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Figure 11 : La Caricature, n° 125, 28 mars 1833,  pl. 259, « À ton nez, d’Arg… ! à ton œil Bartholo ! à vous tous, ventrus !! », par Auguste Desperret.


« La caricature dans la mécanique de la presse satirique », par Fabrice Erre. Contribution présentée lors de la journée d’études « Presse et illustration » du 27 mai 2009, organisée par l’Université Montpellier III, en collaboration avec l’Université de Victoria (Canada).


En France, la presse satirique constitue la première famille de journaux à avoir intégré le dessin comme une composante de la fabrication de son discours. Elle l’a néanmoins admis tardivement, l’obligeant à trouver sa place dans un mode de fonctionnement qui, jusqu’ici, se passait de lui. Les journaux satiriques construisent en effet à partir de la Révolution française une forme de discours original et cohérent, fondé sur une mécanique discursive élaborée à partir de procédés textuels. Tenus, comme tous les autres organes de presse, de s’adapter aux contraintes de l’écriture collective et périodique, ils doivent de surcroît donner à leur propos un traitement artistique pour atteindre leur but critique, devenant des machines à produire de la satire en flux tendu. La construction de leur argumentation s’opère donc selon un système de circulation et d’interaction des informations et des dégradations satiriques. Le dessin s’immisce dans cette mécanique à partir des années 1830, se conformant d’abord aux procédures induites par le texte, puis en apportant ses propres modes de fonctionnement, jusqu’à donner au discours satirique une dimension nouvelle. Celui-ci devient alors une véritable machine de guerre, dont l’utilisation suscite des réactions très vives de 1830 à 1835.

 

L’intégration du dessin dans la presse satirique

Pendant ses quarante premières années, la presse satirique française utilise de manière très marginale le dessin : celui-ci constitue une « simple galanterie du journal à ses abonnés »[1]. Les Actes des apôtres, nés en 1789 sous la plume d’écrivains monarchiens (Peltier, Rivarol, le vicomte de Mirabeau, etc.), s’inscrivent dans la tradition du « bel esprit » et privilégient l’écrit. Ils proposent une fois par volume, c’est-à-dire tous les trente numéros, un dessin qui n’a pas toujours de prétention satirique et demeure à l’écart de la construction de leur discours. Vingt-cinq ans plus tard, au début de la Restauration, Le Nain jaune publie un dessin une fois par mois, mais se voit obligé d’abandonner lorsqu’il se retrouve exilé en Belgique en 1816. D’autres tentatives pour associer texte et dessin se voient à la même époque condamnées à l’éphémère (Les Annales du ridicule, Le Miroir, La Foudre…). Pourtant, il existe un marché de la caricature très vivant depuis la Révolution[2] : elles circulent nombreuses, en feuilles volantes, de manière clandestine ou commercialisées chez les marchands d’estampes comme Martinet à Paris. La presse et la caricature cohabitent donc sans vraiment se rencontrer, alors qu’elles ont manifestement vocation à le faire. Elles se heurtent à un obstacle avant tout technique : la reproduction d’images doit se faire par la gravure, et nécessite un temps beaucoup plus long que celui imposé par la publication périodique. Ce décalage ne permet pas d’associer le dessin à la mécanique discursive construite par les textes. Il faut donc attendre la fin des années 1820 et la maîtrise d’une nouvelle technique, la lithographie, permettant une plus grande rapidité d’exécution, pour autoriser ce rapprochement.

La première tentative revient à un imprimeur parisien, Durier, qui fonde fin 1829 La Silhouette. Cet hebdomadaire satirique, « lithographique » [fig. 1], associe deux dessins à chacune de ses livraisons.

 

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Figure 1 : La Silhouette, couverture du premier recueil, daté de 1829.

