Dessin de Catherine, Charlie Hebdo du 24 décembre 2008
Dessin de Siné, Charlie Hebdo du 24 décembre 2008
Dans son éditorial du 24 décembre, faisant suite à la querelle Cavanna/Fourest de la semaine précédente, Philippe Val définit à son tour les fonctions du journal satirique : amuser en défendant bec et ongle la « vérité ». Le directeur de Charlie en profite pour distinguer trois types de journalistes : ceux qui soutiennent le pouvoir, c'est-à-dire les « collabos », ceux qui luttent dans l’opposition, à savoir les « militants », et enfin dernière espèce, les journalistes en quête de vérité.
Bien que Caroline Fourest caractérisait le journal satirique idéal par son antisarkozysme « militant », Philippe Val se démarque de toute forme d’engagement partisan. Ni de gauche, ni de droite, ni communiste, ni socialiste, ni capitaliste, ni libéral, ni fasciste évidemment, Charlie doit « amuser », « informer, et apporter son étincelle au flambeau de la presse indépendante ». Val répond ainsi à Cavanna rêvant de voir l’hebdomadaire revenir à des fondamentaux « bêtes et méchants » et par là même quelque peu militants.
Philippe Val dresse la liste des valeurs défendues par la presse indépendante : la démocratie, la liberté, la justice sociale, l’antiracisme et la laïcité. Concepts fort généreux, mais très vagues, dans lesquels des sensibilités très différentes peuvent se retrouver. Sarkozy dénonce les délits ou les crimes racistes quand ils se produisent, se paie des ministres issus des minorités visibles, mais chasse sur les terres de Le Pen depuis longtemps… Alors, raciste ou antiraciste notre Sarko national ?
Réjouissons-nous en tous cas de cette discussion où quelques ténors de Charlie (pour l’instant Siné demeure silencieux sur le sujet, ainsi que le « clan » des dessinateurs…) ont pu définir cette notion fort vague de « journal satirique ». Un débat utile et nécessaire en cette période où Charlie ayant vu naître un concurrent direct et efficace, doit à son tour redéfinir sa politique, ou du moins affirmer une spécificité. Peut-être une question de survie !
Les dessins de « une » de cette semaine illustrent à merveille la discussion, même si un journal ne peut se définir par sa seule première page (ce que nous avons trop tendance à faire ici même), nous permettant de poursuivre notre exploration des nuances entre les deux hebdos satiriques.
Nous estimions la semaine dernière que Charlie et Siné Hebdo appartenaient à la même famille, notamment sur le terrain graphique. Notre analyse tient-elle toujours ? Nos deux hebdos s’illustrent en effet de deux dessins en apparence très différents, tant du point de vue du sujet que de leur tonalité. Avec Catherine, Charlie publie sa seizième « une » de l’année contre Sarkozy, soit quasiment un tiers de l’ensemble des couvertures du journal. Deux éléments priment chez la dessinatrice : son ton aigre-doux et son style raffiné. Notre président de la République, parti au Brésil pour faire signer des contrats à Lula mais également pour ses vacances, mi-danseuse mi-paon, souhaite de bonnes fêtes « à tous les Français » ! En ces temps de crise, les vœux de Sarkozy, festifs, éloignés et fort colorés, peuvent être lus sous l’angle de la provocation, d’autant que la bulle, et donc le souhait formulé, semblent tout droit sortie de l’anus présidentiel !
Le chef d’Etat subit différentes régressions physiologiques : féminisation en danseuse brésilienne (spectacle très en vogue dans certaines boîtes parisiennes), incarnant la sensualité et l’exotisme ; nudité obscène, le regard du spectateur focalisant sur un anus discret mis en évidence par la grande zone blanche du postérieur ; animalisation dégradante, notre Sarkozy évoquant, par sa posture et la nature de son plumage, le paon orgueilleux qui, lors de la parade, dévoile ses attributs sexuels.
Il faut donc lire les vœux du président comme la galéjade d’un homme fat, séducteur méprisant qui « montre son cul » aux fameux « Français », pour lesquels il n’éprouve aucune empathie particulière. Sarkozy s’amuse dans ces pays lointains, image que le lecteur compare à son propre vécu : la grisaille de l’hiver européen doublée d’une série de mauvaises nouvelles économiques et sociales !
Notons tout de même que Catherine, bien que recourant à la nudité et à la scatologie, adopte un ton très mesuré. Reiser aurait par exemple multiplié les informations graphiques traduisant la corporéité du président : poils en tous genres, couleur qui évoquerait la chair, boursouflures et éruptions cutanées éventuelles, sous-vêtements épars, représentation probable des testicules, etc. Ici, l’économie graphique, le trait sensuel et doux, la stylisation générale, inscrivent le dessin dans un registre plus esthétisant qu’expressif.
