Dessin anonyme, Charlie Hebdo du 27 mai 2009
Dessin de Siné, Martin et Loup, Siné Hebdo du 27 mai 2009
Cette semaine, Charlie Hebdo gratifie ses lecteurs d’un dessin de « une » tout à fait original et qui tranche avec la caricature politique habituelle tandis que Siné Hebdo produit du « pur » Siné volontiers anti-flic et anticlérical.
Charlie se distingue d’une part du fait du cadrage, un très gros plan portant sur un organe humain ; ensuite parce que s’intègre dans une stratégie de diffusion multiforme et enfin, ceci expliquant cela, parce que Charlie Hebdo, au travers de cette image, tient à exprimer sa protestation contre une injustice flagrante.
Visuellement, les deux dessins de « une » s’opposent avec force, Siné Hebdo apparaissant comme plus traditionnel, cette fois, que son illustre confrère.
Le 27 février 2008, en fin d’après-midi, un homme assiste à un contrôle d’identité musclé à la gare St Charles de Marseille. Choqué, ce professeur de philosophie crie à plusieurs reprises cette phrase : "Sarkozy, je te vois". L’homme, emmené au poste, est convoqué le mardi 19 mai au tribunal pour "tapage injurieux diurne troublant la tranquillité d'autrui" (prière de ne pas rire). Le ministère public réclame 100 euros d’amende pour ce délinquant plein d’humour. Résultat des courses le 3 juillet…
Charlie Hebdo, légitimement ému par la bêtise et l’injustice de cet excès de zèle justicier, consacre sa « une » à l’événement et propose à ses lecteurs un tee shirt haut en couleur symbolisant l’antisarkozysme du moment.
« Sarkozy je te vois ». Le dessin non signé (mais probablement de Charb vu le graphisme) représente donc un un œil (droit ?) en très gros plan dans lequel se reflète la face très stylisée et bleue du président de la République (que seuls les habitués des dessins charbesques reconnaîtront sans mal), œil d’un personnage de couleur rouge autour duquel le mot « Sarkozy » et l’expression « je te vois » épousent la forme oblongue de l’organe visuel.
Trois couleurs dominent, le rouge d’abord, le blanc ensuite réparti en trois zones à peu près égales et le bleu enfin au centre de l’image. La couleur rouge du propriétaire de cet œil expressif exprime bien sûr la colère et la rage contre le chef de l’Etat. Dans cet ensemble aux couleurs du drapeau national, le bleu forme le point de focalisation tandis que le rouge devient majoritaire et symbolise l’espoir en des luttes sociales futures… Le lecteur opère un jeu de va-et-vient entre la caricature de Sarkozy et l’œil dans sa globalité, passant de l’un à l’autre comme dans les jeux visuels mis au point par les psychologues au début du XXe siècle et repris par certains surréalistes dans les années 1920.
L’image, très simple, recourt à une symbolique très riche. Symbolique de l’œil bien sûr, œil des dieux omniprésent dans de nombreuses religions depuis celui d’Horus par exemple, et tout particulièrement dans la tradition judéo-chrétienne. Œil de la magie, œil de Big brother évidemment, tandis que le regard et la couleur des yeux demeurent un élément prépondérant dans l’identité d’un individu et dans sa communication avec les autres. Une revue de la Belle Epoque spécialisée dans les faits-divers avait pris pour nom L’œil de la police et donnait à l’organe une bonne place dans son titre…
L’œil de Charb condense deux éléments : le fait de voir Sarkozy et donc de dévoiler ses travers et le fait d’exprimer, par l’expression de ce regard un désaccord porteur de révolte.
Reprendre l’expression « Sarkozy je te vois », revient évidemment à exprimer sa solidarité avec ce justiciable choqué par la brutalité policière. Avec ce dessin, l’affront contre Sarkozy prend une nouvelle dimension, puisque mis en image et plus seulement en expression verbale. Il peut devenir le cri de ralliement des gens en colère contre la politique du gouvernement qui « voient » sa politique néfaste s’abattre sur eux.
L’expression du regard tient une place importante mais jamais autonome dans l’attirail du caricaturiste qui cherche à agonir sa cible. La transformation de l’iris en un objet signifiant parait exceptionnelle. Dans La Vie parisienne, pendant la première guerre mondiale, le dessinateur Herouard avait imaginé le portrait d’une jolie femme (non caricatural) dans les yeux de laquelle– mais le lecteur devait se montrer très attentif pour remarquer cela – se reflétait le profil d’un… soldat au front aimé et attendu. D’autres exemples existent sans doute, mais plutôt rares. Le grand dessinateur de droite, Sennep, pour la revue Satirix avait lui aussi choisi le très gros plan d'un oeil pour évoquer l'art. Mais sans transformer l'iris comme on le voit ci-dessous...
En publiant ce dessin proposé également sous la forme d’un tee shirt, Charlie Hebdo renoue avec une certaine tradition « militante » dans laquelle la caricature tient une bonne place. La déclinaison d’une image sous divers supports permettant au lecteur de défendre une cause n’est pas récente et remonte au début du XXe siècle, notamment sous l’impulsion du mouvement anticlérical qui a abondamment utilisé la carte postale, l’affichette, le tract, mais également la vignette gommée, tous supports illustrés de caricatures en vue de diffuser une iconographie impie que des lecteurs affichaient, distribuaient, collaient dans l’espace public ou… au cœur même des églises !
