Le collectionneur Benoît Prot a eu la gentillesse de nous communiquer deux lettres manuscrites du dessinateur Jules Grandjouan. En décembre 1909, l’artiste s’adresse à André de
Joncières, directeur de l’Assiette au Beurre, le fameux hebdomadaire satirique fondé par Sigismond Schwartz en 1901. Grandjouan livre à de Joncières une
analyse de la revue (à laquelle il collabore depuis plusieurs années) du point de vue « moral » et « artistique ». Contrairement à ce que pensent bien de nos contemporains,
l’Assiette au Beurre n’a bien sûr rien d’un brûlot anarchiste. Pour Grandjouan, le lectorat de la revue se compose de « bourgeois humanitaires,
libéraux, un peu sceptiques, mais foncièrement sensibles. » Le caricaturiste évoque les dérives dans les rapports entre la direction et les dessinateurs ; il formule un certain nombre de
propositions pour redresser le journal. Il essaie même de se faire embaucher par l’Assiette comme « préparateur » de numéros à venir.
L’analyse de Grandjouan permet de soulever un peu le voile sur le fonctionnement de l’hebdomadaire. Un document inédit et passionnant…
1ière lettre envoyée par Grandjouan :
Paris, 26 12 1909
Cher Monsieur de Joncières
J’accepte bien volontiers les responsabilités judiciaires et pécuniaires du n° des cartes postales : au point de vue de la reproduction artistique j’avais pris pour vous, les précautions que
j’aurais prises pour moi. Aussi je n’hésite pas à me substituer à vous en cas de procès.
Votre Grandjouan
34 r. Lhomond, Paris
Pendant ces deux jours de fêtes, j’ai passé en revue la collection de l’Assiette depuis le n° des Ecorcheurs ou j’ai eu le plaisir d’entrer en rapport avec vous et j’ai compris que bien des
numéros n’avaient pas porté dans la clientèle d’un journal à 50 centimes. En un mot, on a fait souvent fausse route et pour dire net, si j’avais eu une responsabilité dans la vente de l’Assiette
il y a bien des pages de Gr andjouan excellentes en elles, que j’aurais laissé pour un journal à dix centimes.
J’ai fait une étude assez complète de ces quatre années du journal et je vous enverrai mes réflexions. L’opinion d’un homme qui s’intéresse au même sujet que vous (même s’il se trompe) ne pourra
vous être fastidieuse.
Je vous demanderais seulement de mettre de côté pour quelques instants, l’opinion que vous vous êtes fait de moi et d’accueillir mes réflexions sur le passé de l’Assiette, sa situation actuelle,
et son avenir sans préjuger du critique.
Bien respectueuses salutations
Grandjouan
2e lettre envoyée par Grandjouan :
Paris, 27.12.9
Je vous disais Monsieur de Joncières dans ma dernière lettre que l’Assiette n’avait pas été conduite comme un journal à 50 centimes eut du l’être. Le public qui met 50 centimes dans une
publication comme l’Assiette au Beurre, est de même rang social, toutes différences gardées, que celui qui achète Madame et Monsieur, Les lectures pour tous, ou la Vie au grand air. Il est même
d’un échelon plus élevé puisqu’il fait une dépense qu’aucune mode, qu’aucun sport, qu’aucun besoin urgent ne justifie. Et il achète 10 sous seize pages de papier non glacé, imprimées souvent très
ordinairement, alors que les maisons d’édition donnent pour ce prix abondance de feuilles glacées et impression impeccable. Je n’ai jamais vu la liste des abonnés de l’Assiette et étudié les
professions qui y sont représentées mais je n’ai pas de peine à l’imaginer. Tous ont rang dans la bourgeoisie aisée. Avoués, médecins, petits rentiers et personnages politiques de leur petite
ville ils ont gardé de leur jeunesse d’étudiant, des idées libérales qu’ils accommodent avec les exigences de leurs fonctions.
