Caricature en écorce d'orange réalisée par Alfred Le Petit (1903-1905)
Portrait d'Alfred Le Petit agé d'une trentaine d'année (vers 1870) photographie.
Article paru dans la revue Ridiculosa n°13, 2006, p. 19-32.
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Alfred Le Petit (1) peut être considéré comme un des plus célèbres caricaturistes politiques dans la France de la fin du Second Empire et des deux premières décennies de la IIIe République. Républicain radical, le dessinateur fonde en 1870 un véritable brûlot, La Charge (2) qui ne cessera de dénoncer l’Empire déchu, de s’en prendre violemment à la famille impériale et d’attaquer les Prussiens. L’année suivante, après avoir donné quelques dessins au journal communard La Montagne (3), le caricaturiste quitte Paris. Il participe activement au célèbre Grelot, pour lequel il signe un contrat d’exclusivité de 1871 à 1877 (4). Il y défend les idées républicaines et la haine de la réaction et du cléricalisme, en général symbolisés par l’association de l’orléaniste à tête de poire, du bonapartiste à gourdin, du légitimiste à fleur de lys et du jésuite.
Déçu par la politique des opportunistes, dont celle de Jules Ferry dans les années 1880, Alfred Le Petit se range derrière le général Boulanger, puis dans le camp anti-dreyfusard. Ayant perdu de sa verve satirique, il devient alors, en tant que caricaturiste, l’ombre de lui-même. Après une exposition de peinture et de dessins assez réussie en 1895, il traverse des années difficiles, survit comme chansonnier, voire comme portraitiste au pied de la tour Eiffel. Il meurt en 1909. Diverses expositions posthumes viseront à faire reconnaître son œuvre picturale. Une pétition circulera dans les années 1930 pour inciter le Louvre à acheter certaines de ses peintures.
Cet artiste a de nombreuses passions. Il est photographe ambulant (5) et se promène à vélo pour saisir la vie quotidienne de ses contemporains. Caricaturiste, il produit de puissantes charges contre le monde politique de son époque. Peintre, il fait de lui des autoportraits saisissants, quasi surréalistes mais surtout se fait « peintre des gueux et des artisans ». Dessinateur, il parcourt les campagnes pour « croquer » la vie des petites gens. Il conçoit et illustre des chansons qu’il donne en spectacle dans les cabarets, accompagné de son violon (6).
On connaît moins les escapades d’Alfred Le Petit dans le monde de la caricature « solide », voire « instantanée », où se combinent esprit satirique, sculpture et mise en scène. Nettement anticlérical, Alfred Le Petit semble doté d’une nature tapageuse et « fumiste », tout à fait dans l’air du temps. Cabarets et cafés concerts se multiplient depuis que Napoléon III a mis fin au monopole théâtral. On s’amuse follement dans les grandes villes d’alors. Alfred participe à des « cavalcades » à Rouen où il fait ses études et inaugure sa carrière de dessinateur de presse. En 1867, il collabore au Journal Amusant de Philipon puis dessine pour L’Eclipse de Gill dès 1869 et au Charivari à partir de 1872.
Il adhère notamment aux Hydropathes (1879) et aux Hirsutes (1881), clubs réunissant des poètes, des littérateurs et des artistes lors de séances bruyantes et alcoolisées. Alfred Le Petit participe en 1883 et 1884 à ce qu’il est convenu d’appeler le « Journal parlé » au Théâtre de l’Athénée à Paris. Devant des spectateurs, un comédien produit un journal oral, commentaires de l’actualité politique qui échappe en partie à la censure. Le dessinateur, particulièrement habile à provoquer le rire de sa personne, y associe la performance caricaturale. Il dessine des charges « instantanées (7)» contre Jules Ferry qu’il mime par ailleurs, en utilisant une série d’accessoires propres à alimenter la parodie. Voilà comment, dans une lettre manuscrite, le caricaturiste raconte le spectacle : « La partie des beaux-arts m’avait été confiée et, à la suite de ma conférence je faisais différents portraits avec des procédés inconnus jusqu’à ce jour. Ainsi j’obtenais des ressemblances de célébrités, avec des parapluies, des chapeaux, des mouchoirs de poche. J’avais trouvé moyen de faire un portrait ressemblant à M. Jules Ferry avec un peu de foin. Le public riait à se tordre. Mais le premier ministre, lui, n’en rit pas du tout… (8)». Alors que les charges publiées dans la presse affublent Jules Ferry d’un nez de plus en plus allongé, Alfred Le Petit utilise une carotte pour simuler l’appendice proéminent de l’édile et, avec quelques poignées de paille sur ses joues en guise de rouflaquettes (particulièrement importantes chez Ferry), cloue au pilori les dernières déclarations du président du Conseil.
