Dessin de Riss, Charlie Hebdo du 15 juillet 2009
Dessin de Siné et Kap, Siné Hebdo du 15 juillet 2009
Bien que ne traitant pas du tout du même sujet, nos deux hebdos s’accordent sur un point : la composition. Comme nous l’avons déjà discuté, l’art de composer une image impose en général au regard ses hiérarchies, une circulation dans un ensemble multiple. De ce cheminement de l’œil naît l’intelligence de l’interprétation.
Riss d’un côté, Siné et Kap de l’autre disposent un élément longiligne de manière oblique le long duquel le regard s’écoule. Chez Siné Hebdo, le corps du travailleur forme l’aboutissement du cheminement optique, après que l’œil se soit arrêté sur le titre, puis sur « dimanche » et enfin sur la tête ensanglantée. Riss propose une lecture en quatre étapes, après que le regard ait d’abord focalisé sur le personnage et suscité sa perplexité : pour comprendre le dessin, le lecteur lit d’abord le titre, s’intéresse à la tête de la femme, son sein surdimensionné et enfin à la bulle qui explique le dimorphisme mammaire.
Riss met en scène les « vacances de crise », que les journalistes de terrain se plaisent à illustrer depuis un mois par des reportages sur le « système D » des vacanciers, vacances de crises associées à la mode de la chirurgie plastique dont on connaît le coût. Comme de juste, le dessinateur recourt au stéréotype de la juilletiste au bord de la mer (même image le semaine précédente avec le dessin de Charb), mais une vacancière à l’expression désespérée et bien mal en point physiquement, plutôt maigrichonne et loin d’avoir vraiment profité du soleil. La crise n’aura pas empêché cette femme de courir les plages. Par contre, gênée par un pouvoir d’achat en berne, la touriste aura dû se contenter d’une réévaluation partielle de sa poitrine.
L’effet comique du dessin se produit autour de divers éléments : la substitution ceinture/string dans l’expression « se serrer la ceinture » (sur la plage, pas de ceinture), l’expression du visage hommasse de la femme et bien sûr sa maigreur ainsi que la dissymétrie radicale de son corps que l’on ne comprend pas au premier abord, mais qui finalement s’avèrent être des synonymes de la crise économique. Riss joue sur le caractère absurde de la situation. Nul n’imaginerait, même pour cause de pouvoir d’achat en chute libre, de ne réaliser que partiellement une telle opération chirurgicale, en mettant de surcroît sa difformité sous tous les regards, au bord de la mer sur une plage… pour l’occasion déserte, mais normalement bondée.
Le dessinateur, comme souvent dans le dessin de presse ces dernières décennies, s’amuse d’un travers qui touche plus les femmes que leurs homologues masculins, à savoir la chirurgie esthétique, pourtant fortement pratiquée par un homme dont la mort a bouleversé ( ?) le monde il y a quelques jours… Dans une société encore dominée par les hommes (et surtout les hommes riches), la blague misogyne fait toujours son petit effet…
Notons que Siné et Kap se montrent résolument plus politiques et engagés sur le terrain social, quelque peu délaissé par Charlie depuis quelques semaines. Evidemment, leur dessin prête moins à sourire.
La charge de Siné Hebdo vise à exprimer une prise de position très nette contre le travail du dimanche, qui forme l’actualité parlementaire autour d’une loi difficile à accoucher. La difficulté d’un tel sujet consistait à différencier, pour le lecteur, le travail dominical, dénoncé, et le travail normal, c'est-à-dire celui pratiqué le reset de la semaine. L’anarchiste Siné aurait pu rejeter toute forme de travail, faisant l’éloge de la paresse, comme un certain Lafargue. Mais moins jusqu’auboutiste, Siné et Kap veulent avant tout dénoncer le projet gouvernemental. Les deux hommes associent l’agenda éphéméride, ouvert à la page d’un dimanche et le stéréotype de l’ouvrier, tel qu’un maoïste soixantuitard ne le renierait pas. Le gag graphique consiste, pour exprimer le caractère négatif du travail dominical, à transpercer la tête du travailleur avec les anneaux métalliques du porte bloc éphéméride, autour desquels coulissent normalement les pages de l’agenda. L’ouvrier, les bras en croix, semble ainsi « crucifié ». Du sang coule de sa plaie dans cette position macabre, parallèle à celle du repos, le bloc éphéméride ouvert sur la page du dimanche pouvant, avant que la loi soit votée, évoquer non pas le piège à salarié, mais au contraire le moment du repos, de lit autorisant la grasse matinée, le repos après un dur labeur.