Mais ce sont des bourgeois et il est tout à fait inutile de vouloir rénover la société près d’eux. Vous me disiez en juillet, que vous vous demandiez si l’Assiette avait raison de prendre cette
allure de Don Quichotte redresseur de tort ! et vous vous posiez la question : l’examen de la situation actuelle de l’Assiette me porte à penser que vous êtes dans le vrai. Et pour dire net,
l’Assiette au Beurre doit être un amusement, un délassement de bourgeois humanitaires, libéraux, un peu sceptiques, mais foncièrement sensibles. Il est donc inutile et nuisible de faire de
l’Assiette un journal nettement révolutionnaire. Le public à 10 sous ne sera jamais révolutionnaire. Est-ce à dire qu’il faille faire de l’Assiette une flagorneuse des gens en place et des
bourgeois moyens. Je ne le pense pas. Car ce n’est pas cela que les lecteurs de l’Assiette au Beurre cherchent en elle. Qu’y cherchent-ils : une critique sincère, émue, parfois violente de la
société, mais pas de conclusion qui les dérouterait et qu’ils ne peuvent accepter.
Les lecteurs ont en eux de bons sentiments, un sens critique assez développé c’est un peu de jeunesse frondeuse qu’ils ont gardé. Il faut satisfaire ces sentiments et se bien garder d’aller plus
loin. C’est la seule façon de conserver le public actuel et de gagner d’autres lecteurs de même ordre, dans le rang social qui peut débourser 10 sous par semaine pour une publication
satirique.
Voilà pour la situation morale de l’Assiette. Voyons un peu sa situation artistique. Elle a beaucoup baissé et par le fait même de l’orientation qu’on lui donnait. En effet, comment était fait
l’Assiette le plus souvent. Un fait d’actualité envisagé par un littérateur était découpé en seize légendes littéraires… Si il y avait erreur dans la conception même du n°, les seize légendes
dans leur esprit s’en ressentaient d’abord. Et ensuite il y avait au dessus seize dessins fabriqués hâtivement pour la légende. Et alors que de pages depuis quatre ans, absolument nulles au point
de vue artistique qui n’étaient qu’une illustration quelconque de la légende. L’œil du lecteur qui n’était séduit ni par l’idée dessinée, ni par l’image, ni par la forme, sautait par-dessus le
dessin et allait droit à la légende. Aussi j’ai vu souvent des habitués de l’Assiette promener leur regard au bas des pages et passer de la première à la seizième sans avoir la tentation de le
lever… 50 cts, seize légendes c’est un peu dur ! Et vous avez si bien compris cela que vous avez depuis quelques mois multiplié les légendes et découpé la page en plusieurs dessins et légendes et
cela sans ajouter de l’intérêt au journal. Il apparaît morcelé et vide comme un numéro de Pages folles ou du Pêle-mêle. La clientèle de l’Assiette a tout de même un goût plus relevé et elle se
lasse en ce moment… Il lui faut une note plus artiste, une vision plus agréable et des pages de dessin dessiné. Il y a des noms qu’on ne voit plus à l’Assiette depuis bien des années. Je sais que
la cherté de leurs dessins empêche qu’on en mette fréquemment mais il est indispensable de donner au public de l’Assiette l’opinion qu’on les y voit de temps en temps et qu’ils peuvent y faire de
plus longues apparitions* (*celui qui a amené à l’Assiette Carlègle et Naudin aurait su les y conserver). Enfin, l’Assiette doit être considérée comme un journal de dessins et par conséquent ce
qu’on doit regarder en ouvrant le journal c’est le dessin.
Pourvu que la légende entre dans le cadre moral que je vous ai tracé au début de ma lettre c’est tout ce qu’il faut lui demander. L’Assiette avait l’air parfois d’être faite par un homme
politique au service d’un parti. Mais on se demandait toujours en fermant le journal après la conclusion. Quel parti ? (voyez Camelots du Roy, Radicaux, etc.). L’Assiette nous l’avons vu ne doit
être l’organe ni du parti radical, ni du parti socialiste, ni du parti anarchiste.
C’est un journal artistique à tendance ironique et satirique mais qui doit contenir de bons dessins et c’est pour cela qu’il doit y avoir entre la rédaction et les dessinateurs une union qui n’a
jamais existée dans ces quatre années… Vous rappelez vous les lugubres conférences de dessinateurs assemblés en cercles dans une salle de l’Assiette au début de votre direction. Les malheureux
préoccupés de ne pas de émettre une idée qu’un autre eu pu leur chiper ! L’inanité du système apparaissait si évidente que vous n’insistâtes point. Et pourtant… Quand Schwartz passait chez les
artistes il découvrait des dessins, des idées il voyait ce que pouvait faire l’artiste et il l’orientait de façon à ce qu’il produise une bonne page pour l’Assiette. Il mécontentait les
dessinateurs en ne les payant pas. Mais ce n’est pas le cas dans votre maison. Il y aurait entre autres réformes à faire à établir un lien plus solide entre les artistes et l’Assiette. Je doute
qu’un littérateur ou un chef de fabrication ou un caissier puisse remplir ce rôle.
