A la fin du XIXe siècle, les militants politiques et syndicaux disposent d’un nouveau moyen de propagande, en apparence très modeste, mais particulièrement efficace : les papillons imprimés, illustrés ou non, qui sont les ancêtres de nos autocollants propagandistes.
Comme nous le rappelions dans un article publié dans Gavroche[1]sur la revue Les Corbeaux, le mouvement anticlérical en France a très tôt manifesté un goût prononcé pour la propagande par l’image, éditant et diffusant, en plus de sa presse, des affiches, affichettes, tracts et autres papillons parfois illustrés. Les vignettes partisanes, moyen particulièrement modeste de diffusion massive des idées, a en fait nourri la geste militante de 1900 jusqu’aux années 1960, ainsi que le démontre largement divers recueils constitués à partir d’une acquisition de 1962 par la Bibliothèque nationale de France et catalogués sous le nom de Collection d’affichettes et papillons de propagande polémique ou information concernant la vie publique française[2].
L’émergence d’un mouvement militant de plus en plus organisé tout au long du XIXe siècle, la baisse des coûts d’impression et la persistance de situations sociales et politiques tendues, ont favorisé le développement de ce type de propagande. Pour autant, ces vignettes ont, jusque-là, assez peu intéressé les historiens, même si de nombreux ouvrages, surtout sur le régime de Vichy, les évoquent à la marge[3]. Si la vignette politique se délimite et se définit difficilement (morceau de papier de dimension « modeste » imprimé, manuscrit ou tamponné, d’origine ni postale ni fiscale, portant un message illustré ou non à destination du public, à l’exclusion donc des bulletins de vote), elle s’inscrit dans un vaste mouvement qui la précède, celui de la « propagande par l’objet ». Le XIXe siècle se montre en effet friand des insignes politiques ou de figurines satiriques déclinés sur tous types de supports, mais également de regravages de monnaies à caractère politique.
L’ANCETRE DE LA VIGNETTE IMPRIMEE
La société se projette dans les objets du quotidien, facilement modifiables et de diffusion aisée, pour exprimer ses aigreurs, à défaut renverser les pouvoirs. Mais bien avant que fleurisse une véritable industrie du papillon politique imprimé (que l’on appelle tout aussi bien vignettes de propagande, papillons gommés quand de la colle a été apposée sur une des faces ou encore mais plus rarement étiquettes), les mécontents ont parfois choisi de s’exprimer par le truchement de moyens plus rudimentaires encore. Les Archives de police de la préfecture de Paris (APPP) conservent des séries de papillons manuscrits désignés parfois sous le terme de « placards séditieux » visant directement le pouvoir et que des fonctionnaires zélés ont patiemment traqués et collationnés.
Dans la série BA[4], il est ainsi possible de découvrir quelques « A bas M. Thiers » presque respectueux et datant de 1872, retrouvés collés contre des arbres ou sur le mur de maisons, ou encore des papiers comportant la mention « Citoyens, ce n’est pas assez », récupérés le 25 avril 1872 dans les rues de Paris, ou plus rude un « A bas l’assemblée » (1 décembre 1872), signalé par plusieurs rapports de police. D’autres de ces papillons manuscrits, voire exceptionnellement tissus brodés, visent Napoléon III, fêtent le souvenir de la Commune, se réclament d’Henri V, comte de Chambord. En 1874, la police regrette la prolifération de nombreuses inscriptions contre l’Ordre moral (« Ordre moral, ruine nationale »), parfois collées sur les affiches électorales.
Il s’agit de documents très émouvants, qui nous semblent totalement dérisoires aujourd’hui à l’heure de la télévision satellitaire, de l’iPhone et de la Toile mondiale, mais qui rappellent pourtant le caractère éphémère et lapidaire des « Twits » actuels. On a là tous les ingrédients du succès des papillons gommés partisans : réalisation facile faisant appel à une technique très rudimentaire, transport et affichage discret, réactivité assurée.
Il est difficile d’évaluer l’écho que pouvaient rencontrer ces papillons manuscrits d’une durée de vie probablement très courte. On peut imaginer que dans les périodes de répression ou de chape de plomb politique, la manifestation d’un mécontentement social, même sommaire, pouvait toucher les consciences, briser les solitudes. Les émetteurs de papillons imposent dans l’espace public une protestation visible et parfois durable, qui inquiète suffisamment les forces de l’ordre pour qu’elles en fassent la chasse.
