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Laurence Danguy, L’Ange de la jeunesse », la revue Jugend et le Jugendstil à Munich, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2009, 339 pages, 25 euros.

 

L’expression « Jugendstil » a tant incarné le courant esthétique éponyme apparu à Munich autour des années 1890 que l’Histoire a fini par perdre de (re)vue le titre qui en fut le poumon à savoir Jugend, littéralement « jeunesse ».

Ce périodique illustré connut son heure de gloire au cours des années précédant le premier conflit mondial, grâce à une combinaison formidablement novatrice de conservatisme et d’audace formelle, d’exégèse critique allant jusqu’à une mission revendiquée de « pédagogie dissidente ». La promotion d’un art libéré des contraintes sclérosantes de l’académisme du temps semble la vocation de Jugend, et ce grâce à la mobilisation de « tous les arts graphiques, le « trait tout en style », la sérieuse esquisse, la caricature, la photographie (…) escortées de « bon mots… ».

C’est tout le mérite qui revient à Laurence Danguy que d’avoir osé aborder frontalement la complexité de cette source pour le moins foisonnante, outre les écueils épistémologiques inhérents à ce type de support. En premier lieu, la difficulté consiste à solliciter (sans les opposer de façon stérile) deux approches différentes à savoir l’histoire de l’art (flirtant ici beaucoup avec l’histoire tout court) et une herméneutique de l’image arrimée à l’anthropologie religieuse, afin d’en dégager un espace de compréhension. On pressent ici toute la difficulté à étudier la presse illustrée « fin de siècle » laquelle, quelles que soient ses capitales culturelles, ne se qualifie jamais autrement que par une forte ambition artistique inséparable de la subversion et de l’outrance propre à la satire, sous-tendant la volonté de toucher un public de plus en plus nombreux, de tendre, donc, à la publicité du journal. Faute de place et compte tenu de notre thématique de référence, ici la caricature, nous nous attacherons à rendre compte essentiellement de la première partie du livre, laissant à l’amateur de sémiologie les chapitres sur l’ange-papillon et Psyché, tout en insistant sur la mise en intelligence de ces figures emblématiques avec le corps littéral et littéraire de la revue. Comme le note l’auteure en introduction, « il est pour le moins étrange de faire le constat d’une pléthore d’anges dans une revue affichant un rejet des clercs et de la religion. »

Qu’importe, la contradiction est le moteur de cette revendication essentielle de subversion pour promouvoir un art alternatif et définitivement extirpé du contrôle des idées dominantes. Ce n’est pas le moindre des paradoxes, à Munich comme à Berlin, Londres ou Paris, que de voir cette remise en cause de la « bourgeoisie absolue » (Armand Lanoux), mise en œuvre par des ludions de la sphère médiatique, justement destinée à une bourgeoisie que l’on qualifiera, faute de mieux, d’éclairée. Le flou de la vocation « populaire » de ces revues se résume dans la propension à voir succéder au genre satirique la multiplication de vignettes folkloriques, signal familier pour l’historien de détérioration d’audience. Populaire, cette presse ne l’est pas sinon dans les scandales qu’elle provoque sur le champ, les remises en causes esthétiques qu’elle suscite à plus long terme.

Qu’est-ce alors que « Jugend » ?