Mais j’arrive déjà aux réformes à faire à l’Assiette avant que ma critique soit finie. J’ai bien examiné les 200 derniers n°. Mais il me serait désagréable de donner une appréciation un peu
sévère sur de bons camarades et sur des artistes de relations courtoises. Et pourtant j’aurais bien à dire à ce sujet tant au point de vue de l’intérêt artistique des n° qu’au point de vue de la
vente du journal.
Tenez, sur ce dernier point et pour toucher la question des n° de c..s comme dit François. Quelle différence entre les Petits jeunes hommes de Vadasz et les Culs de jatte . La vente a donné
dans les deux cas mais l’un a lassé à la fois et l’acheteur fidèle et l’acheteur occasionnel. Les Culs de Jatte n’avaient qu’une couverture et une légende. « On ne m’y reprendra plus à payer cela
dix sous il n’y a rien dans l’intérieur » disait-on. Ces « numéros » nécessaires pour la vente et le succès doivent être soutenus par une tenue artistique impeccable comme le numéro de Vadasz.
Puis que de numéros qui ne sont que des chroniques illustrés du Rire ou une page de défilé allongée en seize feuilles ! Que de n° comme « les bulgares » ou on se demande quelle est la
sage-femme qui a mis cet enfant au jour ! Ou les « mufles » sont des laissés pour compte du Courrier français les Bertillonnades un excellent n° des Pages folles etc. etc. pour ne prendre que ces
trois qui se suivent en juin 1909 .
Bref je n’ai pas fait toutes ces critiques sans avoir posé en face les remèdes correspondant. Ils sont discutables certes mais je pense, à moins que vous ne préfériez laisser s’éteindre
l’Assiette de sa belle mort, tout ce qui touche à la vie du journal ne peut vous laisser indifférent.
J’estime, (si une vacance se produit dans la rédaction du journal) qu’il y a place non pour un directeur (celui-là seul qui engage et son nom et sa responsabilité financière a seul qualité pour
diriger) mais pour un préparateur de l’Assiette qui fasse chaque jour ses découpages dans les quotidiens, rassemble méthodiquement les éléments de l’actualité, se mette soit en rapport tant avec
les artistes qu’avec les gens qui prennent position avec la question du jour et sache cuisiner un n°. Que chaque semaine, à date fixe (et non au dernier moment d’un n° bâclé dans la soirée) il
soumette à votre examen un projet mûri.
Ma lettre vous aura intéressé ou ennuyé. Au dernier cas mettez là au panier. Au premier cas faites moi appeler. Vous connaissez mon activité d’esprit quand je suis astreint à un travail régulier
aussi je ne vous étonnerai pas en vous disant que je pourrais comme préparateur mettre en chantier les 5 n° suivants de l’Assiette nouvelle manière.
- Si Philippe revenait avec 30 lignes de Maurras ou Daudet
- Le bon pain du bon Dieu avec 30 lignes Bousquet et Abbé Vral
- La guerre des évêques avec 30 lignes de Buisson ou Albert Bayet
- Les retraites des morts avec 30 lignes des frères Bonneff
- Les petites mares et la R. P. avec 30 lignes de Benoist et Pelletan
Voilà pourtant quels devraient être les cinq n° de janvier.
J’indique une collaboration littéraire elle serait loin d’être conçue dans l’esprit où elle a été jusqu’ici dans l’Assiette. Je semble faire appel à des sujets difficiles pour les dessinateurs il
est certain qu’ils sont peu préparés que le personnel est restreint mais à qui la faute ? A-t-on jamais cherché en quatre ans à l’agrandir. A-t-on cherché à orienter des artistes au point de vue
croquis dans la voie de l’Assiette.
Autant de questions à traiter de vive voix avec vous si vous le désirez.
Veuillez agréer
Monsieur mes meilleurs
Sentiments
Grandjouan