Les auteurs séditieux réalisaient leurs vignettes manuscrites en nombre (même format, même texte à quelques variantes prêt), avant d’aller les disperser dans différents quartiers de Paris (et sans doute dans bien d’autres grandes villes de province). De quoi, peut-être, favoriser le déliement de la parole et éventuellement dans certains cas, le passage à l’acte ?
LE PAPILLON DONNE DES AILES A LA BELLE EPOQUE PROGRESSISTE
C’est à la Belle époque surtout que le papillon imprimé fait florès. Matériaux de propagande du pauvre, la vignette gommée ou non, illustrée ou non, intéresse alors toute la société : campagnes prophylactiques, annonces d’événements sportifs, industriels et culturels, mise en valeur de l’armée, la vignette sert à partir de 1900 et plus encore dans les décennies qui suivent de support à toute une palette d’activités[5]. Pas étonnant que le mouvement social se soit également saisi de ce moyen facile de diffuser des idées et notamment à la Belle époque, les anticléricaux, les antimilitaristes, les révolutionnaires et également le mouvement syndical.
La vignette alimente l’activisme des citoyens, simples lecteurs ou adhérents d’organisations. S’intéressent à cette pratique politique aussi bien des journaux d’envergure nationale que des petits groupes plus ou moins organisés et reliés entre eux par la publication de feuilles très modestes.
Les vignettes, de forme carrée, rectangulaire ou circulaire adoptant plus exceptionnellement le contour de tel ou tel emblème, peuvent être illustrées, et comportent quasi systématiquement un slogan. On peut les classer en deux catégories : elles visent soit à promouvoir un champion (ou une organisation) et dans ce cas comportent un élément d’identification, ou au contraire elles véhiculent des idées, en général hostiles au camp adverse. Les anticléricaux, avec des vignettes parfois illustrées de dessins satiriques, flétrissent l’Eglise catholique, son confessionnal, sa cupidité, son obscurantisme. La Lanterne diffuse par exemple une série de papillons propagandistes circulaires, évoquant l’aspect des hosties (un peu plus grands que des pièces de monnaie), porteurs des messages suivants : « La religion c'est le cancer de l'humanité », « C'est dans le confessionnal que nait et grandit le vice », « Au confessionnal les prêtres apprennent plus de sottises aux jeunes filles que tous les garçons d'un village ne sauraient leur en faire », « Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! Consciences de tous les pays solidarisez-vous! », ou encore moins progressiste : « Langues de Femmes et rancunes de prêtres sont deux choses inusables ».
En plus de La Lanterne, Les Corbeaux, La Raison, L’Action quotidienne, La Calotte, mais également des journaux en province, éditent et vendent eux aussi des vignettes propagandistes, par lot de 50, 100, 500 ou encore « au mille ». Les rédacteurs exhortent leurs lecteurs à s’emparer de ce moyen de défendre leur cause pour faire enrager leurs adversaires. Ainsi, ces papillons se retrouvent collés sur les affiches électorales, piqués au vêtement pendant les manifestations, collés sur les murs ou encore déposés dans quelque lieu consacré pour titiller les curés et autres grenouilles de bénitier ! Le Congrès de la Libre pensée de 1905, convaincu par la nécessité d’une telle propagande, se félicite du « succès énorme » rencontré par les papillons alors édités[6].
L’antimilitarisme rencontre un fort écho après l’Affaire Dreyfus. Entre 1900 et 1910 de nombreux groupes anarchistes luttent contre les brimades qu’inflige l’armée aux conscrits. Ils défendent également l’idée que l’armée porteuse de guerre, doit être combattue. La Ligue internationale pour la défense du soldat qui vise « la suppression des armées permanentes » diffuse en 1905 de nombreuses cartes postales antimilitaristes illustrées par les grands noms du dessin radical d’alors tels Jules Hénault, Ibels (dreyfusard du Sifflet), Félix Vallotton, Kupka, Steinlen. Jossot et Roubille. Ces cartes, en signe de protestation, devaient être envoyées au président de la République ou au préfet de police de Paris.
Dans les années qui suivent, la police confisque divers papillons anarchistes dans les rues de Paris (ou d’Alger[7]), plus simples que les cartes postales bien sûr, sur lesquels on peut lire : « Soldats, ne tirez-pas sur vos frères », « Le bulletin de vote est l'arme des lâches et des imbéciles », « La monnaie est une valeur fictive et mensongère. Le travail est la plus grande richesse. Prenons notre place. Vive l'Anarchie ! », « Soldats, crosse en l'air ! », etc. La Ligue antimilitariste fait elle, avec des vignettes plus informatives, le compte des morts engendrés par les guerres du passé.