La censure, qui se méfie du dessin mais se fait plus libérale depuis la loi de juillet 1881, s’inquiète des performances du « Journal parlé » dont il sera publié un numéro spécial faisant écho au scandale (9). Jules Ferry fait envoyer un commissaire, puis la police, à la barbe desquels (si on peut dire), par une fenêtre du théâtre, Alfred le Petit continue son spectacle sous le regard médusé du public expulsé de la salle. L’affaire prend un tel essor que le député Clovis Hugues interpelle le gouvernement sur l’interdiction du spectacle. Waldeck-Rousseau répond que seules des questions de sécurité ont justifié la fermeture de l’Athénée, argument que réfute Alfred Le Petit avec énergie (10). L’expérience sera renouvelée lors d’autres conférences à la fin des années 1880, notamment à la salle des Capucines, à Paris. L’artiste se produira aussi à Bois-Colombes où il réalise des « portraits et charges exécutés en public et par les moyens les plus hétéroclites », lors d’une représentation au bénéfice du dessinateur Coll-Toc (11).
Ces parodies qui relèvent des arts du spectacle dont s’inspire elle-même la caricature, trouve un prolongement durable dans la troisième dimension. Le dessinateur reprend un de ses dessins paru dans la presse. Il découpe de belles plaques de cartons épais sur lesquelles il a préalablement dessiné au pinceau et avec de légères grisailles les étapes qui transforment la tête de Jules Ferry en vase de nuit….
Accrochées avec un système de ficelle, les différentes parties extirpent la caricature de son meilleur allié, le journal, pour lui donner une dimension nouvelle. Dans une autre série également dessinée sur carton, il propose divers éléments qui permettent de passer du crâne à la figure de Rochefort (12).
Avec « Parapluie pour spectacle (13)» (1884), Le Petit va plus loin dans l’art du portrait-charge sculptural. Pour représenter l’actrice française Sarah Bernhardt, il utilise un balai en guise de coiffure et un parapluie qui évoque la maigreur de la célèbre égérie. Le tout est maintenu verticalement par un support métallique auquel s’agrègent divers objets. Notons que ce portrait-charge ne procède nullement d’une déformation des traits du personnage, comme dans les bustes-charges de Daumier, de Dantan, et même au début du XXe siècle avec les bas-reliefs de Laplagne. Il s’agit là d’une expression radicale et minimaliste de l’individu, fondée sur l’utilisation d’objets tirés de la vie quotidienne, symbolisant et figurant les traits physiques ou psychologiques du personnage visé. Les codes de la représentation traditionnelle, fondés sur la ressemblance, volent en éclat. La Sarah Bernhard d’Alfred Le Petit ouvre l’ère d’un art nettement plus conceptuel.
Ces oeuvres, sortes « d’installations » suspendues ou fixées sur un socle, seront exposée aux Incohérents dans les années 1880. Les expositions des Arts Incohérents, fondées par Jules Lévy, singent le Salon. Elles trouvent dans le dérisoire et l’absurde un sens nouveau pour la caricature. Le dessins, la peinture et la sculpture devenus satiriques, agrègent des objets tirés du quotidien, voire de la nourriture dans une inversion insensée : le tout devient œuvre d’art… dérisoire.
Du mime à l’objet, le dessinateur explore les différentes formes de la caricature qu’il transforme en véritable art du spectacle puis en « œuvre-objet (14)», donnant une réalité concrète et ludique à l’image. John Grand-Carteret dira d’Alfred Le Petit en 1888 dans son livre Les Mœurs et la caricature en France, qu’il était « atteint de ce mal très moderne qui consisterait à vouloir démonter les marionnettes humaines pour savoir ce qu’il y a dedans (15)», obsession qui évoque bien les facéties du « Journal parlé ».
Alfred Le Petit expose d’autres réalisations qui relèvent de la sculpture caricaturale : il s’agit d’éléments classés sous le titre de « Reliques saintes (16)» : parmi d’autres, une des clefs du Paradis « qui ouvre la porte de l’escalier de service », une arche de Noé composée d’un mat et d’une petite voile dans une coque de noix, et encore cette « pelure d’orange sur laquelle glissa maintes fois sainte Magdeleine ». De toute évidence, le recours à l’objet combiné à la quête de l’absurde entraîne un renouvellement des sujets de l’oeuvre. L’objet, en dehors de toute quête de représentation, commence à faire œuvre lui-même.