 

Son projet éditorial, élaboré par Monnier et Balzac, envisage de créer une véritable synergie entre textes et images pour parvenir à un résultat inédit. La Silhouette connaît cependant une existence éphémère et s’éteint en janvier 1831 sans avoir pu mener son ambition à terme. Le flambeau est repris par La Caricature, lancée en novembre 1830 par Philipon, un ancien de La Silhouette qui en récupère le concept et une bonne partie de l’équipe[3] [fig. 2].

 

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Figure 2 : La Caricature de Philipon.

 

Au cours de ses cinq années d’activité, La Caricature réalise avec succès cette introduction du dessin dans la mécanique satirique, secondée dans son effort à partir de 1832 par Le Charivari, fondé lui aussi par Philipon, et publiant « un nouveau dessin chaque jour » [fig. 3].

 

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Figure 3 : Le Charivari, prospectus, 1832.

 

Ces deux journaux n’occupent néanmoins pas tout l’espace de la satire : de nombreux organes continuent leur travail par le texte exclusivement (Le Corsaire, Le Figaro, La Glaneuse, Les Cancans, Le Revenant, Brid’Oison, etc.). Collectivement, ces périodiques satiriques lancent contre la toute jeune monarchie de Juillet une « campagne de l’irrespect »[4], partageant leurs trouvailles et construisant un discours commun extrêmement agressif et efficace, dans lequel le dessin prend une place considérable.

 

Dessin et mécanique de la presse satirique

Pour atteindre le but critique qu’elle s’impose, la presse satirique procède à une transformation de la réalité « objective », celle en tout cas que le pouvoir donne à voir, pour en démontrer les défauts et les vices. Elle construit une réalité parallèle, « satirique », à première vue loufoque et incohérente, mais comprise comme la projection de la première : suivant le principe du miroir déformant, elle prétend ainsi renvoyer une image capable de révéler, au-delà des apparences immédiates, quelque chose de la « vérité ». Cette construction, soumise à l’urgence de l’actualité, ne peut se fabriquer d’un bloc. Elle s’astreint à passer par des étapes successives de dégradations partielles, faisant glisser par fragments la réalité « objective » vers une réalité « satirique » théâtralisée : les personnalités deviennent des personnages, les lieux des décors, les événements des scènes. Une fois que ces composantes ont subi séparément une projection satirique, il devient possible d’établir des interactions entre elles pour en arriver à recréer une dynamique ressemblant à la vie :

image hébergée par photomaniak.com

Ce processus de translation repose sur une mécanique d’écriture spécifique à la presse satirique, mettant à l’origine en jeu des procédés uniquement littéraires (des brèves et des récits) se répondant et construisant conjointement une argumentation dynamique[5]. À cette poétique propre, le dessin vient s’ajouter à partir de 1830. Il s’y conforme d’abord, jouant un rôle illustratif, puis lui apporte une valeur ajoutée considérable. La projection satirique des ministres de Louis-Philippe, cibles privilégiées des journaux, offre un terrain d’observation idéal pour comprendre cette mécanique. Considérons pour commencer le cas du comte d’Argout, ministre (entre autres) des Beaux-arts et des Travaux publics [fig. 4], une « personnalité » de la monarchie de Juillet transformée en « personnage » satirique :



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Figure 4 : Comte d'Argout (Antoine Maurice Apollinaire), par Jules Porreau.

 

Les satiristes choisissent de focaliser sur un élément de anatomique, son nez, qu’ils jugent proéminent. Les journaux se peuplent de dizaines de brèves sur le sujet : « Si d’Argout fourre son nez dans les théâtres, il est à craindre qu’ils ne soient enfoncés »[6]. L’attaque porte en plusieurs points : elle procède à une désincarnation de l’individu, réduit à son nez, et, en usant de l’expression « fourrer son nez » qui suggère une curiosité mal placée, elle dénonce les tentatives de censure exercées par le ministre contre les théâtres, alors lieux d’opposition craints par le pouvoir. Le travail se poursuit dans les récits, comme cet « Essai historique sur le nez de M. d’Argout » :

 

