparaît en France à la fin du XVIIIe siècle et plus particulièrement au cours de la période révolutionnaire, où ce type de production graphique tend à
atteindre son apogée et à circuler en grande masse. Polémique et engagée, elle s’exprime par des procédés de plus en plus percutants. Depuis le milieu du XVIIIe siècle, la notion de « caricature
» est admise dans les discours théoriques sur les arts, mais elle s’apparente surtout à une sorte de « libertinage d’imagination » (1) et reste considérée, pour reprendre les termes de Diderot,
comme un art de délassement. Production « mineure » par excellence, nombreux sont ceux, tel Marsy, qui y voient « une espèce de genre burlesque que le mauvais goût, qui corrompt tous les Arts, a
introduit dans la Peinture » (2). Mais sa diffusion, de plus en plus abondante, conduit le royaliste Boyer de Nîmes à l’analyser en 1792 comme « le thermomètre de l’opinion » en d’autres termes à
établir un parallèle entre l’histoire de la caricature et celle de l’opinion (3). Toute image de cet ordre, dans la mesure où elle est en prise directe avec l’actualité, témoigne d’une histoire,
d’événements historiques. Elle est le reflet de son contexte de production, d’un point de vue politique, historique et social aussi bien que culturel et artistique. C’est le cas du corpus de
Blérancourt, que nous aimerions présenter ici : il permet d’aborder le problème du fonctionnement de la caricature sur le plan esthétique, moral et politique. On peut le considérer comme une
sorte de relecture satirique de l’Histoire, celle-ci étant passée par le filtre critique du caricaturiste, qui se fait porte-parole « d’un peuple qui se réveille (4) ». Ancré dans une période
définie et bien précise, cet ensemble de caricatures constitue un moyen efficace et sûr d’appréhender et de visualiser les luttes politiques dans l’Europe de la fin des Lumières. Ces images sont
l’illustration d’un point de vue contemporain qui fait appel à un mode d’expression bien spécifique ainsi qu’à un système de communication particulier.
Ce corpus réunit trente-sept estampes caricaturales anonymes qui ont rejoint les collections du musée national de la Coopération franco-américaine de Blérancourt suite à une donation datant des
années 1930. Réalisées à la fin du XVIIIe siècle, ce sont des gravures à l’eau-forte coloriées en aplats à l’aquarelle avec parfois quelques rehauts de gouaches. Elles participent pleinement
d’une production qu’Antoine de Baecque a définie comme de technique simple, de coût relativement peu élevé et de diffusion rapide (5). En outre, elles sont l’œuvre de plusieurs intervenants : le
dessinateur, le graveur, l’imprimeur, le colorieur et enfin le marchand. Cette collaboration pourrait à la fois expliquer leur anonymat et permettre de comprendre comment elles se sont insérées
au sein de réseaux commerciaux. Produites efficacement et rapidement, avec des moyens rentables et peu chers, de telles caricatures restaient d’un coût modeste : leur diffusion et leur
circulation en étaient avantagées, permettant aussi au petit peuple d’accéder à ces œuvres et d’en acquérir quelques-unes.
Fig 1 : Anonyme, L'abbé M... étudiant sa motion aristocratique pour s'opposer à l'Assemblée Nationale, Caricature de l'abbé Maury, Paris, XVIIIe siècle, Estampe,
eau-forte coloriée, Bibliothèque nationale de France, Collection de Vinck, Paris.
Fig 1 suite : Anonyme, La Fayette, Necker et Bezenval, XVIIIe siècle, Estampe, gravure réalisée sur cuivre, 31,4 x 17, 4 cm, Musée national de la Coopération
franco-américaine, Blérancourt.
