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« Honoré Daumier », Le Charivari, 5/8/1900.

Par Michel Melot

Article paru dans Humoresques n°10, L’Humour graphique fin de siècle, janvier 1999, PUV, p. 57-65. 
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Caran d'Ache commença sa carrière en 1880. Il connut un succès rapide et, vingt ans plus tard, habitait « un luxueux hôtel qu'il s'était fait bâtir rue Spontini, près du Bois ». La période qui va de 1880 à 1900 est sans doute la plus faste qu'an connue l'histoire de la caricature. Dans l'Histoire de France de Lavisse, le volume de Charles Seignobos (1921) consacré aux débuts de la Troisième République, la résume ainsi : « La caricature, développée après 1870 par le succès des périodiques illustrés, reprit la tradition, créée par Daumier, de la charge politique satirique en la poétisant sous l'influence de la fantaisie comique des Anglais une telle floraison de talents comiques ne s'était jamais vue en France. »
Daumier est mort le 11 février 1879, l'année qui précéda celle du premier dessin publié par Caran d'Ache dans La Chronique parisienne. On peut bien dire qu'il a frayé le chemin de ses successeurs et préparé en quelque sorte leur triomphe. Mais l'histoire est plus complexe. Daumier ne connut pas de son vivant un succès aussi immédiat et aussi unanime. À sa mort, Daumier était presque tombé dans l'oubli ; seuls quelques amis fidèles cherchaient à le faire reconnaître. Dans un des articles qui furent consacrés à son enterrement, on peut lire cette phrase : « Notre génération n'a pas connu Daumier. » Le succès de Daumier, celui qu'on lui reconnaît de nos jours, fut un succès posthume qui commença le jour même de sa mort. Il fut exactement contemporain du succès de Caran d'Ache et des illustrateurs de presse de la fin du siècle, et bénéficia des mêmes circonstances historiques. La « tradition créée par Daumier » dont parle Seignobos fut l'œuvre de la Troisième République. Déjà Edmond de Goncourt, fervent admirateur de Gavarni, s'en était aperçu et se plaisait à dire : « Ce sont les Républicains qui ont fait Daumier, et qui l'ont surfait. »
Chacun sait que la vie politique de 1879 fut entièrement occupée par la résistance des forces conservatrices incarnées par le maréchal Mac Mahon, premier président de la république, et les partis républicains. On sait aussi que l'adhésion de Mac Mahon à la République était de pure forme : jusqu'en 1879, les royalistes n'ont jamais perdu l'espoir d'une restauration de la monarchie en France.
La lutte sans merci que se livrèrent alors républicains et tenants de l'Ancien Régime se caractérise par le fait qu'aucun des deux partis n'était en état de recourir à la force. Pendant plus de quatre ans, de 1875 à 1879, l'abondance des discours, des déclarations et des débats parlementaires le montre : la dernière de nos révolutions fut menée entièrement par le verbe, mais un peu aussi par la caricature. Dans ces circonstances, la mort de Daumier au plus fort de la crise, ne pouvait, si l'on peut dire, mieux tomber pour la cause républicaine. Celle-ci sut l'exploiter au maximum.
La liberté de la presse était un des motifs les plus récurrents du combat républicain. Déjà en 1830, les débuts de Daumier dans La Caricature coïncident avec une libéralisation de la presse, tout comme, en 1881, les débuts de Caran d'Ache et de son journal Le Tout Paris. La liberté de la presse accordée par Louis-Philippe sous la pression du peuple, fut vite modérée par des mesures répressives, dès 1835, sous les coups de boutoir de la caricature. De même, il s'en fallut de beaucoup que la liberté de la presse ait été rétablie dès l'établissement de la Troisième République en 1873. L'âpreté des joutes entre républicains et conservateurs, au contraire, amena ceux-ci, qui tenaient encore le pouvoir, à prendre des mesures très sévères. En juin 1877 encore, alors que Mac Mahon s'interrogeait sur les chances d'un nouveau coup d'État, les dessins de Gill étaient enlevés par soixante-douze commissaires de police de tous les kiosques de Paris.