« Qui que tu sois, Parisien, tu as vu le nez de M. d’Argout, car il est visible de partout, comme le dôme des Invalides ; c’est le grand Pan, il a même un pan et demi, c’est-à-dire l’infini, plus quelque chose […]. Aussitôt qu’elle fut accouchée, madame d’Argout, comme fait toute mère, demanda à l’accoucheuse : "Est-ce une fille ou un garçon ? – C’est un nez, répondit l’accoucheuse. – Mais c’est un monstre, s’écrièrent tous les parents, examinant l’objet." Et il fut question d’étouffer le nez. Mais quelqu’un ayant aperçu des apparences de jambes, des simulacres de bras et une manière de tête, la majorité décida, en dépit de l’accoucheuse qui assurait que tout cela n’était que les appendices, les racines du nez ; la majorité décida que c’était une espèce de garçon et qu’il était viable. L’accoucheuse n’en écrivit pas moins au père absent : "Madame est accouchée d’un nez ; la mère et le nez se portent bien ; il a déjà éternué trois fois : Dieu le bénisse !" […] »[7].

 

Tout le travail satirique s’opère donc parfaitement par le texte. Le dessin vient à l’appui, proposant une traduction graphique de la dégradation [fig. 5 à 7], mais ne tient véritablement qu’un rôle illustratif.

 

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Figure 5 : La Caricature, n° 71, 8 mars 1832, pl. 143, « Masques de 1831 » (détail), par Rogelin (Daumier).

 

 

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Figure 6: La Caricature, n° 118, 7 février 1833, pl. 244, « Chimère de l’imagination », par Daumier.

 

 

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Figure 7 : Le Charivari, 29 septembre 1833, « La famille d’Arg… pendant l’orage », par Daumier.

 

Simultanément à d’Argout, d’autres ministres passent par cette mécanique de dégradation. Félix Barthe, ministre de la Justice [fig. 8] affligé d’un grave strabisme divergent, attire le même type de sarcasmes :

 

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Figure 8 : Félix Barthe, par Grégoire.

 

« La justice ne voit que par les yeux de M. Barthe ; c’est pour cela qu’elle voit si mal »[8].

« Il y a toujours quelque chose de louche dans ce que dit ou fait M. Barthe »[9].

 

Et les caricatures d’apporter leur pierre à l’édifice, accentuant le caractère tantôt bizarre, tantôt fourbe et fuyant du ministre [fig. 9 et 10].

 

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Figure 9 : La Caricature, n° 71, 8 mars 1832, pl. 143, « Masques de 1831 » (détail), par Rogelin (Daumier)

 

 

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Figure 10 : La Caricature, n° 141, 17 juillet 1833, pl. 294, « Mr Barthe », par Daumier.

 

Dans cette phase de définition des personnages satiriques, le dessin se contente donc de prolonger le propos des textes, qui pourraient s’en passer. Son intérêt s’accroît lorsqu’il s’agit de mettre en relation plusieurs personnages dans une scène, pour délivrer un message plus complexe, raison d’être du discours satirique. Brèves et récits permettent de tisser des liens, et de donner du sens à ces relations : « Voici le nez de M. d’Argout revenu aux affaires. L’œil de M. Barthe n’a pas perdu tout espoir d’entrer au ministère »[10]. Mais le dessin autorise des confrontations plus nombreuses dans une même composition, soumettant à l’œil plusieurs niveaux d’observation difficiles à restituer par le texte. Ainsi, le dessin ci-après [fig. 11] publié dans La Caricature s’organise en deux parties : à gauche, le bouffon choisi par le journal pour s’incarner lance ses traits, armé d’un arc ; à droite, sa cible, une hydre dont les têtes sont celles de Louis-Philippe et de ses ministres.

 

Figure 11 (voir tête d'article ) : La Caricature, n° 125, 28 mars 1833,  pl. 259, « À ton nez, d’Arg… ! à ton œil Bartholo ! à vous tous, ventrus !! », par Auguste Desperret.