Sur l’ensemble des caricatures du corpus de Blérancourt, six présentent un doublon, identique, sur le plan graphique, à leur modèle, mais de caractère unique, du fait de la couleur, qui présente
des variations notables de l’une à l’autre. Ce détail apporte la preuve d’une production sérielle. Précisons aussi qu’on peut repérer l’existence de remplois de ce corpus, puisque certaines
planches ont été détournées à d’autres fins au cours de la période révolutionnaire (Fig. 1). De manière générale leur format varie entre 12 et 13 cm de haut sur 8 et 9 cm de large. Seules cinq
caricatures s’imposent avec des dimensions plus importantes atteignant près de 17 cm de hauteur. Cette différence est peut-être à expliquer en fonction du choix iconographique des caricatures.
Assurément, l’ensemble des estampes représente un personnage masculin portraituré et caricaturé le plus souvent cadré en buste. Seules les cinq planches au format plus allongé mettent en scène un
personnage en pied. Une certaine uniformité caractérise néanmoins ces caricatures.
Fig 2 : Anonyme, a/ Baringlon fait La grimace a L’amiral Biron de Lavoir Laisse Battre au Combat de La grenade en 1779, 12,7 x 8,3 cm, b/ Le
Tres honorable Edmund Burke Conseiller Privé de Sa Majesté Britanique, 12,5 x 8,7 cm, c/ Thomas Fraser a l’a Capitulation de St Christophe Le 12 fevrier 1782, 12,7 x 8,5
cm, Estampes - eaux-fortes coloriées, XVIIIe siècle, Musée national de la Coopération franco-américaine, Blérancourt.
L’unité des compositions est matérialisée par une organisation centrale très aérée, qui reçoit l’image d’un personnage, soulignée par un encadrement, que renforce le caractère très rigoureux et
linéaire des illustrations. La présence de légendes au-dessous de chaque caricature vient surajouter à cet effet d’équilibre et de cohérence qui les relie entre-elles. Ecrites en langue française
elles sont situées dans un petit cartouche, et nous informent quant au sujet représenté : elles fournissent des renseignements sur le nom des personnes, parfois sur leur fonction et renvoient de
temps à autre à une action ou à un événement spécifique qui les concerne. Un travail détaillé au niveau des expressions, des postures, des typologies physiques et des couleurs toutes très variées
traduit un souci de diversité qui vient nuancer et s’opposer à l’uniformité de l’ensemble. Deux groupes de caricatures s’y distinguent de par le style et le trait du dessin, ainsi que par les
lettrines des légendes (Fig. 2 et 3). Le premier renvoie à des portraits-charges très expressifs et très présents qui dénotent une agressivité et ne sont pas sans rappeler certains burins de
William Hogarth. Ainsi, la ligne rapide et expéditive du dessin, le traitement anguleux et la juxtaposition de nombreuses stries et traits accentuent le caractère grossier et burlesque de ces
personnages. Au contraire, le deuxième ensemble présente un fort contraste : une simple ligne de contour matérialise ces visages qui paraissent davantage passifs et immobiles. Le jeu de la charge
est plus raide et inexpressif, le trait du dessin étant plus uniforme et linéaire. Cette distinction se lit également au niveau de la typographie des légendes : très détaillée, fluide et souple
pour le premier groupe, elle est beaucoup plus cursive, serrée, et brève pour le second.
Fig 3 : Anonyme, a/ Le Colonel Fergusson revenant de Tabago, 13,1 x 8,5 cm, b/ Jonsthone a San jago, 12,9 x 8,9 cm, c/ Hugues Paliser
accusant Keppel, 12,8 x 9,5 cm, Estampes - eaux-fortes coloriées, XVIIIe siècle, Musée national de la Coopération franco-américaine, Blérancourt.