La « fête du travail », normalement chômée, se transforme en son contraire, via la paronomase, c'est à dire en injonction à travailler, à "crever" au boulot.
Du point de vue graphique, le dessin acquiert une dimension monumentale qui étonne et fascine le lecteur par son caractère inhabituel, via le jeu des disproportions entre le travailleur et l’agenda de bureau, devenu, par comparaison, immense. Seule cette disproportion autorise l’intelligence de la scène. Si les objets étaient représentés à leur taille respective réelle, le support éphéméride ne présenterait aucun danger pour l’ouvrier. Le changement d’échelle même fonde le sens de l’image.
En disposant l’objet en diagonale, le dessinateur, via une vue de trois quarts, représente la troisième dimension, grâce à la perspective axonométrique (les lignes parallèles dans la réalité ne fuient pas vers un point de fuite), ce qui accentue l’effet de réel de la situation et accroît encore l’étonnement du lecteur.
Notons une habitude du dessinateur octogénaire : recourir à des stéréotypes quelque peu désuets, mais puissants du point de vue symbolique. Alors que le travail du dimanche risque surtout de se banaliser dans le tertiaire, Siné met en scène un ouvrier d’industrie vêtu en en bleu de travail et coiffé d’une casquette digne des années 50. L’ouvrier forme ici une allégorie du travail en général et la dimension industrielle passe au second plan. Bien que les sociologues aient abondamment glosé sur la modification du salariat et la prédominance, parmi les travailleurs des cols blancs et des employés, voire des classes moyennes, l’ouvrier d’usine reste une image forte pour toute une génération, sinon une dure réalité pour certains…
Du point de vue des couleurs, les deux « unes » tranchent résolument : Riss opte pour un contraste fort en jouant sur le couple de complémentaires jaune / bleu violet, tandis que Siné, met l’accent sur le cartouche rouge sur lequel on peut lire le nom du jour, en l’entourant de vert, complémentaire du rouge et contraste considéré comme le plus violent dans le cercle chromatique. Mais contrairement à Charlie qui pousse fort la saturation des couleurs, Siné Hebdo privilégie des tons plus délavés, moins joyeux, plus moroses.
Comme nous l’avons déjà dit, la mort symbolique n’est pas rare dans la caricature. Tuer son adversaire vise à mettre en scène sa soumission ; mettre à mort un héros a pour objectif de le présenter comme un martyr, suscitant la compassion du lecteur. Dans le cas présent, la métaphore visuelle trouve sa source dans le langage, comme équivalent du « crever » au travail.
Le match du jour nous semble nettement à l’avantage du jeune Siné Hebdo, qui fêtera bientôt son premier anniversaire. Siné, qui ne cache pas sa haine (encore cette semaine dans son édito) pour son ex ami devenu « traître » Charb, se réjouit des supposés déboires moraux du successeur de Val. Quid du devenir de Charlie-Hebdo ? L’hebdo historique opérerait-il un virage en détournant sa « une » des Sarkozy, des ministres et autres célérités du temps au profit de dessins d’humour où prédomine l’absurde ou l’humour noir sur des sujets d’actualité et sociétaux ? Mais peut-être que Charlie sacrifie à l’insouciance estivale, qui impose une plus grande légèreté de ton ?
A comparer ces deux couvertures, espérons que l’un et l’autre de nos deux journaux satiriques cultiveront à fond leur différence pour conquérir sinon deux lectorats différents, du moins offrir aux lecteurs que nous sommes une palette de charges caricaturales et satiriques plus large… mais toujours de qualité !
Guillaume Doizy, le 16 juillet 2009