Donald Dewey, The Art of Ill Will, The Story of American Political cartoons, New York University Press, New York, 2007, 251 p.
« L’histoire de la caricature est l’histoire de la conscience de la société », dit le caricaturiste Ronald Searle. C’est ce que nous rappelle The Art of Ill Will, The Story of
American Political cartoons de Dewey, qui nous éclaire sur le miroir tonifiant que l’art de la caricature constitue pour la pensée socio-politique d’un pays. À mi-chemin entre le livre
d’art, papier glacé, format supérieur, couleurs pleine page, et le livre savant par le raffinement de ses textes, l’ouvrage de Dewey vient à point nommé pour faire le point sur le métier de
caricaturiste à travers son périple chronologique sur 200 ans de caricature américaine.
C’est tout d’abord la facture esthétique de The Art of Ill Will, The Story of American Political
cartoons qui retient l’attention. La disposition des chapitres de cette histoire de la caricature politique américaine que signe Donald Dewey étonne également. Le seul chapitre historique
est dénommé « Introduction », et c’est une longue introduction de 73 pages ! Dewey y décrit dans un anglais châtié les différentes étapes qui ont conduit la caricature américaine
des débuts au XXe siècle en prenant un biais fort astucieux ; il choisit en effet d’aborder cet art à travers les divers éléments constitutifs de ce langage, soient la politique, les
symboles, les mots, les stéréotypes. Dans ces quatre premières sections Dewey y raconte donc quatre fois sous un angle différent les débuts de la caricature américaine au XIXe siècle, en
prenant bien soin d’évoquer autant de fois que nécessaire les péripéties et les bons coups des deux pionniers de la caricature américaine, Joseph Keppler et Thomas Nast , modestement auto
proclamé « The Prince of Caricaturists » !
Les symboles sont partie intégrante du langage caricatural et permettent de rejoindre aisément le public de la presse naissante, à la culture balbutiante. Tandis que la France républicaine se voit à travers les traits de la jeune et belle Marianne, comme on a pu en voir les détails dans le tout récent Marianne dans tous ses états, La République de Daumier et Plantu de Guillaume Doizy, animateur du présent site, et Jacky Houdré, les Américains auront recours à plusieurs visages qui chacun illustreront une facette du jeu démocratique qui s’élabore sous leurs yeux. Dewey prétend que cette multiplicité s’explique par la difficulté des Américains à se définir, nous préférons parler de diversité de points de vue. L’aigle, symbole de la Nation américaine depuis 1796 est progressivement supplanté par le fameux Oncle Sam qui partage cet honneur avec la jeune Columbia (un peu la petite-fille de Brittania, symbole de la mère-patrie l’Angleterre) et Brother Jonathan, le peuple (comme Baptiste chez les Québécois). Columbia sera elle-même remplacée par la Statue de la Liberté, et les deux femmes, à l’image de Marianne en France, représentent les valeurs américaines de la liberté et de l’égalité. Avec Oncle Sam, symbole du gouvernement, nous voici donc ici devant le triangle formé par le pouvoir, les valeurs et le peuple personnifiés chacun à leur façon. Le théâtre peut commencer et Dewey se fait un plaisir de retracer méticuleusement l’origine et l’évolution de chaque figure. Ce qui pourrait être un exercice fastidieux devient une enquête haute en couleurs, avec ses rebondissements élégamment narrés. Le sous-chapitre se termine avec la description détaillée de la naissance des allégories animales de l’âne démocrate et de l’éléphant républicain.
L’analyse médiatique sur les liens entre le type de journal, les images et les textes du sous-chapitre Words (Mots) attire l’attention. Lorsque les journaux deviennent des quotidiens, la pression s’accentue sur les caricaturistes qui doivent désormais livrer un dessin quotidiennement et ils auront tendance à ajouter davantage de mots dans les dessins, parfois carrément sur les objets ou personnes, pour identifier la situation particulière. Auparavant, sur les gravures, les textes explicatifs étaient également très abondants, mais sous les cases, dans des textes suivis souvent littéraires, surtout quand les allégories faisaient référence à la mythologie ou à la littérature classiques avec lesquels le public était peu familier. Dewey surfe sur chaque élément du discours caricatural en illustrant son propos non seulement avec des caricaturistes précis et leurs œuvres reproduites plus loin dans la section des images, mais en les reliant avec les données apportées précédemment, de telle façon que son exposé cumule sans cesse, additionne les constats, annonce les découvertes. Les délais de plus en plus rapides imposés aux dessinateurs font qu’ils doivent escamoter les détails, ajouter des bulles dans lesquelles parlent les personnages espérant que la lecture des articles du même journal va suffire à la compréhension de leurs satires. Enfin, les jeux de mots et rimes avec les noms des personnages politiques sont le lieu d’une explosion imaginative.
C’est désormais un développement avant tout chronologique qui guide l’exposé des 5 sous-chapitres suivants qui abordent le XXe siècle, à travers les deux grandes guerres, puis la guerre froide. Étrangement, Dewey escamote l’époque contemporaine et seulement les deux derniers sous-chapitres, soit 12 pages sur 73, traitent des années 1960 à nos jours !