Il apparaît clairement que toutes ces caricatures s’inscrivent et s’organisent dans un même ensemble et dans une même volonté. Elles illustrent un personnage nommé par un cartel, où une légende
contribue à la compréhension de l’image, en partageant de plus amples renseignements. En somme, c’est l’histoire de chacun d’eux, et un moment de leur vie qui nous sont racontés. Par leur
iconographie, on peut en outre affirmer qu’elles fournissent des repères sur le XVIIIe siècle et résument la guerre d’Indépendance. En effet, elles mettent en scène des personnages anglais,
importants ou secondaires, mais généralement impliqués ― si ce n’est engagés de manière active et directe ― dans les événements de l’époque. Observés avec un même regard critique, ces personnages
voient leur portrait brossé et caricaturé selon la définition exacte de la caricature, qui implique la réalisation d’un portrait chargé.
Au premier abord, ces caricatures présentent un manque de soin et un caractère négligé, que l’on découvre dans le traitement de la couleur,
appliquée en aplats et débordant des cernes noirs qui servent de contour. Elles s’apparentent à une production en série réalisée dans l’urgence, ce qui pourrait les reléguer au niveau d’une
production hâtive de peu d’intérêt sur le plan artistique. Et pourtant, ce corpus est chargé de références précises et de sources d’inspirations conséquentes qu’on ne saurait négliger. De fait,
le caricaturiste intègre plusieurs apports stylistiques que l’on peut rattacher aux deux traditions de l’histoire de la caricature : celle des satires du Nord et celle de la caricatura italienne.
Le corpus de caricatures de Blérancourt s’inscrit ainsi entre héritage et renouveau.
L’examen de certaines feuilles permet de déceler des influences précises, celles, notamment, de Pier Leone Ghezzi et William Hogarth qui connurent un écho assez remarquable. C’est d’ailleurs
parce qu’ils ont réussi à conférer au genre caricatural une dimension esthétique qui lui était souvent refusée jusque là, qu’ils ont joué un rôle crucial dans cette affaire. En fait, plusieurs
raisons permettent de comprendre pourquoi l’auteur de l’ensemble de Blérancourt a retenu la leçon de ces deux modèles : ce qu’il a regardé chez eux, c’est à la fois leur choix pour les profils et
les hachures, leur insistance sur le nez et la bouche comme registre expressif, mais aussi le caractère assez raide du rendu. Il a ainsi réinterprété des silhouettes chères à Pier Leone Ghezzi en
s’appropriant le trait marqué et un peu lourd des burins de William Hogarth. La mise en parallèle de quelques caricatures renforce cette idée (Fig. 4).
Fig 4.
De fait, on observe que le caricaturiste de Blérancourt puise des exemples de typologies chez Ghezzi et reprend à son compte le jeu puissant sur la déformation du nez, du menton, du front, des
arcades sourcilières, qui sont l’objet d’une véritable charge expressive. La technique consistant à juxtaposer de nombreuses hachures et des stries plus ou moins profondes afin de conférer aux
visages une expression vivante rappelle quant à elle la manière de Hogarth. Cette combinaison d’apports différents met en relief la ligne expressive et fortement marquée des caricatures de
Blérancourt et renforce la présence matérielle des personnages. Par ces deux emprunts, il apparaît que l’auteur de Blérancourt tente de faire confluer deux orientations, deux grands pôles
esthétiques caricaturaux, hérités de deux traditions opposées : la caricature italienne, où, note Antoine de Baecque, la déformation physionomique résulte « de l’étude précise des exagérations du
faciès, suivant les règles de l’anamorphose » (6), et la caricature du nord qui s’apparente davantage à des compositions généralement plus statiques où de nombreux personnages sont disposés afin
de fournir un équivalent visuel à une situation précise que l’artiste dénonce (7). Si la première donne naissance au portrait grotesque et burlesque, la seconde fait de la satire graphique un
instrument de propagande et de polémique. En synthétisant ces deux héritages caricaturaux, l’artiste de Blérancourt dévoile son ambition : s’inscrire dans la lignée de deux grands caricaturistes,
fonder son art et lui conférer une charge esthétique sûre qui ne nuise en rien au caractère critique du contenu.
