LE GRELOT (1871-1907, France, Paris)
Notice extraite de Ridiculosa n°18, "La presse satirique française".
Le 9 avril 1871, en pleine ébullition communaliste et avec une adresse parisienne, paraît le journal satirique illustré Le Grelot (33x47cm), sans doute inspiré par le succès avant guerre de La Lune et L’Eclipse publiées par Polo et André Gill. Hostile à l’insurrection ouvrière, Le Grelot fête début juin le coup de balai porté par Versailles sur la capitale. Le journal est alors dirigé par J. Madre, gros pourvoyeur de placards satiriques illustrés en 1870 et 1871, installé dans la fameuse rue du Croissant. Il s’occupera également par la suite d’autres journaux satiriques : Le Frondeur, Les Contemporains, Le Sceptique, etc.
(premier numéro du Grelot, 9 avril 1871, dessin de Bertall)
Le Grelot publie chaque semaine un grand dessin satirique coloré en couverture (et plus rarement en double page centrale), les trois pages restantes étant réservées au texte : revues comiques, blagues et autres informations boursières ou réclames. Dans ses premières années, Le Grelot publie des dessins tirés à part et également un supplément.
L’identité du journal se construit autour d’une succession de dessinateurs fidèles. Après le « vieux » Bertall (né en 1820, déjà très actif en 1848 dans les journaux de Philipon) que l’on retrouve pendant les premiers mois en « une » du Grelot, le « jeune » Alfred Le Petit (né en 1841) quitte L’Eclipse et signe le 9 novembre 1871 un contrat d’exclusivité avec Madre, contrat prolongé pour trois ans à partir du 1er novembre 1874. Le Petit, auréolé de sa publication La Charge, lancée avant la chute du Second Empire et qui a fusionné avec L’Eclipse à son redémarrage, fait alors jeu égal avec André Gill. Dans ses dessins publiés au Grelot, il dénonce avec ténacité les forces politiques réactionnaires hostiles à la République, flétrit la censure sous l’Ordre Moral en se mettant souvent en scène dans de nombreux autoportraits.
(Autoportrait d'Alfred Le Petit, victime de la censure. Alfred Le Petit (1841-1909), « Le boulet », Le Grelot n° 119, 20/7/1873).
Couverture du Grelot publiée sans dessin à cause de la censure...
Alfred Le Petit s’éloigne du Grelot en 1876 (pour revenir en force au début des années 1880 et plus tard aux alentours de 1900), remplacé par le dessinateur Pépin, principal caricaturiste du journal pendant les vingt-cinq années suivantes. De sensibilité également républicaine de gauche, Pépin se montre critique vis-à-vis des républicains opportunistes et farouchement anticlérical quand les gouvernements après Jules Ferry se font de plus en plus modérés à l’égard de l’Eglise catholique. Dans les années 1890, après avoir mené campagne contre Boulanger (également dans le journal Le Troupier), Pépin cogne aussi bien sur les anarchistes, les socialistes et les collectivistes (Louise Michel, Jaurès et Guesde) que sur les gouvernements de plus en plus conservateurs. Il rompt finalement avec Le Grelot à propos de l’Affaire Dreyfus. D’abord hostile à la cause du capitaine, Pépin devient dreyfusard au contraire de la direction du journal (J. Madre toujours). Le divorce est consommé en août 1899 (dernier dessin le 20). Le satiriste quitte alors Le Grelot pour fonder Le Fouet, de sensibilité radicale-socialiste. On retrouve également son travail en province en 1901 et 1902, notamment dans le supplément illustré hebdomadaire du Petit Rouennais[1].
Illustration de Pépin, un des deux principaux dessinateurs du Grelot entre 1871 et 1900.
Le Grelot, connu pendant ces trente années de parution pour ses positions très nettement républicaines, devient, plus brutalement encore que Le Charivari au même moment, franchement réactionnaire, antisémite, antimaçonnique et clérical. Le virage s’opère entre deux numéros et le lecteur voit dorénavant flétris les héros d’hier et encensés les adversaires de la veille. Ce retournement, avec les dessinateurs Gravelle[2], Alfred Le Petit de nouveau et Fertom[3] notamment, n’empêche pas le Grelot de continuer à paraître jusqu’en 1907. Cette nouvelle orientation, commencée sous J. Madre, perdure à partir de 1902 avec le nouveau directeur A. Jouveau. Le journal adopte la périodicité mensuelle de 1905 jusqu’à sa fin en 1907. Depuis sa naissance en 1871, Le Grelot a publié environ 2 000 numéros.
(Dessin de Gravelle, alors que Le Grelot est devenu réactionnaire et clérical. Gravelle (né en 1855), « Les promotions de juillet », Le Grelot, 21/8/1904)
L’étude du Grelot est éclairante sur le métier de dessinateur à l’époque. Dans les premières années, Alfred Le Petit bénéficie d’une sécurité professionnelle certaine, grand avantage à un moment où l’activité des dessinateurs demeure marquée par la précarité. Le caricaturiste est néanmoins confronté à diverses difficultés : il doit se soumettre à la censure préalable, les pouvoirs publics refusant couramment des dessins avant publication. Le Petit se voit également imposer les sujets par son directeur J. Madre, comme en témoigne leur correspondance où l’artiste se plaint amèrement de cette tutelle dans les années 1870.
Tout au long de ce presque demi-siècle, les caricatures publiées dans le Grelot correspondent à des commentaires de l’actualité, présentant sur le plan des procédés une grande constance. Les dessinateurs recourent abondamment à l’allégorie (représentation des idées ou des sensibilités politiques), à des personnages de dos ou aux mises en scène allusives, surtout quand règne la censure ; ils figurent les rapports de force politiques, mettent le doigt sur les crises et les scandales, les retournements de situation, caractérisent les intentions des principaux hommes de pouvoir. Les caricaturistes ciblent prioritairement les édiles qui ont accédé aux plus hautes fonctions institutionnelles, président de la République, président du Conseil, présidents de la Chambre et du Sénat. Les grandes institutions politiques électives sont les premières visées, même si tout au long de la période, la caricature s’intéresse de plus en plus aux administrations périphériques. En période de crise et parfois pour des raisons propagandistes, les artistes peuvent choisir des cibles « moins » institutionnelles, comme le Boulanger, Dreyfus ou des chefs de partis, voire des personnages devenus des symboles politiques, Louise Michel par exemple. Les dessinateurs s’emploient également à qualifier les relations internationales et surtout les concurrences coloniales, jouant régulièrement de la fibre nationaliste en stigmatisant l’Angleterre et l’Allemagne notamment.
Guillaume Doizy, juin 2011
[1] Pépin habite alors à Paris, au 46 rue Rochechouart dans le 18e arrondissement. Il envoie chaque semaine plusieurs croquis au responsable du Petit rouennais, un quotidien républicain favorable au gouvernement. Les croquis sont accompagnés de commentaires explicatifs qui permettent au commanditaire de choisir le dessin à finaliser, en modifiant éventuellement les légendes. Pépin apporte lui-même son œuvre chez le graveur avant de la faire envoyer à l’imprimerie.
[2] Dessinateur anarchisant et « naturien » fidèle illustrateur du très antisémite journal L’Antijuif illustré mais aussi quelques années auparavant de La Libre parole illustrée.
Auteur d'ouvrages chez EPA/Hachette, Fayard, Flammarion, Hugo et Cie, Alternatives, Nouveau monde, etc., Guillaume Doizy propose des expositions (en tant qu'éditeur exclusif) pédagogiques et ...
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