Le mouvement ouvrier, CGT en tête, n’est pas en reste. Syndicats, métiers, journaux ouvriers, éditent leur propre matériel volant et bien sûr des vignettes, illustrées ou non. Il s’agit de revendiquer la journée de 8 heures, de protester contre les bas salaires. Certains de ces documents forment des appels à l’action comme celui-ci : « A partir du 1er Mai 1906, nous travaillerons au maximum 8 heures », imprimé sur du papier vert ou rouge par la CGT, slogan que l’on retrouve également sur le fronton de la Bourse du Travail à Paris. Ou encore « Vouloir la journée de 8 heures, c’est vouloir plus de bonheur pour soi et pour les siens », « Couturières, ne veillez plus car vous altérez votre santé et faites augmenter le chômage » (1906).
Comme le rappelle un journal d’obédience chrétienne la CGT, en 1906, dans le cadre de la campagne sur la journée de 8H, édite et diffuse des « papillons gommés qui furent placardés ou distribués à profusion [8]». La Revue Socialiste confirme cet élan et établit une liste non exhaustive de dix-sept papillons différents avec autant de slogans apposés « dans les bourgades les plus reculées, aux endroits les plus apparents, glaces de café, wagons de chemin de fer, tramways, vitres de voitures publiques. Dans les ateliers, ils ornent les affiches réglementant le service intérieur ou sont collés au bas des affiches obligatoires relatives à la réglementation du travail [9]».
On retrouve évidemment au travers de ce petit matériel de propagande les préoccupations principales des organisations ouvrières, syndicales ou politiques, réduites à leur plus simple expression. La faible taille du document, de quelques centimètres à peine, impose la simplification des contenus.
Les vignettes sont parfois diffusées en planches prédécoupées, comme les timbres postes, dont on doit diviser les éléments en vue de les utiliser. Les formes varient considérablement, et également la fonction des vignettes. Porteuses d’idées, elles constituent une propagande positive ou négative. Certains papillons sont destinés, collés sur divers produits, à dénoncer les travaux réalisés en temps de grève par des « renégats » et des « jaunes ». Ils constituent dans ce cas une forme de signalétique répulsive et invitent les travailleurs conscients à boycotter de tels produits. Quelques papillons encouragent les travailleurs à se tourner vers le syndicat, à s’engager dans des combats corporatistes ou politiques. Mais très peu se réclament d’une organisation particulière. Ils évoquent parfois les Chambres syndicales ou se réclament par exemple de la Fédération nationale du bâtiment.
Parfois, la vignette vise à promouvoir un journal comme La Bataille syndicaliste ou encore La Guerre sociale. Le journal de Gustave Hervé fait imprimer en 1910 250 000 exemplaires d’une vignette non illustrée. Ces feuillets doivent « être distribués par les amis de la Guerre sociale, dans toutes les réunions électorales ». Ils portent la mention suivante : « Tous les mercredis « La Guerre sociale » / Rédacteur en Chef : Gustave Hervé / étrille les « Quinz’ Mill’ ». Les lettres Q et M surdimensionnées, constituent un signe graphique chargé de détestation bien identifié alors[10].
La couleur du papier se fait de plus en plus variée, permettant de casser la monotonie d’une impression au noir souvent de piètre qualité. Autour de 1905 apparaît également une certaine fantaisie dans les jeux typographiques. A l’instar de la presse, on joue sur les différences de polices, sur la taille, sur le style et la disposition des caractères pour hiérarchiser le message, le rendre plus significatif et attrayant.
En dehors du mouvement syndicaliste révolutionnaire qui fuit les élections, le papillon tient un rôle particulièrement prégnant dans la lutte électorale. Il permet de fustiger un candidat, de le dénoncer ou au contraire d’en faire un champion pour lequel il faut bien sûr voter. A l’opposé des Déroulède et autres Jaurès, certains candidats « locaux » et beaucoup moins connus font imprimer leurs propres vignettes propagandistes à diffuser dans leur fief électoral. Le journal Ouest-Eclair constate par exemple en 1909 sous le titre « A propos d’affiches » que « pendant la nuit il a été collé en travers des affiches du maire… des bandes de papier rose (en terme d’imprimerie, des « papillons ») sur lesquels étaient ces mots un peu familiers « Ta g… ! [11]». Messages parfois lapidaires, comme on le voit !