Synthèse entre des têtes d’expression et des caricatures, les gravures de Blérancourt présentent un éventail varié de typologies grotesques et burlesques, de physionomies animées d’expressions et
de caractéristiques très diversifiées les unes les autres. On observe malgré tout une grande unité sur le plan iconographique ; on peut même affirmer que l’ensemble forme bien une série. Mais, il
n’est pas question ici d’une succession de scènes ou, pour reprendre les termes de Rodolphe Töpffer, « d’une littérature d’estampe » (8). En réalité, la série se présente davantage sous la forme
d’une succession de gravures de même nature qui correspondent à un ensemble d’épisodes : elle raconte une histoire avec un début et une fin en créant des connections logiques avec les faits
historiques. En réalité, cette série de portraits chargés met en scène des personnages individualisés et caricaturés selon le principe hérité du recueil des Héros de la ligue, ou la Procession
monacale, conduite par Louis XIV, pour la conversion des protestants de son royaume réalisé en 1691 par Cornelius Dusart et son élève Jacob Gole. Suivant le même principe, le corpus de
Blérancourt se compose de « têtes politiques » qui se détachent chacune sur un fond neutre vidé de tout décor, répondant aux légendes qui les identifie et tend à les individualiser (Fig.
5).
L’Evesque et Madame de Maintenon, dans Les Héros de la Ligue 1691, manière noire, 10,8 x 14,3 cm, Bibliothèque nationale, Cabinet des Estampes,
Paris.
Grâce aux informations qu’elles fournissent sur certaines dates et événements, il est possible d’établir un ordre d’apparition de ces personnages caricaturés en fonction d’une échelle
chronologique. Les dates laissent penser que les caricatures de Blérancourt s’étalent sur une période de six ans, de 1778 à 1783. Ainsi, le premier personnage à intervenir dans la série est Lord
Stormont « portant au Roi la déclaration de Guerre contre la Hollande », tandis que celui qui l’achève n’est autre que Lord Shelburne tentant de « débrouiller la pauvre Angleterre de Ses
mauvaises affaires ». A l’image des Héros de la ligue caricaturant et dénonçant les partisans de la révocation de l’Edit de Nantes ― des adversaires des Huguenots qui prônent leur conversion par
de violentes persécutions ― on pourrait proposer un nouveau titre pour le corpus de Blérancourt : « Les Héros de la guerre d’Indépendance ». Antiphrase qui surajoute à l’ironie du sort de ces
Anglais qui ont été les vaincus (9).
En France, la fin du XVIIIe siècle s’impose comme une réelle période de transition dans l’histoire de la caricature. Celle-ci connaît alors une véritable mutation. Les caricaturistes soucieux de dépasser et de s’affranchir de la caricature italienne ainsi que des estampes satiriques germaniques et néerlandaises opèrent des innovations et créent un nouveau langage caricatural moderne : plus simple, plus efficace et plus rapide. Parmi ces innovations on compte la simplification des formes, l’élimination de tout superflu, le refus de l’illusionnisme, ainsi que la primauté de la ligne de contour comme moyen d’expression graphique. Celle-ci s’impose aussi bien pour des raisons matérielles et économiques que par choix esthétiques. Matérielles et économiques, parce qu’elle nécessite peu de temps pour la réalisation et permet de mettre en scène des dessins plus elliptiques et efficaces qu’auparavant. Esthétiques, parce que le trait expressif s’impose comme principe fondamental. Or, il apparaît très clairement que le caricaturiste de Blérancourt maîtrise ces nouveaux procédés pratiques et stylistiques et applique les principes du contour très linéaire des figures, celles de la planimétrie totale, ainsi que la simplification des formes jusqu’à une certaine schématisation des images. Dans ce langage original, le corpus de Blérancourt annonce la caricature moderne. On le voit à travers l’intense production caricaturale révolutionnaire : ce sont ces mêmes procédés techniques qui vont justifier le nouveau langage et la nouvelle forme caricaturale. En effet, « privilégiant l’eau-forte et un dessin concis proche du croquis, les caricaturistes français de la période révolutionnaire misaient sur l’équilibre entre les lignes de contour et les larges plages de couleur réalisées au pochoir » (10). Le caractère politique de la caricature dorénavant dominant et issu du modèle anglais alors très influent, visait à intégrer un message percutant au cœur même de l’illustration. Par leur iconographie politique et historique, les caricatures de Blérancourt s’insèrent dans cette nouvelle production caricaturale. Assimilant et dépassant tout à la fois ces héritages et ces apports stylistiques, l’auteur de Blérancourt se place dans une « dialectique de tradition-création », élaborant « un "style" qui n’est ni celui de l’Angleterre ni celui de l’Italie » (11).