 

Le dessin illustre le combat mené par le journal, qui se pose ainsi en adversaire privilégié du pouvoir. Mais sa force repose sur sa capacité de condensation du discours satirique développé antérieurement. Le lecteur attentif, guidé par la légende, constate en effet, dans le désordre de l’hydre, la présence de têtes connues mises en scène de manière significative : une flèche atteint la tête de d’Argout au nez, une autre crève l’œil de Barthe [fig.12].

 

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Figure 12 : La Caricature, n° 125, 28 mars 1833,  pl. 259, « À ton nez, d’Arg… ! à ton œil Bartholo ! à vous tous, ventrus !! » (détail), par Auguste Desperret.

 

Cette composition s’inscrit donc bien dans la mécanique satirique, en tenant compte de toutes ses composantes, et gagne ainsi une puissance évocatrice à laquelle l’habitué du journal sera sensible.

Mais le pouvoir de la caricature dépasse ce simple prolongement du discours écrit. Les dessinateurs construisent en effet un « dictionnaire hiéroglyphique »[11] propre à leur art. Ils explorent des potentialités graphiques et symboliques qui échappent au texte, et investissent progressivement à leur compte la mécanique du discours. L’exemple le plus connu est celui de la transformation du roi Louis-Philippe en poire, processus de translation satirique effectué ici par Philipon, fondé sur un effet purement visuel [fig. 13].

 

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Figure 13 : La Caricature, n° 65, 26 janvier 1832, « Croquades faites à l’audience du 14 nov. (Cour d’Assises) », par Philipon.

 

La découverte de ce type de résultat ouvre de nouvelles possibilités. Ainsi, des compositions impossibles à rendre par écrit voient le jour, investissant les composantes du discours dans le cadre d’une architecture satirique inédite. La Poire se trouve ainsi encadrée de ses « favoris », jeu de mot mettant en relation le système pileux du roi et ses ministres préférés, ici les fameux d’Argout (au nez démesuré) et Barthe (un œil sur la Poire et l’autre veillant par-dessus son épaule) [fig. 14].

 

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Figure 14 : La Caricature, n° 124, 8 mars 1833, pl. 257, « Les favoris de la Poire », par Auguste Bouquet.

 

Ou encore ce groupe de ministres, parmi lesquels Barthe et d’Argout (deuxième et cinquième en partant de la gauche), coiffé d’un bonnet de coton (symbole graphique de la folie) dans les plis duquel apparaissent les traits du roi, le tout reconstituant la silhouette de la Poire [fig. 15].

 

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En un seul coup d’œil, le lecteur reçoit immédiatement une information satirique qu’il apprécie ensuite de confirmer et de compléter en retrouvant de multiples allusions à ce qu’il a déjà lu. Le pouvoir évocateur du dessin surpasse ainsi celui de l’écrit. Il finit même par envahir l’espace du texte, recomposé à l’occasion sous forme de calligrammes piriformes[12] [fig. 16].

 

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Figure 16 : Le Charivari, 1er mai 1835.

 

Cette force toute nouvelle, gagnée par la caricature grâce à son introduction dans la mécanique du discours satirique périodique, donne à cette dernière une impulsion considérable. Le journal satirique ne se contente plus d’être une machine à produire de la satire, il devient une véritable arme de combat dont l’utilisation fait débat.

 

L’arme

La force du discours satirique agrémenté du dessin se mesure à l’apparition massive, dès 1832, de graffitis en relation avec celui-ci. La Caricature rend plusieurs fois hommage à ces mains anonymes qui relaient ses attaques, accomplissant en quelques traits simples un geste de provocation lourd de sens. Sur la lithographie suivante [fig. 17], le mur se charge de poires de toutes formes, certaines pendues à une potence. Un nez de d’Argout se distingue également sous le volet ouvert.

 

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Figure 17 : La Caricature, n° 115, 17 janvier 1833, pl. 248, « Voulez-vous aller faire vos ordures plus loin, polissons ! », par Bouquet.