Le 5 janvier 1879, l'élection sénatoriale confirmait, dans le bastion le plus solide des conservateurs, la victoire des républicains. Mac Mahon démissionna le 30 janvier. Daumier mourut le 11 février. La fragilité de la situation politique n'incita pas Jules Grévy, nouveau président de la république, à relâcher la surveillance des journaux. La différence fut surtout marquée par l'équilibre répressif qui frappe tour à tour les deux extrêmes, La Lune rousse, du côté anticlérical, ou La Jeune Garde, journal satirique des bonapartistes. La grande loi du 29 juillet 1881 sur la liberté d'expression, qui demeure, aujourd'hui même, la base de nos institutions, et servit de modèle aux démocraties du monde entier, mit fin à la censure.
Les effets ne s'en firent pas attendre : plus d'une centaine de revues plus ou moins satiriques, en tous cas libres de ton, égayèrent la fin du siècle. Seule l'atteinte aux bonnes mœurs, dont la frontière varie selon les époques et selon les publics, inquiéta encore quelques revues un peu trop légères ou des artistes sulfureux comme Louis Legrand ou Félicien Rops. Caran d'Ache, comme beaucoup d'autres, appartient à cette vague éditoriale. Ce qu'ils doivent à Daumier est, autant que son œuvre passée, le rôle symbolique qu'on lui fit tenir dans le combat républicain de 1879, l'année même de sa mort, et dont l'issue fut la victoire définitive de la liberté d'expression.

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Dessin de Daumier, « Etienne-Joconde-Cupidon-Zéphir-Constinutionnel », Le Charivari, 31/8/1834.

Daumier n'avait plus rien publié depuis 1872. Il vivait retiré dans le petit village de Valmondois, non loin d'Auvers-sur-Oise, non point pauvre mais sans fortune, mal voyant, dans une maison modeste qu'on voit encore, et que Corot lui avait offerte. Sa mort passa presque inaperçue du public. Ses obsèques, en revanche, furent l'occasion d'une cérémonie que ses amis républicains ne manquèrent pas d'orchestrer - on dirait aujourd'hui de « médiatiser » - d'autant que l'enterrement fut civil. Dans un contexte où la question cléricale était explosive, et le principal cheval de bataille de la gauche, un enterrement civil était une provocation. Il n'était pas loin, le temps où certains préfets avaient interdit les enterrements civils après sept heures du matin. Le 23 novembre 1876, les funérailles civiles du musicien Félicien David avaient donné lieu à une passe d'armes à la Chambre des députés. Le ministre de la Guerre ayant refusé de rendre les honneurs, comme c'était l'usage, à ce membre de la Légion d'honneur, les députés demandèrent au gouvernement de respecter « dans l'application des décrets relatifs aux honneurs funèbres [...] les deux principes de la liberté de conscience et de l'égalité des citoyens... ».
Daumier mourut entouré de quelques amis, dont le plus fidèle, le sculpteur Geoffroy-Dechaume, son voisin. Mais une centaine de personnes vinrent de Paris à Valmondois le 14 février pour assister aux obsèques civiles, ainsi transformées en manifestation de sympathie républicaine. On entendit trois discours, par Champfleury, par Carjat et par le maire républicain de Valmondois, M. Bernay, qui manifesta hautement, dit un journaliste, « son admiration et son estime publique pour le républicain, pour le libre-penseur ». L'événement fut donc moins la mort de Daumier que son premier enterrement, et plus encore son second, l'année suivante, au Père Lachaise. En l'espace de quelques mois, Daumier fut en effet enterré deux fois, comme s'il avait fallu racheter cet enterrement civil par une double cérémonie.