Dans le dictionnaire du Vocabolario Toscano dell’ arte del disegno, Baldinucci insiste sur le lien qui relie l’art caricatural à
celui du portrait en définissant les caricatures comme «des portraits aussi ressemblants que possible à l’aspect général de la personne représentée mais qui, par jeu et parfois par dérision,
aggravent ou accroissent les défauts des parties imitées de façon disproportionnée » (12). Dans leur art, portraitistes et caricaturistes se complètent et visent un objectif identique, celui de
représenter un individu et de saisir la nature même de l’homme. Pourtant, leurs desseins les opposent : si le premier tend à idéaliser l’individu, le second, au contraire le dévalue et le
ridiculise outrageusement.
Du fait de son iconographie, le corpus de caricatures renvoie au genre du portrait. Ce qu’il nous présente se sont des « portraits-charges ». Aussi, reprend-il à son compte les typographies et
les postures du genre : vue de profil, de face et de trois-quarts. Mais il privilégie les deux éléments dominants dans la caricature à l’italienne : le fond neutre et l’effigie de profil.
Toutefois ces éléments ne sont pas spécifiques à la caricature. A cette date, on les retrouve dans le portrait « néo-classique », surtout à partir de la Révolution, ainsi que dans la vogue des
portraits en silhouette découpée et au physionotrace. Ils permettent de concentrer le regard du spectateur sur la caricature qui se détache du fond monochrome et abstrait, intensifiant leur
anonymat mais aussi leur caractère anodin et ridicule. Le second élément, quant à lui, permet de restituer les contours d’un visage, le front, le nez, le menton, dans leur exactitude. Inspiré des
médaillons et monnaies de l’Antiquité immortalisant les « Grands » et les Empereurs, ce portrait de profil majestueux et hiératique est détourné, ici, de son symbole de vertu (13) pour une
connotation plus ironique et sarcastique. La prépondérance de la ligne de contour qui cerne les profils des caricatures établit un lien direct avec la vogue du portrait à la silhouette à la fin
du XVIIIe siècle. Cette production alors très en vogue (14) était caractérisée par une exécution rapide et efficace entrainant un moindre coût et rendant cet art accessible à un plus large
public. L’essor de ces portraits était favorisé par l’invention de la « machine de Lavater (15) » de Johann Caspar Lavater, qui permettait de reproduire et de dessiner les contours d’une
silhouette projetée en ombre. Dans le même esprit, le physionotrace de Gilles Louis Chrétien (16) (1754-1811) connût un grand succès grâce à la facilité avec laquelle il permettait d’obtenir le
décalque d’un profil projeté, tout en préservant les traits caractéristiques et physiques à l’intérieur des profils. En comparant successivement un portrait-ombre, une étude physiognomonique de
Johann Caspar Lavater, un portrait au physionotrace du portraitiste Edme Quenedey (1757-1830) et une caricature de Blérancourt (Fig. 6) le recoupement entre eux devient évident : tous trois
s’apparentent à un découpage rigoureux et linéaire.
Fig 6 : Mise en parallèle de Pierre Gaveaux d’Edme Quenedey, Paris, 1824, Estampe, aquatinte, 24 x 19 cm, Cabinet des Estampes, Bibliothèque nationale de France,
Paris et caricature de Blérancourt, Lord Sandwich, (Détails).