L’une des premières caricatures américaines, gravure sur bois de Benjamin Franklin, The Pensylvania Gazette, 9 mai 1754.
À noter, un long exposé sur l’introduction progressive de ce nouvel art des comics ou bandes dessinées dans les journaux new-yorkais de Pulitzer et de Hearst au début du XXe siècle, fondamentale pour l’évolution du métier des caricaturistes, qui incidemment porteront le même nom en anglais de cartoonistes, et pour cause. Dès les débuts, ce sont les mêmes et souvent simultanément, qui pratiquent les deux arts dans leurs journaux respectifs. Transformation telle que les artistes en arrivent à gagner davantage leur vie grâce aux BD qu’aux caricatures, à cause des droits touchés par la grande diffusion des syndicates, qui répandaient leurs oeuvres dans le monde entier entre autres dans les quotidiens québécois ; mais aussi des droits dérivés et des droits sur les comics en papier qui vont inonder le marché. C’est notamment l’imprégnation des deux langages qui nous intéresse le plus : l’aspect farceur des comics et les vues politiques des pages éditoriales vont s’interpénétrer, les échanges se font dans les deux sens. Les caricatures deviennent plus amusantes, les allusions à la mythologie et à la grande littérature sont remplacées par des transpositions dans le monde des sports, du cirque, du music-hall, bref, des loisirs populaires. Enfin, les messages politiques s’infiltrent dans les BD. Quelques années plus tard, le party est fini, et si les caricaturistes américains n’ont pas été ennuyés par la censure au XIXe siècle comme le fût par exemple un Daumier, le premier caricaturiste français digne de ce nom, qui fit 6 mois de prison à cause d’une caricature qui n’avait pas plu à Louis-Philippe où il était dessiné en poire, l’État américain se reprend en 1918 en fondant le Bureau of Cartoons dépendant directement du Propaganda Department, qui encourage fortement les cartoonistes à « collaborer à l’effort de guerre » ! Plus tard, on traquera les communistes et les fascistes.
Dewey se permet ici une analyse socio-politique pointue de BD telles Pogo (1943-1975)de Kelly ou Little Orphan Annie (1924-1974) de Gray, où il souligne les liens indissociables qui se tissent entre la satire sociale et la critique politique sous la plume des cartoonistes américains. Dans les années 60, 70, ce sont les médias qui deviennent le décor privilégié des parodies, la recette étant de placer un politicien dans le contexte d’une émission de TV, une pub ou un film connu : la revue Mad Magazine avait ouvert la route dans les années 50 et à sa suite, la presse alternative américaine va reconstruire le langage des cartoonistes américains et leur donner une influence mondiale. Dewey insiste longuement sur la trajectoire d’un Feiffer qui débute dès 1956 dans Village Voice et qui va répandre la mode de la BD éditoriale.
Le ton enjoué et presque comique de Dewey durant son exposé subit une cassure à l’époque contemporaine. Après une montée constante due au renouveau incessant du langage caricatural durant toute son évolution, un palier est désormais atteint et la situation actuelle stagne, imposant une réflexion en profondeur. Avec amertume, Dewey parle de la dernière génération des caricaturistes éditorialistes attitrés, souvent presque en fin de carrière et qui se demandent s’ils sont les derniers à pratiquer ce métier. Le métier de caricaturiste a en effet de plus en plus de difficulté à se renouveler avec l’émergence du web. On associe souvent la survie du métier à l’avenir de la presse papier. Les grands conglomérats de journaux ont tendance à vendre à plusieurs journaux le travail d’un seul caricaturiste, poussant vers la sortie les caricatures locales, avec toutes les implications que l’on peut deviner au niveau de la critique qui devient plus générale, donc plus pâle. Si l’on ajoute à cela une homogénéisation des styles chez les nouveaux venus, qui fait que souvent seuls les caricaturistes se reconnaissent entre eux tant les grands styles marquants ne sont plus de mise, on peut suivre le raisonnement de Dewey qui y voit un manque de vigueur dans ce langage si tonique en d’autres époques. Fort heureusement, la section historique est suivie par une magnifique sélection de caricatures pleine page et souvent en couleur qui sont regroupées selon les quatre thèmes suivants : les présidents, les guerres et les relations étrangères, races, religions et immigration, enfin la politique locale. Parfois un petit commentaire savoureux de Dewey éclaire la caricature d’un jour nouveau.
En conclusion, le métier de caricaturiste, aux yeux de Dewey, en serait sans doute à ses dernières heures si rien ne se passe pour la presse écrite en perte de vitesse. La caricature, gardienne d’un certain esprit démocratique, serait-elle en agonie ou en train de vivre une révolution nécessaire? Nous aimerions croire que ce ralentissement temporaire n’est que le signe d’une redéfinition du métier qui est en train de se réinventer avec l’avènement du XXIe siècle et des accélérations technologiques qui bouleversent le monde des médias.
Mira Falardeau, PhD, Co-auteure avec Robert Aird de Histoire de la caricature au Québec à paraître fin été 2009 chez VLB Éditeur ; auteure de Histoire de la BD au Québec, 2008 et de Histoire du cinéma d’animation au Québec, 2006, tous deux chez VLB Éditeur, Montréal.