Une autre série, réalisée lors d’un long séjour à l’hôpital (17), invite à s’interroger sur le rapport d’Alfred Le Petit avec cette fois l’Expressionnisme. Dessinateur avide de recherches, il effectue un ensemble étonnant de trente trois caricatures en peau d’orange (18) particulièrement originales montrées au public en 1934 à Rouen, puis en 1992 au Musée d’Orsay. Elles viseraient des personnes célèbres du temps (20). Le fils du dessinateur y voyait des « têtes de vieilles (19)» ; il faut comprendre ces réalisations comme des recherches d’expressivité. Il s’agit d’un véritable travail d’orfèvre. Alfred Le Petit ouvrage l’écorce de fruit comme du métal repoussé. La peau est ciselée, comprimée, découpée, déformée, pour, progressivement, prendre forme humaine. Le caricaturiste modèle des visages de quelques centimètres de diamètre, en ronde bosse extrêmement expressifs. Cavités oculaires outrées et déformées, nez grossis, pointus ou crochus, bouches hilares surdimensionnées, s’inscrivent dans la tradition des masques qui relèvent des arts du théâtre et du mime antiques (21). Ces faces convexes sont parfois étirées, souvent ovoïdales, ou en amende. Les joues gonflées, évoquent l’obésité paralysante, les traits creusés semblent traduire le déclin de la vie alors que les contorsions de la face révèlent les désordres mentaux. L’artiste n’oublie pas les détails de la physiologie du visage : moustache, barbe ou bien encore les dents.
Dans certains cas, le caricaturiste a combiné divers matériaux, comme la cire et l’écorce pour « La vieille anglaise », ou assemblé plusieurs morceaux d’oranges comme dans « La Poivrote (22)». Contrairement à la quête habituelle du dessinateur qui vise avant tout la ressemblance dans ses charges, ces physionomies traduisent une fascination pour l’expression brute. On peut néanmoins rapprocher ces peaux d’orange de caricatures réalisées pour la presse et dans lesquelles la multiplication des faciès introduit un jeu fondé sur la variation des expressions. Ainsi en est-il dans « Têtes de clous (23)» où, entre autres, le « clou à river » représente Napoléon III, le « clou à tête dure », Victor Hugo, et le « clou à tête de Turc », le réactionnaire et ultra-catholique Veuillot. Chaque contour de tête s’inscrit dans une forme générale particulière, carrée, triangulaire, allongée ou plutôt ronde, et les traits des visages alignés semblent se répondre les uns au autres, voire se contredire.
Les masques caricaturaux en peau d’orange n’explorent pas seulement l’univers fantasmagorique du rire. Ils évoquent aussi celui de la mort. Le dessinateur, qui a suivi divers cours d’anatomie (et disséqué des corps) à la morgue de l’Hôtel-Dieu de Rouen, semble avoir « écorché » des têtes humaines, pour seulement conserver la peau des visages, pour lesquels les cavités oculaires et l’orifice des bouches restent désespérément vides. En démiurge, le caricaturiste joue sur la disposition, et donc l’expression des traits faciaux, pour en faire jaillir l’étincelle du vivant. Mais l’absence de regard renvoie au monde des fantômes, à celui du macabre. N’oublions pas les circonstances dans lesquelles Alfred Le Petit aurait réalisé cette série : un long séjour à l’hôpital. Il est alors entouré de malades atteints de maux et de disgrâces physiques et psychologiques prononcés. Ses dessins, comme son journal (24), regorgent alors de figures difformes, avachies, atteintes de paralysies. Le caricaturiste se fait enquêteur, inspecte – et dessine- le laboratoire d’analyses biologiques, s’intéresse aux bizarreries du vivant. Il semble fasciné par ce qui est hideux et par la force expressive qu’il recèle, bénéficiant du regard favorable qu’a porté la génération romantique sur le laid ou le banal (25) avant lui.
Il faut s’interroger sur le caractère systématique de ce travail, - en tout 33 spécimens différents – pourtant réalisés dans un matériau particulièrement peu noble, - l’écorce d’un fruit-, (même si ce fruit est alors un luxe). Le rebus qui doit finir à la poubelle et subir les assauts de la putréfaction se transforme en fascinante caricature. Alfred Le Petit semble interroger la fragilité du vivant, et nous force à nous questionner sur le sens de la vie. Il cherche à prolonger l’existence de ce qui va bientôt disparaître et mourir, ce à quoi le sens commun n’accorde plus aucune valeur. En tout état de cause alors que l’art recherche les matériaux nobles, le caricaturiste « incohérent » s’enthousiasme pour une matière organique banale.