Fig 6 suite : Mise en parallèle de Silhouette de visages, études physiognomoniques, Johann Caspar Lavater, T. 1 et 2, La physiognomonie ou l’art de connaître les
hommes, 1775-1778, et profil noirci de Keppel, caricature de Blérancourt.
Fig 6 fin : Mise en parallèle de Johann Caspar Lavater, Etude physiognomonique, La physiognomonie ou l’art de connaître les hommes, T. 2, Pl. XLVI, p. 227,
1775-1778 et Le Chevalier Clinton, caricature de Blérancourt.
Au-delà du caractère réaliste des premiers et de la forme caricaturale de la dernière, les similitudes concernent la composition, l’arrière plan neutre, le portrait physionotype et le contour
simple du profil strict immobile qui regarde devant-lui. Ainsi, le caricaturiste de Blérancourt assimile parfaitement les nouvelles solutions visuelles et les innovations esthétiques de son
époque. Il adapte à son corpus le dessin linéaire qui, comme l’a si bien montré Ernst Gombrich, présente un symbolisme purement conventionnel qui le rend immédiatement intelligible (17). Ce
faisant, notre artiste facilite grandement la perception et la compréhension de ses caricatures.
Tous ces différents appareils de reproductions mécaniques tels les machines à silhouette ou les physionotraces sont généralement considérés comme une des origines de la photographie (18). En ce
sens, le contour de profil correspond au portrait le plus juste, voire le résultat de l’exacte ressemblance. Le recoupement réalisé entre tous les profils, ceux des portraits-ombres, des
physionotraces et des caricatures de Blérancourt fait intervenir une nouvelle notion et pose la question de la « ressemblance ». Rappelons comment, pour Diderot, la charge met en scène un
individu dont les « (…) vérité[s] et ressemblances exactes ne sont altérées que par l’excès du ridicule » (19). En d’autres termes, « il n’y a de caricature, au sens strict du terme, […] que dans
la représentation à la fois ressemblante et déformée d’un individu bien précis » (20). Au XVIIIe siècle, période très concernée par les questions relatives à l’artifice et aux faux-semblants, la
notion de « ressemblance » est complexe et difficile à cerner. Pour contrer ce monde de tromperie, les artistes s’attachent à suggérer les mouvements de l’esprit, les inclinaisons de l’âme des
modèles par des portraits « idiosyncratiques » visant à montrer l’homme avec les défauts qui lui sont propres. A en croire le sculpteur Falconet, l’art du portrait fait intervenir une évocation
du caractère psychologique du modèle : aussi fait-il autant appel à la ressemblance physique qu’à celle de l’âme.
Pour qu’une caricature soit réussie, c’est-à-dire pour que la ressemblance ne soit pas seulement extérieure, mais qu’elle mette au jour des vérités voilées, la charge doit aussi être une étude de
caractère. La caricature, en d’autres termes, est liée à la physiognomonie. Là encore, l’impact du contexte culturel et artistique du siècle des Lumières sur l’auteur du corpus de Blérancourt est
incontestable. Rappelons que cette période est celle du grand retour en vogue des théories physiognomoniques qui s’augmentent des considérations de Giambattista della Porta, d’Albrecht Dürer, de
Léonard de Vinci, de Charles Le Brun, de Marin Cureau de la Chambre et de Johann Caspar Lavater sur le sujet tout en puisant de nombreuses illustrations qui y ont trait. En lui-même, le programme
n’a guère changé : il s’agit de cerner le caractère intérieur des individus sur leur apparence physique et leurs traits extérieurs les plus remarquables. Autrement dit, le visage reste « la
métaphore de l’âme » (21). On comprend le parti que les caricaturistes peuvent tirer d’une théorie qui insiste sur les coïncidences de la laideur physique et de la laideur morale : plus l’homme
incarne le mal, plus il sera laid ; plus il incarne le bien, plus il sera beau. Ainsi, afin d’illustrer les multiples théories du modèle idéal et de son contre-modèle, une panoplie de typologies
physiognomoniques se déploie dans des ouvrages qui vont vulgariser les théories de Lavater. Les figures incarnant ces typologies s’orientent, dans un sens, vers l’idéalisation, dans l’autre vers
le caricatural. Dans ce cas, ce sont des faciès, des types morphologiques aux traits grossièrement accentués et exagérés qui constituent une source féconde pour les caricaturistes. Les planches
de Blérancourt en témoignent car on y observe de nombreuses similitudes avec certaines gravures réalisées par Jacques-Antoine Pernety dans les années 1776-1777 pour illustrer ses traités (Fig.