Le dessin de Siné Hebdo, au premier abord très différent, met en scène une figure récurrente dans cet hebdomadaire, celle du patron, thème de ce numéro du 24 décembre 2008, consacré également à la mémoire de Louise Michel. Le dessinateur représente un boucher vêtu de son traditionnel tablier blanc. Il trône près d’un comptoir sur lequel figurent non pas des têtes de veaux ou autres morceaux de viande, mais des têtes humaines. Au sourire du tueur formé d’un arc de cercle en « u », répondent des mines patronales renfrognées, caractérisées par divers attributs : le huit-reflets typique et la moustache traditionnelle (il manque le cigare !). Quant aux pièces de boucherie, des plats caractéristiques, quelques brins de persil dans le nez et diverses taches de sang, permettent de les identifier.
A la dinde coutumière en ce 24 décembre, Siné propose donc de substituer un met nouveau, quoi que moins appétissant, de la tête de patron, parodiant le célèbre mot d’ordre qui appelait à « bouffer du curé ». Néanmoins, le lecteur chercherait en vain l’instrument avec lequel l’employé (certainement pas un petit patron lui-même, quoique, dans ces métiers, la petite entreprise règne en maître…) aurait commis son forfait. Cet aspect, associé à l’humour qui prévaut au travers des expressions « de droit divin », « de père en fils » et surtout « de mes deux », désolidarise ce dessin de l’imagerie militante et radicale d’autres époques. Siné n’appelle pas à une révolution sociale qui prendrait pour cible la classe bourgeoise, incarnée par ces quelques têtes décollées. Il nous livre une bonne blague dans laquelle la lutte de classe fonctionne comme un prétexte.
Par le passé, la caricature a plus d’une fois figuré ses cibles sous l’apparence de morceaux de bidoche, suggérant une anthropophagie vengeresse, comme notamment contre Napoléon III lors de sa chute, qui entraîna une puissante agitation sociale.
Les dessinateurs ont également instrumentalisé la figure du boucher, d’abord et avant tout pour désigner un adversaire sanguinaire, comme l’ont fait André Gill contre Guillaume Ier, Paul Iribe avec Guillaume II, ou plus proche de nous Wiaz visant Pinochet. Mais les dessinateurs ont également pu recourir à la métaphore de la boucherie pour valoriser un héros et mettre en image la mise à mort d’éventuels ennemis. Le dessin de Siné relève de cette catégorie. Néanmoins, chez les caricaturistes anticléricaux du début du XXe siècle par exemple, on montre de manière ostentatoire l’arme du supplice. Marianne ou le héros anticlérical arborent de gros couteaux de boucherie dégoulinant de sang ! A l’opposé, dans un journal antisémite comme Le Pilori, la tête de la République, souffrant de multiples contusions, a remplacé celle du veau. Elle a été préalablement sévèrement rossée…
Par comparaison, le dessin de Siné frappe par sa retenue. Le jeune homme que voit le lecteur et avec lequel l’identification peut fonctionner ne porte pas d’arme. Il sourit d’aise, benoîtement, sans haine aucune. Tout fonctionne de manière implicite par un jeu d’association qui censure toute reconstitution mentale des différents gestes de la mise à mort (capture du patron, décollation des chefs, dissimulation des corps et rangement du matériel, etc.). Le dessin de Siné emprunte plus au symbolique qu’au domaine du démonstratif et relève avant tout de la blague plus que de la menace, ce que confirme le « de mes deux » final, saillie triviale de bon aloi destinée à dédramatiser la scène et faire sourire le lecteur.
Même si les caricaturistes politiques les plus militants de la Belle Epoque ne cherchaient pas à occire réellement leurs adversaires, leurs images se montraient nettement plus menaçantes et généralement pas drôles, s’inscrivant dans une tradition médiévale voulant qu’on représente la mise à mort de son ennemi avant de l’affronter sur le champ de bataille.
Pour reprendre la définition de Philippe Val, le dessin de Catherine (tout comme celui de Siné) atteint un premier objectif, qui consiste à nous amuser. Pour autant, défend-il également la démocratie, la liberté ou la justice sociale, etc. ? Catherine attaque Sarkozy sur le terrain de sa personne, sans mettre réellement en cause sa politique. Elle reproche finalement au personnage de s’engouffrer dans les plaisirs insouciants avec mépris pour ceux qui souffrent. Le parti pris de la légèreté tourne clairement le dos au « militantisme » selon la typologie de Philippe Val mais limite également portée critique de l’image.
Siné, quant à lui, annonçait vouloir produire un journal rebelle et capable de « chier dans la colle ». Certes, il parsème ce numéro spécial de petits dessins de l’illustre Jossot, révolté individualiste antimilitariste et anticlérical familier de l’Assiette au Beurre, qui embrassera bien vite la foi musulmane… Certes, il réfère à une iconographie nourrie de luttes ouvrières et son journal appelle à rejoindre certaines manifestations ou commémore une des principales idoles de l’anarchie militante. Le journal semble chercher son identité de ce côté-là. Mais le « patron » bientôt ( ?) centenaire du journal (soyons optimiste) retient finalement comme Catherine son crayon, et continue de préférer le terrain de l’humour à celui de la revendication sociale.
Au terme de notre périple iconographique, gageons encore que ce qui rapproche nos deux frères ennemis, Charlie et Siné Hebdo, l’emporte toujours nettement sur leurs différences.
Guillaume Doizy, le 24 décembre 2008.
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