 

Cette prolifération d’inscriptions séditieuses inquiète les autorités, qui mesurent là un phénomène nouveau : le discours satirique, jusqu’alors relativement confidentiel, se montre capable de susciter des comportements. Il représente donc une menace plus grande qu’auparavant. Ce constat fait réagir le régime, qui commence par tenter de soutenir le combat sur le même terrain.

Au début de 1832, quand avec l’arrivée de la Poire l’opposition satirique se déchaîne, le pouvoir décide de tenter une contre-attaque. Ne pouvant compter sur aucun journal satirique spontanément rallié à sa cause, il choisit d’acheter Le Figaro. Le choix se porte sur ce titre car il jouit d’une excellente réputation, ayant contribué à la chute de Charles X et démontré depuis longtemps ses qualités artistiques et morales. Du jour au lendemain, Le Figaro abandonne complètement ses charges contre la monarchie de Juillet et entreprend de fabriquer un discours satirique ministériel destiné à déconsidérer ses anciens alliés. Mais le travail s’avère difficile, car Le Figaro ne dispose pas de dessinateurs. En août 1832, le journal annonce donc son intention de publier, lui aussi, des caricatures. La presse d’opposition s’offusque de cette perspective : le pouvoir, qui dispose déjà de toutes les armes légales depuis la loi jusqu’à la police, ne peut légitimement prétendre à user de celle-ci. Le recours à la satire périodique dessinée implique une certaine éthique, dont le respect ne peut coïncider avec les intérêts du pouvoir. La Mode, journal légitimiste relayant volontiers les attaques de la presse satirique, s’emporte contre cette « bonne caricature », et n’envisage à leur sujet qu’une mise en scène des pires instincts de répression auxquels cède le régime :

 

« Nous avions déjà la bonne presse ; nous avions aussi les bons calembourgs. Nous possédons maintenant la bonne caricature, la caricature que M. Persil ne saisit pas […]. Après avoir traqué, gisquetisé, emprisonné, exécuté l’opposition, le juste-milieu veut maintenant la croquer… […] L’opposition se permet des charges impertinentes ; le juste-milieu riposte par des charges qui ne sont pas moins piquantes, car elles ont, pour démontrer leur mérite, l’appui des gardes municipaux, des juges d’instruction et des guichetiers. La partie est égale, comme on voit, et la lutte noble et grande. Vive la bonne caricature ! […] Voici quelques sujets que nous proposons au généreux talent de ces Charlet de la meilleure des républiques, de ces Philipon de l’ordre légal :

Une vente par autorité de justice sur la place du Châtelet, fantaisie dans le goût de Callot. On aura soin d’y placer une mère et ses trois enfans pleurant auprès de leurs meubles vendus à l’encan, et mourant de faim dans les attitudes les plus bouffonnes. Il est bien entendu que la mère est carliste et que les trois enfans sont républicains. Ce sera fort plaisant. […]

Une scène du 6 juin. – Plusieurs scélérats, rebelles et anthropophages, sabrés, criblés de balles, mutilés par la mitraille, étendus près de la barricade de Saint-Merry [sic]. Ces cadavres feront une grimace impayable. […]

L’incendie de la forêt de Machecoul. – Quelques réfractaires sortant à demi-brûlés du bois et fusillés à l’instant même par les incendiaires de l’ordre public : fantaisie brillante accompagnée de cette autre épigraphe d’excellent ton empruntée comme la précédente à un journal de la bonne presse : La légitimité est cuite. […]

Pour l’exhibition de ces bonnes plaisanteries, il sera ouvert un muséum en plein vent à l’instar de ceux de Martinet et de la galerie Véro-Dodat. Une compagnie de la garde municipale y sera postée, avec la consigne d’empoigner sur-le-champ tout malveillant qui s’aviserait de ne pas rire »[13].