7).
Fig 7 : Antoine Joseph Pernety, « Physionomies », planche issue de La connoissance de l’homme moral par celle de l’homme physique, Berlin, 1776-1777,
(Cliché Strasbourg, BNUS).
Fig 8 : Johann Caspar Lavater, Etude physiognomonique, La physiognomonie ou l’art de connaître les hommes, T. 2, p. 286, et T. 3, Pl. XXVI, p.
265,1775-1778.
Albrecht Dürer, Les proportions du corps humain, la tête, p. 85, Della simmetria dei corpi humani, libri quattro, Paris, 1557.
D’autres présentent des points communs avec certaines planches de Johann Caspar Lavater (Fig. 8), voire avec celles qui ont été tirées du traité d’Albrecht Dürer, Hjerin sind begriffen vier
Bücher von menschlicher Proportion (1528) (Fig. 9). Ainsi, ces caricatures tendent à s’organiser en un recueil de typologies, de têtes de caractère, largement influencé par la diversité des
typologies physiques et physiognomoniques pour produire un effet comique. Observant les prescriptions de Pomponius Gauricus, l’auteur du corpus de Blérancourt semble prêter a posteriori un
physique spécifique à ses personnages afin qu’il corresponde à ce que les sources écrites nous apprennent de leur caractère (22).
La Révolution américaine a suscité des réactions très contrastées entre ceux
qui reconnurent l’indépendance des colonies britanniques et ceux qui, au contraire, tentèrent de les assujettir plus encore qu’auparavant. Le jeu complexe de relations ambiguës entre Anglais et
Français a eu bien des conséquences, notamment dans le domaine des échanges artistiques entre les deux pays (23), et il n’est pas indifférent qu’il ait coïncidé avec une nouvelle amitié
franco-américaine que la guerre de 1775-1783 n’a fait que renforcer (24). Les caricatures de Blérancourt semblent être un témoignage, voire une traduction concrète de ce jeu de relations, souvent
marquées par une forte animosité entre les ennemis irréductibles. Ainsi, suivant un ordre précis, elles semblent offrir un résumé en images de la guerre d’Indépendance. Prises une à une, elles
soulignent et évoquent toutes une situation spécifique. Une fois le contenu de la légende décrypté et le personnage replacé dans son contexte, on comprend mieux l’importance de cet ensemble comme
témoignage de son époque et de faits historiques majeurs. Toutefois, si leur auteur s’attache aux événements marquants de la guerre d’Indépendance, il porte un intérêt tout particulier aux
Anglais. Certes, il s’agit bien, par la caricature, d’informer son public sur les événements liés à la Révolution américaine, mais surtout sans oublier de ridiculiser l’ennemi anglais par tout un
travail de déformation et de dévalorisation. Ainsi, le regard porté sur les événements historiques est d’abord celui du représentant d’une nation dénonçant une nation rivale, celui d’un Français
vilipendant l’Anglais.