Alfred Le Petit était connu comme un amateur d’objets obtenus le plus souvent en échange de caricatures. Il avait transformé son atelier en cabinet de curiosités. La liste (hélas incomplète) de ces objets, réalisée par son fils (26), atteste d’un intérêt marqué pour tous les supports investis de représentations. Et au-delà, l’atelier du dessinateur regorgeait de sculptures. On compte un buste caricatural de Dantan, diverses statues de saints ou de moines dénudés sous leur bure, des statuettes japonaises, chinoises, égyptiennes en bois, bronze, faïence, plâtre, pierre, satiriques ou non. Si le dessinateur a très majoritairement travaillé pour la presse, n’oublions pas qu’il a remis au goût du jour un autre support imprimé particulièrement original et en trois dimensions, l’assiette. Il propose plusieurs séries de caricatures, réunies sous le titre « Les Contemporains dans leur assiette » conçues en 1877, éditées l’année suivante et primées à l’exposition universelle de 1878, puis rééditées en 1889.
La formation de cet artiste permet d’entrevoir les mécanismes qui l’ont porté vers ces expériences sculpturales. Très jeune, Alfred Le Petit se montre doué pour le dessin. Mais son père, horloger, tient à lui apprendre le métier. Il parvient néanmoins à suivre des cours de dessin à Amiens, puis s’intéresse au modelage et à la peinture, mais comme apprenti, en 1861 chez un statuaire modeleur de Paris. Dans une lettre à sa famille, il insiste sur le potentiel d’un tel apprentissage, et sur la nécessité de se faire polyvalent. « Quand on sait bien dessiner, on sait sculpter, et quand on sait bien modeler ou sculpter, on sait dessiner », écrit-il. Il remarque d’ailleurs que « beaucoup d’artistes sont peintres et sculpteurs », et semble alors ne pas faire de distinction entre les deux univers, car « composer un sujet sur un tableau ou composer en statuette, c’est toujours la même chose ; la manière d’exécution seule change (27)».
On le retrouve ensuite travaillant chez un photographe à Paris. Puis il s’installe dans la ville de Rouen où il suit les cours de l’Académie de peinture et de dessin de la ville, sous la houlette du professeur Morin. Il y obtient plusieurs médailles. C’est alors qu’il rencontre la caricature, comme plusieurs de ses camarades (28). Une petite bande se regroupe en 1868 autour du Tam-Tam d’abord, puis du Tambour, imitant la célèbre Eclipse et ses dessins d’André Gill. La caricature va devenir l’activité principale d’Alfred Le Petit, à son grand désespoir d’ailleurs. Il regrette toute sa vie de ne pas avoir été reconnu comme un artiste à part entière, et notamment un peintre (29). Il ne cessera de naviguer entre l’art et la caricature, générant des formes d’expression inédites, qui se sont notamment manifestées dans ces expositions dites des Incohérents.
La fin du XIXe siècle est traversée par un esprit dérisoire, que se disputent divers clubs plus ou moins structurés et autoproclamés « fumistes », « zutistes », « j’menfoutistes » et autres « hirsutes ». Dans cet esprit-là, « les Arts incohérents s’insèrent dans ce processus de diversification amorcé dès les années 1870 et qui atteint son apogée à la fin du siècle ; au sein de leurs expositions, mondes de l’art et des spectacles interfèrent ; il y a un mélange des genres inédit, et par là même attirant, qui contribue au succès de leurs manifestations peut-être autant que les œuvres présentées (30)». De nombreuses pièces recourent, dans leur titre aux jeux de mots et aux calembours. L’Incohérence fait œuvre de combinatoire, associant les matériaux les plus divers et souvent éphémères. On peint avec du chocolat et de la réglisse, on sculpte des marrons, on attribue un titre à un miroir comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art, on colle des morceaux de fromages sur des caricatures, etc. Les techniques de représentations les plus diverses sont combinées, ou totalement niées comme avec cet ancêtre du monochrome, le « monochroïde » d’Alphonse Allais, surface peinte en aplat de couleur mais comportant un titre évoquant une scène figurative. Par la combinaison d’objets dérisoires l’art académique, peinture comme sculpture (la frontière est souvent ténue) sont ridiculisées. Par ces manipulations, la caricature, imprégnée d’esprit de dérision « fin de siècle », produit un regard nouveau sur l’art, dégagé de la quête normative du beau, du sérieux et de la ressemblance. Les Incohérents trouvent la force de tenir tête à l’Académie, en rejetant le conformisme esthétique voire social. Ils bouleversent, sans le théoriser encore, la question de la mimésis.