La presse de droite ne pouvait pas ne pas réagir, d'autant que l'État avait pris à sa charge les frais de cet enterrement civil : « C'est là, croyons-nous, un scandale sans précédent », lit-on dans Le Français. Scandale exploité encore lorsque, le 27 février, la Ville de Paris accorda une concession gratuite à la veuve du défunt au Père Lachaise, où son corps fut transporté et où il fut à nouveau inhumé le 16 avril 1880. Le second enterrement de Daumier, dans la capitale, prenait des allures de funérailles nationales, menées par le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts. La République marquait son territoire. Tel était le contexte politique à l'exacte période où des illustrateurs jeunes s'apprêtaient à bondir par la brèche ouverte de la presse.
Que l'œuvre de Daumier n'ait été qu'un prétexte dans le débat politique et au service de la cause de la liberté de la presse nous est prouvé par l'insuccès total de l'exposition organisée par ses amis en 1878, l'année qui précéda sa mort. Tenue chez Durand-Ruel du 15 avril au 15 juin 1878, l'exposition des œuvres de Daumier avait été pourtant soigneusement préparée par ses amis républicains. Victor Hugo avait accepté d'en être le président d'honneur. Le seul visiteur de marque en fut Gambetta. Le patronage de ces deux célébrités suffisaient pour marquer l'événement à l'extrême-gauche. D'ailleurs, seule la presse de gauche s'en fit l'écho. Celle de droite n'en souffla mot. Le public ne vint pas non plus. Les dépenses furent de 12 700 F, les recettes de 3 200, le déficit de 9 500 E À l'occasion du double enterrement de Daumier, on rappela l'échec de cette tentative de réhabilitation : « On se souvient qu'une exposition générale de ses œuvres avait été ouverte rue Le Peletier », écrit un journaliste. « L'indifférence du public fit alors échouer l'entreprise. »
Les cérémonies de 1879 et de 1880 en hommage au républicain de la première heure qu'avait été Daumier, tombaient à point pour légitimer le nouveau régime. En revanche, l'exposition du printemps de 1878 s'était tenue dans des conditions défavorables, non seulement au plus fort de la crise politique qui suivit les élections municipales du 6 janvier, mais de plus au premier grand creux de la crise économique qui déprima le marché de l'art et dont les impressionnistes firent les frais. Après 1878, la situation encore fragile commença de se redresser sous l'effet du plan Freycinet, ministre républicain des Finances. À cette date, Durand-Ruel avait retrouvé du crédit auprès de la nouvelle banque catholique de l'Union générale, créée pour concurrencer les banques juives et protestantes qui monopolisaient le capital. En 1882, l'économie connut une rechute. La banqueroute de l'Union générale, le 19 janvier, entraîna la faillite de Durand-Ruel.

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Dessin de Daumier, « Un parricide », Le Charivari, 16/4/1850.

L'essor de la presse, annoncé par les libertés républicaines à partir de 1881, rencontra la fin de la crise politique, prélude à la reprise économique qui devait donner naissance à ce qu'on a pris l'habitude d'appeler « La Belle Époque », et qui fit la fortune de quelques impressionnistes et de beaucoup d'illustrateurs. La situation économique connut une amélioration définitive après 1885, lorsque les marchés étrangers, notamment celui des États-Unis, qui avaient salué l'avènement de la République et la restauration des libertés en France, s'ouvrirent au commerce et aux artistes français.
Il faut se souvenir que, jusqu'en 1883, les États-Unis, alors en pleine expansion, demeuraient hostiles à la France, depuis la désastreuse guerre du Mexique menée par Napoléon III. Les tentatives pour exporter les artistes français outre-Atlantique s'étaient soldées par de cuisants échecs. Le rétablissement de la République permettait de faire table rase de ce passé et, en 1883, le don de la Statue de la Liberté symbolisait le rétablissement des rapports amicaux avec l'Amérique. Les artistes de l'ancienne opposition y étaient les bienvenus. On connaît le succès de Millet chez les collectionneurs américains. Manet en avait été, en 1879, le premier ambassadeur, en triomphant avec sa monumentale Exécution de Maximilien, qui, précisément avait fait scandale en France en 1867 en stigmatisant la Guerre du Mexique.