Sur le plan visuel, les caricatures de Blérancourt sont un témoignage de premier ordre et d’une originalité incontestable, qui rend compte bien des événements de cette fin de XVIIIe siècle et des
luttes politiques. Marquées par la complexité et la richesse de leur contexte de production, elles ne peuvent plus, aujourd’hui, être appréhendées sans passer par un travail de décryptage : «
l’arsenal du caricaturiste » (25) repose sur une naïveté de la représentation et une simplicité du propos qui ne sont qu’apparentes. Comme nous avons tenté de le montrer, l’érudition du
caricaturiste fait ici appel à un public instruit et éclairé, à même de saisir le sens du corpus. Ainsi, même si cet ensemble répond parfaitement aux exigences de l’époque concernant la
caricature comme outil de propagande et moyen d’expression, il n’est absolument pas certain qu’il ait été conçu pour être reproduit en masse et largement diffusé chez les marchands d’estampes
parisiens.
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NOTES
1/ Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751, t. 2, article « charge ».
2/ François-Marie Marsy, Dictionnaire abrégé de peinture et d’architecture, 1746, Genève, Minkoff Reprint, 1972, t. 1, article « Charge ».
3/ Cité in Laurent Baridon & Martial Guédron, L’art et l’histoire de la caricature, Paris, Citadelles & Mazenod, 2006, p. 115.
4/ Jules François-Félix Champfleury, Histoire de la caricature moderne, Paris, Dentu, 1865, p. 9.
5/ Antoine de Baecque, La caricature révolutionnaire, Paris, Presses du CNRS, 1988, p. 23.
6/ Antoine de Baecque, op. cit., p. 13.
7/ Cf. Michel Jouve, L’âge d’or de la caricature anglaise, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences politique, 1983, p. 18.
8/ Rodolphe Töpffer, in Ernst H. Gombrich, L’art et l’illusion. Psychologie de la représentation picturale, (The A. W. Melon Lectures in the fine Arts 1956), Paris, Gallimard, 1971, p.
419.
9/ Voir Alden John Richard, La guerre d’Indépendance 1775-1783, Paris, Vent d’Ouest, 1965.
10/ Laurent Baridon & Martial Guédron, op. cit., p. 106.
11/ Michel Vovelle, in La caricature révolutionnaire, Antoine de Baecque, Paris, Presses du CNRS, 1988.
12/ Cité in Jean-François Revel, « L’invention de la caricature », in L’Œil, n°109, janvier 1964, p. 12-21.
13/ Andreas Beyer, L’art du portrait, Paris, Citadelles et Mazenod, 2003, p. 65.
14/ Edouard Pommier, Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1998, p. 372.
15/ « Maschine zum bequemen Verfertigen von Schattenrissen », voir Johann Casper Lavater, L'art de connaître les hommes par la physionomie , Paris, L. Prudhomme, 1806.
16/ Voir Jean Clay, Le romantisme, Paris, Hachette, 1980, p. 19.
17/ Ernst Gombrich, op. cit., p. 421, voir aussi Méditations sur un cheval de bois et autres essais sur la théorie de l’art, (1963, 1985, 1986) Paris, Phaidon, 2003.
18/ Voir Gisèle Freund, Photographie et société, Paris, Edition du Seuil, 1974.
19/ Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751, t. 2, article « charge ».
20/ Jean-François Revel, op. cit. pp. 12-21.
21/ Voir Jean-Jacques Courtine & Claudine Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions XVIe-XIXe siècle, Paris/Marseille, Rivages, 1988.
22/ Voir Edouard Pommier, Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1998,
pp. 112 – 113.
23/ Voir André Corvisier, Arts et société dans l’Europe au XVIIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1978 et voir Paul Denizot in La Grande-Bretagne et l’Europe des
Lumières, sous la direction de Serge Soupel, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1996.
24/ Voir Brissot de Warville, Mémoires, introduction de M. de Lescure, Bibliothèque des Mémoires relatifs à l’histoire de France au XVIIIe siècle, Paris, Firmin-Dido, 1877.
25/ Ernst H. Gombrich, « L’arsenal des humoristes », in Médiations sur un cheval de bois et autres essais sur la théorie de l’art, (1963, 1985, 1986) Paris, Phaidon, 2003.