Siné Hebdo de son côté propose depuis plusieurs mois un vêtement imprimé (au recto et au verso) aux couleurs du journal à ses lecteurs. L’objet, un peu plus cher que chez Charlie, noir et non rouge, ne répond pas à un événement particulier mais fonctionne comme un instrument de promotion et d’identification au journal.
La « une » du jour chez Siné, comme nous l’avons écrit plus haut réagit aux récentes propositions de Darcos suite à des violences en milieu scolaire. Tandis que la semaine dernière Charlie imaginait le prof en cible privilégiée d’un lycéen Siné Hebdo cible plus précisément les réponses apportées par le gouvernement face à ces faits-divers exceptionnels mais largement médiatisés. Pour Darcos, la solution s’avère sécuritaire : transformer les proviseurs en officiers de police, créer une « police » scolaire spécifique, disposer des portiques détecteurs de métaux à l’entrée des établissements, etc.
Siné, Martin et Loup (le dessin de presse se produit plus souvent dans un processus individuel que dans un bel ensemble collectif comme ici) imaginent donc la fouille à l’école, mais pas seulement réservée aux établissement publics. Le journal, qui s’inscrit dans une tradition anticléricale ancienne, imagine cette fouille étendue aux élèves des écoles privées et notamment catholiques, fouille bien particulière : le curé éructant de bonheur pervers ne s’intéresse pas au cartable de son élève, mais à ce qui se trouve dans son pantalon…
Les auteurs du dessin inscrivent l’événement à l’école primaire, alors que les mesures de Darcos semblent plutôt destinées au secondaire où la violence scolaire a une certaine réalité. Sans y faire référence, l’image renvoie néanmoins à un événement récent qui a vu des policiers « embarquer » deux enfants de 6 et 10 ans pour vol de vélo…
Les auteurs structurent leur dessin de manière symétrique, le policier et le curé, qui se font face, étant positionnés dans la même attitude. L’image joue sur l’expression des deux personnages, bougon pour le policier, joyeux pour l’homme de Dieu. La symétrie, pas totale, joue sur une inversion. Le policier s’intéresse au cartable tandis que le curé le délaisse, pour procéder à une fouille au corps pédophile. L’image se construit autour des oppositions de taille entre les deux enfants, petits et les deux adultes plutôt grands. Notons que le curé « tient » l’écolier à bout de bras comme le policier « tient » le cartable de la fillette de la même manière. Le garçonnet se voit ainsi transformé en un vulgaire objet dont on dispose…
Le dessin vise-t-il à dénoncer la politique sécuritaire introduite à l’école ? Pas si sûr. En effet, si les larmes de la fillette peuvent émouvoir le lecteur, face au policier moustachu, de toute évidence, c’est surtout le curé pervers qui provoque le dégoût. La symétrie induit un jeu de va et vient - et donc de comparaison- entre les deux situations, jeu qui induit le comique mais qui produit également une hiérarchie. L’acte pédophile rend presque passable que l’on fouille le cartable de la fillette. Certes, on imagine le traumatisme de la petite élève dans une telle situation mais sans commune mesure avec ce que subirait le jeune garçon.
Sans qu’aucun événement récent ne le justifie, Siné et ses comparses produisent donc, à l’occasion de cet élan sécuritaire autour de l’école, une image avant tout hostile aux curés, une charge anticléricale, faisant écho aux scandales qui ont éclaté ces dernières années et qui ont révélé l’importance du phénomène notamment en Irlande, mais également aux Etats-Unis.
Depuis la fin du XIXe siècle, la perversité des hommes d’Eglise constitue un des arguments les plus frappants des dessinateurs anticléricaux contre les catholiques. Déjà pendant la Commune de Paris, le caricaturiste Klenck mettait en scène le pape de l’époque entouré d’enfants dans des postures équivoques. L’affaire Flamidien en 1899 provoque un véritable scandale (qui dure plusieurs années) mêlant pédophilie et crime autour d’un frère enseignant catholique de Lille. Le dessinateur Jossot ou des journaux comme Les Corbeaux et La Calotte ne lésinent pas sur cet argument massue : « l’amour » chrétien demeure rarement platonique chez ces hommes censés rester chastes. Le curé est alors transformé en prédateur, voire en « bouc » clérical lubrique, tandis que les enfants sont présentées comme de petites victimes face à leurs bourreaux surdimensionnés.
Tandis que Charlie Hebdo invite ses lecteurs à exprimer leur colère contre Sarkozy, Siné Hebdo réactive la fibre anticléricale de ses amis en faisant finalement passer au second plan les propositions réactionnaires sinon vraiment absurdes d’un ministre de l’Education en mal de popularité. Les catholiques de la Belle Epoque reprochaient aux radicaux au pouvoir de donner aux ouvriers à « manger du curé » plutôt que de leur apporter du pain… Peut-être que Siné, « aveuglé » par son salutaire anticléricalisme (et pas seulement ses opérations aux yeux) perd en efficacité dans sa critique contre la politique réactionnaire de Sarkozy et ses copains.
Guillaume Doizy, le 30 mai 2009