Comme objet, c’est une revue alternant couleur et noir et blanc, d’un format moyen  (de huit à douze feuillets recto verso) et d’une épaisseur destinée à croître en proportion du succès et du volume publicitaire correspondant, du moins jusqu’à la guerre. A par cela, l’aspect ne change guère. A l’instar des plus célèbres feuilles parisiennes, « Jugend » tente de fidéliser son lectorat par le jeu de la collection, à l’aide de coffret tout d’abord, puis rapidement de reliures luxueuses et enfin au renfort de « produits dérivés » comme des jeux de cartes. Cela évoque irrésistiblement les stratégies parisiennes de feuilles comme Le Monde Comique, Le Courrier Français et bientôt Le Rire, très souvent cité dans les colonnes du titre munichois. Laurence Danguy dégage plus directement un héritage rédactionnel et formel envers La Plume de Léon Deschamps, sans pousser plus loin la filiation pour une étude comparée qui eût été passionnante mais peut-être ici hors de propos. Pourtant, « Jugend » alterne délibérément allégories et caricatures, le tout sous l’image tutélaire de l’ange, la « griffe » du journal, comme peuvent en offrir au même moment à Paris La Caricature de Robida ou une fois encore Le Courrier Français de Jules Roques. A ce propos, le créateur et propriétaire de Jugend, Georg Hirth, ressemble diablement  à son homologue français quant à l’audace éditoriale, le génie marketing ou la capacité à percevoir les révolutions esthétiques en cours et les horizons d’attente de son lectorat, réel ou potentiel. Comme Roques, il utilise le nu et la lutte contre la censure en tant qu’argument promotionnel, cette fameuse quête de « l’ordurier dans la parole et dans l’image », juxtaposé à des dessins tout à fait léchés et bienséants. Comme lui c’est un personnage charismatique familier du monde nocturne de la grande ville et comme lui il fait corps avec son titre de presse, qu’il abandonnera en 1916, fauché par la mort, avec pour conséquence une volte-face totale du journal déjà en partie discrédité par les obligations propagandistes de la guerre du front arrière.

Laurence Danguy étudie le va et vient permanent entre textes et représentations, décrypte les procédés de subversion et dresse une typologie résumée des principales thématiques de la revue, principalement au cours de ses vingt premières années. Son analyse est corrélée à des images admirablement mises en page selon une insertion à même le texte pour les vignettes et un cahier central pour les planches couleur. Outre la pertinence de la démonstration, on doit saluer la qualité éditoriale, attentive à rendre, autant que faire se peut, la richesse iconographique d’un ensemble de plusieurs milliers d’images par un travail de maquette soigné et plus que convaincant. Certains motifs satiriques prennent un relief inattendu justement parce qu’ils sont confrontés à des images de style différent pour un rendu dont le caractère hybride semble être la clé principale du succès obtenu.  

S’il fallait à tout prix une critique, pour valider les louanges que l’on peut adresser à un livre remarquable sous les différents angles déjà évoqués, l’historien de formation pourrait reprocher une étude de la diffusion et du lectorat circonscrite aux informations produites par le titre lui-même, source pour le moins sujette à caution compte tenu de la virtuosité de Hirth à déjouer les contrôles des autorités et à offrir de Jugend une vision autocélébrée, soigneusement mise en scène. Cependant, le livre s’attache à souligner la capacité du journal à s’inscrire dans la tradition satirique tout en se raccrochant à « deux autres branches de la presse, celle des revues illustrées familiales et celle des revues artistiques ». C’est donc, en parallèle de la montée du genre folklorique, qu’un public plus familial est peu à peu attiré par un contenu moins exigeant, ce qui fait dire à Laurence Danguy que cette tendance nouvelle « incline vers le refoulement des réalités sociales et politiques auxquelles l’esthétique décorative fournit un dérivatif ». Peut-être aurait-il fallu poursuivre le diagnostic d’une déchéance annoncée à partir des années de guerre mais l'examen de la lente décomposition du titre rejoint l’essentiel des travaux déjà connus sur la question, inscrivant l’ouvrage au cœur d’une bibliographie actuellement en pleine recomposition.

Au final, un livre stimulant dont la moindre des qualités n’est pas la mise en exergue de rhétoriques inattendues, comme l’anticléricalisme d’un journal qui célèbre les anges, ou l’antisémitisme d’un titre qui prend très vite la défense du capitaine Dreyfus, par pure francophobie. Toute l’ambiguïté du champ caricatural en somme.

 

Laurent Bihl

 

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