En dix ans, La France avait radicalement changé. En 1878, l'exposition Daumier tombait dans l'indifférence parisienne. En 1888 parut la première monographie à sa gloire, par Arsène Alexandre. En 1878, la liberté de la presse n'était pas encore restaurée, et les députés se contentaient de réclamer l'abrogation de la loi de censure de 1875. En 1888, Armand Dayot, inspecteur des Beaux-Arts et défenseur de Daumier, organisa à l'École des Beaux-Arts, quai Malaquais, une grande exposition intitulée : « Les Maîtres français de la caricature et de la peinture de mœurs », dont Daumier était l'une des vedettes. La mode pour la caricature et la scène de mœurs était ainsi officialisée dans les lieux même de l'académisme et par les plus hautes autorités du monde officiel de l'art.
Comment a-t-on pu, en si peu de temps, renverser les tendances esthétiques ? Faire admettre tout un genre dans l'histoire de l'art ? Consacrer un artiste, Daumier, jadis honni et naguère oublié ? Pour devenir ainsi le grand exemple d'une génération nouvelle, Daumier possédait quelques qualités mais aussi quelques handicaps. Ce n'est pas sans peine qu'on fit entrer son nom dans le Panthéon des arts.
Parmi ses qualités, la principale était sans doute son classicisme formel. J'entends par là que, tout caricaturiste qu'il fût, Daumier, contrairement à la plupart de ses confrères, dessinait « correctement », c'est-à-dire selon les canons académiques. Tous les critiques insistent sur ce critère : ses lithographies sont composées comme des tableaux, équilibrées, contrastées, les personnages sont mis en place. Leur anatomie est correcte : le mouvement n'y est pas un désordre et, sous l'outrance des traits, l'harmonie règne. Il modèle enfin ses personnages, contrairement à beaucoup de dessinateurs entraînés au seul trait par les nouveaux moyens de clichage. Ainsi campés, dessinés et modelés, ses personnages acquièrent une force de conviction que même un amateur d'art classique peut apprécier.
La seconde qualité qui le désigne comme héros de l'art moderne est qu'il fut peintre. Jamais de son vivant, ses peintures ne retinrent l'attention de la critique. Sa République de 1848, ses quelques envois aux Salons, trois en tout, sa riche production d'aquarelle lui avaient cependant acquis un petit cercle d'amateurs et d'amis qui, en 1878, se mirent en devoir de faire reconnaître Daumier comme peintre. Mauvais peintre, pensent beaucoup, et pas seulement parmi ses détracteurs. L'exaltation faite de sa peinture doit sans doute, plus encore que celle de ses lithographies, à la propagande républicaine à l'usage des bourgeois. Après Arsène Alexandre, les critiques de la bourgeoisie républicaine n'hésitaient pas à regretter le lithographe, à l'excuser presque de n'avoir pas été davantage peintre, c'est-à-dire plus artiste et moins engagé. Agacé de voir la peinture de Daumier exaltée au détriment de ses lithographies, l'un de ses admirateurs, Carlo Rim, déclara que « à ce compte-là, Ingres devrait être considéré comme un violoniste ». Enfin, bon ou mauvais, il était peintre et le demeure.

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Dessin de Charles Léandre, « Hommage à Daumier », Le Rire n° 340, 11/5/1901.

Une troisième qualité avantageait Daumier au moment de la lutte républicaine : il était l'homme de 1830 beaucoup plus que de 1848, et silencieux sur la Commune. C'est en effet de 1830 que se réclament les républicains modérés de 1880, pour plusieurs raisons. Ils sont anti-communards et ne veulent en aucun cas réveiller le souvenir encore brûlant de 1871, qui sert au contraire d'épouvantail à leurs adversaires, pour qui république est synonyme de révolution. En 1876, le Pape déclara que « les élections [du 20 février] renversaient la République libérale et conservatrice » pour établir la « République révolutionnaire ». En revanche, le manifeste républicain du 11 octobre 1877 déclare :« La cause que vous avez à défendre est celle que nos pères défendirent victorieusement en 1830. » Contrairement aux bonapartistes et plus encore aux légitimistes, les orléanistes demeurent pour les républicains des alliés potentiels : certains se sont déjà ralliés. Aussi la critique en faveur de Daumier insiste-t-elle sur la première célébrité de Daumier, celle de la période 1830-1835, la plus évidente, la moins compromettante, oubliant au passage d'insister sur le fait que Daumier fut un farouche opposant des orléanistes de l'époque, et que la république pour laquelle il se battait était plus révolutionnaire que celle de la bourgeoisie libérale de 1880.