 

Ce violent débat témoigne des enjeux de la caricature telle qu’elle s’utilise alors. Les craintes de La Mode se trompent néanmoins d’objet. Le Figaro, pas plus que son compère La Charge fondé en septembre 1832 dans le même but, ne parviennent en effet à constituer une dynamique comparable à celle de La Caricature. L’arme du dessin se révèle plus difficile à manier qu’il n’y paraît. Mais le danger demeure pour la presse d’opposition, car à défaut de pouvoir la contrôler, le régime décide de faire taire cette arme.

En juillet 1835, le roi échappe de peu à un attentat. La liberté de la presse se trouve immédiatement mise en cause, comme susceptible d’avoir armé la main des terroristes. Les « lois de septembre » la soumettent alors à de sérieuses restrictions. Or, le sort le plus rude est réservé aux dessins, tombant purement et simplement sous le coup de la censure :

 

« Titre III. – Des dessins, gravures, lithographies et emblèmes.

Art. 18. Aucun dessin, aucunes gravures, lithographies, médailles et estampes, de quelque nature et espèce qu’elles soient, ne pourront être publiés, exposés ou mis en vente sans l’autorisation préalable du ministre de l’Intérieur à Paris, et du préfet dans les départements ».

 

La dynamique satirique créée par le rapprochement du dessin et de la mécanique organisée par les textes devient alors impossible. La Caricature considère cette mesure comme son arrêt de mort, et choisit d’interrompre sa publication, en imprimant néanmoins dans son dernier numéro, comme un pied de nez, le texte de la loi sous la forme d’une poire [fig. 18].

 

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Figure 18 : La Caricature, n° 251, 27 août 1835.

 

En s’enrichissant du dessin, la mécanique de la presse satirique a acquis une redoutable efficacité entre 1830 et 1835. Elle n’a cessé que sous la contrainte, obligée par décision politique de se séparer de ce procédé qui l’avait ainsi transformée. Après les « lois de septembre », la satire écrite se poursuit, mais privée de cet atout devenu indispensable. Le dessin se tourne vers d’autres objets, du domaine de la satire de mœurs, et pousse progressivement les textes à la suivre sur ce terrain. Une autre dynamique s’installe à la fin des années 1830, orientée cette fois sur un travail physiologique qui, s’il n’a pas la force de frappe de l’action politique, n’en a pas moins eu une profonde influence sur les esprits[14].

 

 

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Notes :


[1] Encyclopédie des gens du monde, Librairie de Treuttel et Würtz, tome 4, 1834, p. 737.

[2] Claude Langlois, La Caricature contre-révolutionnaire, Presses du CNRS, 1988, 256 p. ; Antoine de Baecque, La Caricature révolutionnaire, Paris, Presses du CNRS, 1988, 237 p.

[3] Roland Chollet, Balzac journaliste, le tournant de 1830, Paris, Klincksieck, 1983, 654 p.

[4] Voir Charles Ledré, dans Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral, Fernand Terrou [dir.], Histoire générale de la presse française, Paris, PUF, tome 2, 1969.

[5] Fabrice Erre, « L’invention du discours satirique périodique », Orages, n° 7, « Poétiques journalistiques », sous la direction de Marie-Ève Thérenty, 2008, p. 103-118.

[6] Le Revenant, 17 mars 1833.

[7] La Caricature, 6 juin 1833.

[8] Le Charivari, 18 décembre 1832.

[9] Brid’oison, n° 308, 13 décembre 1833.

[10] Le Charivari, 19 janvier 1836.

[11] Ségolène Le Men, Daumier et la caricature, Paris, Citadelles & Mazenod, 2008, p. 57.

[12] Ségolène Le Men, « Calligraphie, Calligramme, Caricature », Langages, numéro spécial « Lettres et icônes », septembre 1984, n° 75, p. 83-102.

[13] La Mode, 8 septembre 1832, « Choix de sujets facétieux et burlesques à l’usage des caricaturistes du juste-milieu ».

[14] La série des Français peints par eux-mêmes constitue le résultat le plus complet de ce travail.

La caricature dans la mécanique de la presse satirique
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