Alfred Le Petit, bien qu’aspirant à une reconnaissance académique, participe de cette émancipation de l’Art. Par ses recherches, par sa curiosité insatiable des techniques de représentation et son amour de la dérision il enrichit ce « comique de l’absurde (31)», jailli comme un feu d’artifice autour des années 1880. Alfred Le Petit, comme d’autres alors, semble pris d’une frénésie d’expérimentation, propre aux courants artistiques qui naissent après 1900. Avec ses masques en peaux d’oranges, il semble s’inscrire dans l’Expressionnisme naissant, mouvement fasciné par la caricature (32).
En 1915, le mouvement Dada semble nourrit du même esprit qui prévaut chez les Incohérents. Les soirées scandaleuses rappellent les « cavalcades » du XIXe siècle, ou encore les « fumisteries » qui consistent à faire croire à la société comme vraies les pires invraisemblances, pour les démasquer ensuite dans un grand éclat de rire. Même goût du dérisoire, mais aussi du mélange des genres, de l’association des formes et des mots, de la seconde et de la troisième dimension, de l’éphémère et du durable. Même goût pour le poétique, mêmes jeux sur le langage. Même fascination pour l’objet qui n’est pas sans évoquer les futurs ready-made, et qui induit un refus des codes traditionnels de représentation.
En 1887, le dessinateur Sapeck illustre un ouvrage intitulé Le Rire (33). Il y insère notamment le dessin d’une Mona Lisa fumant la pipe, précurseur de la célèbre « L. H. O. O. Q. » de Duchamp, ce qui fait dire à la revue Romantisme que s’il avait vécu quelques décennies plus tard, il « aurait compris l’idéal de Dada (34)». Gageons que ces « artistes », parmi lesquels nous comptons Alfred Le Petit, ont, par leur attitude rebelle à l’égard des codes de l’esthétique, par leur goût de l’absurde et du dérisoire, favorisé (ou du moins précédé) les démarches d’avant-garde de la première moitié du XXe siècle.
L’Expressionnisme, l’esprit de Dada et plus tard l’Abstraction, les Nouveaux réalistes ou l’Art brut, plongent, sans nul doute, dans les incohérences
graphiques et sculpturales des débuts de la Troisième République. Arrivée à maturité, la caricature dans sa quête d’expressivité, du comique et de l’absurde, dans son indépendance vis-à-vis de
l’art officiel et de ses codes et par ses jeux avec la troisième dimension, a permis de faire passer au second rang la question du sujet et celle de la représentation. Elle aura
fait rentrer le réel dans l’œuvre, non pas comme sujet de la représentation, mais comme base même de l’émotion esthétique. Une vraie révolution !
Guillaume Doizy, mars 2006.
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Notes
(1)Voir Guy BOULNOIS, Alfred Le Petit 1841-1904 , Groupe archéologique du Val de Bresle, sd. Beaucoup d’erreurs mais contient de nombreuses illustrations.
(2) Pour des détails, voir l’étude de Raymond BACHOLLET, , « Le catalogue des journaux satiriques - La Charge », in Le Collectionneur Français, n°290 à 295, 1991.
(3) Avril 1871.
(4) Contrats manuscrits signés de MADRE, directeur du Grelot, collection J. F. Le Petit.
(5) Alfred Le Petit, photographe « maudit », Paris, Céros/ Librairie Plantureux, 2005.
(6) Horace VALBEL, Les chansonniers et les cabarets artistiques, Dessins d’Alfred Le Petit, Paris, E. Dentu, sd. (1895), p. 321-331.
(7) Une affiche de la Salle de l’Athénée pour le spectacle du Samedi 26 janvier 1884 annonce entre autres les « charges et dessins instantanés » d’Alfred Le Petit.
(8) Lettre manuscrite datée du 25 janvier 1884, signée Alfred Le Petit, collection J. F. Le Petit.
(9) Le Journal Parlé, « organe de tous ceux qui parlent du nez », n°1, sd.
(10) L’intransigeant, 12 février 1884.
(11)Comme l’indique un tract-réclame pour une représentation du 9 mars 1890, salle de l’Union à Bois-Colombes.
(12) Collection J.-F. Le Petit.
(13) « Parapluie pour spectacle », Parapluie, carton et balai. Paris, Coll J.F. Le Petit, Exposé au Arts incohérents de 1884 sous le n°218. Collection J. F. Le Petit.
(14)Arts incohérents académie du dérisoire, Les dossiers du Musée d’Orsay, Abélès Luce et Charpin Catherine, RMN, 1992, p. 15
(15) John GRAND-CARTERET, Les Mœurs et la caricature en France, Paris, La Librairie illustrée, 1888, p. 484.