Aux yeux des républicains de 1880, Daumier est donc un bon républicain, un bon caricaturiste et, pourquoi pas ? un bon peintre. Mais aux yeux des conservateurs qu'il faut convertir, il souffre de plusieurs handicaps : Daumier fut un journaliste, il fut un lithographe, il demeure avant tout un caricaturiste, trois critères d'élimination pour avoir droit au statut d'artiste. Sur ces trois points, la critique argumenta ; et le moins qu'on puisse dire est que tous les arguments étaient bons.
Après sa mort, les articles sur Daumier se multiplient. Tous reprennent un certain nombre de thèmes dont on comprendra maintenant qu'ils n'étaient pas innocents. Ils contribuent, peu à peu, à dégager Daumier de son époque, à la revisiter en fonction des besoins des années 1880 et à situer son œuvre dans un espace idéal qui pourrait être celui de l'art éternel. Ainsi, pour le disculper de la suspicion de journalisme, on s'applique à prouver que Daumier n'était pas l'auteur des légendes de ses caricatures. C'est une querelle encore active aujourd'hui. En quoi le fait que Daumier n'ait pas lui-même écrit ses légendes peut-il être mis en relation avec la qualité de son dessin ? Pourquoi accorder à cette question une telle importance, si ce n'est pour conserver à Daumier une sorte de virginité d'artiste, et conférer à ses dessins une autonomie esthétique, indépendante de toute signification occasionnelle, qui le rapproche de l'orthodoxie de la création ? Daumier dégagé de tout engagement circonstanciel devenait un adepte de « l'art pour l'art ».
Pour exorciser le lithographe, mi-artiste, mi-artisan, on mit l'accent sur les peintures. Que voyait-on dans l'exposition de 1878 ? D'abord des peintures, puis des dessins et, dans la rubrique « Divers », et sous le numéro 244 et dernier du catalogue : « Vingt-cinq passe-partout renfermant les œuvres lithographiées de H. Daumier. » Le propos ne saurait être plus clair, et le soulagement des critiques républicains fut grand lorsqu'ils purent s'exclamer, comme celui du Journal officiel (26 avril) :« Oui, certes Honoré Daumier restera comme l'une des figures artistiques les plus saillantes de ce temps, mais il n'en devra rien à la caricature, genre bâtard et conventionnel... S'il est grand, c'est pour la qualité extrinsèque de son dessin, par son don de coloriste, par sa force d'observation, par tout ce qui fait qu'un peintre est grand. » En retour, ce « grand art » avalise l'autre, l'art du journaliste et de l'illustrateur, le justifie ou l'excuse. On se débarrasse de la caricature comme d'un accident malheureux ou d'une contingence nécessaire. Daumier est devenu un artiste qui, par ailleurs et par hasard, avait été journaliste et républicain.
Une troisième hypothèque restait à lever pour transformer Daumier en personnage convenable, digne d'entrer dans l'histoire de l'art et d'y patronner tous ses jeunes émules, qui se pressaient à la porte des journaux comme illustrateurs de presse mais en attendaient aussi une reconnaissance et espéraient devenir de futurs Daumier. Daumier avait été un révolutionnaire. Sans ambiguïté aucune, il avait pris le parti de la république dès que celle-ci avait été trahie par Louis-Philippe et confisquée par la bourgeoisie libérale de 1830. Pour atténuer cette image peu propice au ralliement des modérés de 1880, on insiste sur le caractère rassurant du personnage. Daumier, l'homme du peuple, était avant tout un homme tranquille, peu bavard et préférant fumer sa pipe. Un bon époux, régulier dans son travail, ennemi de tous les excès. Le peu que l'on sait de la vie privée de Daumier et de son tempérament autorise sans doute aujourd'hui les interprétations les plus diverses. À sa mort, son entourage perpétua de lui cette image du citoyen paisible, comme si ce qu'ils appelaient son art avait pu naître d'un esprit aussi tranquille que celui de son ami Corot. L'insistance des portraits de Daumier sur ce point, l'absence totale de passion qu'on veut y mettre, à l'encontre de toute vraisemblance pour un homme si résolu, montre surtout la volonté des républicains de 1880 de rassurer : Daumier était un idéaliste et n'était pas dangereux.
Qu'en est-il du succès de Daumier, dont la consécration fut liée de si près aux luttes républicaines, aujourd'hui que la république semble bien établie ? Pas plus que celui de la république, le statut de Daumier n'est disputé : personne ne lui conteste sa qualité d'artiste, même si la qualité du peintre est encore parfois mise en doute.
Voilà donc Daumier institutionnalisé. Une grande exposition Daumier sera organisée au Grand Palais en 1999. Ce sera la première grande exposition parisienne depuis 1934. Souvenons-nous que pour le centenaire de sa mort, en 1979, le Louvre n'avait pas jugé possible d'en organiser une à Paris. La raison donnée en était la dispersion et la fragilité des peintures. La grande exposition du centenaire avait donc eu lieu à Marseille, et avait donné matière à une déclaration politique du maire, Gaston Deferre, à la gloire de l'opposition, peu avant la victoire du parti socialiste dont il était le second personnage après François Mitterrand. Constatons le nouveau pas franchi en 1999 par cette exposition, qui ne semble pas faire l'objet de débat politique. Mais Daumier s'en serait-il réjoui ?
Son œuvre pourtant suscite encore ici ou là quelque émotion, en France au moins. Lorsque, en 1985, je voulus publier, en hommage à Jean Adhémar, dans la Gazette des Beaux-Arts, un article sur la réception de Daumier, le nouveau directeur de la revue refusa de le publier sauf si j'ôtais quelques citations, dont la référence à la préface de Gaston Deferre dans le catalogue du centenaire au musée de Marseille. J'ai bien entendu refusé et l'article fut publié intégralement mais en anglais dans Oxford Art Journal.
Aujourd'hui, la république a encore fait des progrès puisqu'une exposition des caricatures de Daumier sur les parlementaires de la Monarchie de juillet fut présentée en 1996 à l'Assemblée nationale même. Son président d'alors, Philippe Séguin, est le maire d'Épinal, où il défend l'imagerie populaire et où il organise chaque année un festival de la caricature politique. Il est par ailleurs l'auteur d'un gros ouvrage sur Napoléon III. À ces titres, il ne pouvait que s'intéresser à Daumier. Quelques députés de ses amis s'en inquiétèrent et pensèrent un moment faire retirer de l'exposition certains personnages ventripotents de Daumier qui faisaient penser inévitablement à la corpulence de Philippe Séguin. Ce dernier eut l'intelligence d'en rire et autorisa l'exposition dans son intégralité, qui connut d'ailleurs un grand succès.
En revanche, l'exposition récente des Gens de justice à la Cour de Cassation de Paris, à l'instigation de l'association des amis de Daumier, dont la présidente, ancienne maire de Valmondois, est une juriste réputée, suscita plus de réserves chez certains grands magistrats, qui exigèrent le retrait de l'affiche, jugée trop irrévérencieuse pour l'Ordre des avocats. Peut-être la présence dans l'exposition de statuettes de Plantu était-elle aussi pour quelque chose dans cette exigence. Elle nous rassure en tous cas, et, pour employer une formule évangélique, je peux ainsi vous annoncer une bonne nouvelle : Daumier est mort le 11 février 1879, et enterré deux fois, la seconde au Père Lachaise où il repose sous une dalle abandonnée, mais l'œuvre de Daumier est encore vivante !

Direction de l'inventaire et du patrimoine, Paris

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