Si la plupart des vignettes « à gauche » demeurent monochromes (impression typo au noir), quelques unes, émanant du camp opposé, recourent parfois à des impressions plus colorées.
A DROITE AUSSI, ON PAPILLONNE
Depuis l’Affaire Dreyfus au moins, la droite et l’extrême droite ne dédaignent pas de recourir également aux vignettes de propagande. La fameuse « Affaire » favorise le papillon antisémite et antidreyfusard avec des slogans tels que « Le juif c’est la peste », ou encore « Le juif est un animal malheureusement à forme humaine », « Vive Déroulède », « A bas les juifs », « Voter pour Lucipia[12] c’est voter pour Dreyfus », « Lucipia dreyfusard », etc. Un « Vive Drumont / A bas les juifs » s’accompagne d’un portrait du héraut de La Libre parole ceint d’une écharpe tricolore.
L’Antijuif français illustré du 8 octobre 1899[13], un hebdomadaire particulièrement violent animé par Jules Guérin, sous le titre de « Propagande antijuive – Nos publications », propose à ses lecteurs des séries de chansons antijuives illustrées par Gravelle[14] (par lots de 5, 10, 20, 50, 100, 500 ou 1000 exemplaires !), des cartes postales, des « placards », mais également des « Etiquettes antijuifs » gommées avec les slogans suivants : « Français n’achetez rien aux juifs », « A bas les juifs ! », « Cet immeuble appartient à un juif », « Maison juive ». Ces vignettes sont vendues 1 franc le mille. Certaines relèvent encore de la signalétique répulsive, elles visent à stigmatiser un lieu, et au-delà le ou les propriétaires du lieu où elles sont apposées.
Très à droite encore, dans le camp monarchiste à l’approche de la guerre, on se plaît à diffuser toutes formes d’objets de propagande. L’Action française[15] et divers journaux royalistes comme Le Panache recourent au paillon gommé, notamment lors des élections, avec un slogan-programme comme « A bas les Quinze-Mille ! A bas le Parlement ! Vive le Roi ! ». L’hebdomadaire illustré Le Coup de fouet[16]qui défend les Camelots du Roy et le monarque qui régnerait sous le nom de Philippe VIII (duc d’Orléans), diffuse un grand choix d’objets à usage politique dont d’inévitables « étiquettes » qui ne forment qu’une partie infime du matériel en usage chez le bon militant [Fig. 14, voir encadré n°2]). La revue, qui produit ces objets, incite ses partisans à investir l’espace public bien sûr, pour rendre visible ses idées et surtout ses champions, mais également l’espace privé, dans une approche très globalisante de ce qui ressemble bien à une quête et une affirmation identitaire. Il s’agit de nourrir le quotidien du lecteur avec des objets, des images et des signes qui manifestent pour lui-même et pour son entourage son attachement à une cause.
Dès cette époque, on s’interroge sur l’efficacité de tels outils « qui, au premier abord, peu[ven]t paraitre puéril[s] » comme le souligne un auteur royaliste en 1911[17] pour affirmer néanmoins que « la propagande par les papillons gommés n'est pas à dédaigner. Nous avons vu des exemples de conversion uniquement obtenus par ce mode de propagande ». Ce royaliste militant estime encore qu’« en général, les papillons collés sur la voie publique sont très lus ; par leur texte court et bien approprié ils suffisent à rappeler les grands traits de nos doctrines ».
UNE PRATIQUE QUI PERDURE APRES 1914
Si pendant la première guerre mondiale les vignettes patriotiques et anti allemandes envahissent l’espace public (on les colle sur les enveloppes et les cartes postales notamment), après 1918, le papillon continue de nourrir le quotidien du militant, dans des partis ou des syndicats de plus en plus centralisés. Les années 1920 et 1930 voient s’affronter l’extrême droite et les tenants des soviets à coups de papillons de mieux en mieux imprimés, de plus en plus colorés et illustrés. La libre pensée[18], la SFIO ou le Parti Communiste (très en pointe dans ce domaine) ne dédaignent pas de publier de telles vignettes partisanes. Les militants de Solidarité Internationale Antifasciste publient des papillons rouges et noirs, tandis que le Comité National de Lutte Contre la Guerre et le Fascisme proclame de son côté que « Le fascisme c’est la barbarie ».
Malgré l’insignifiance apparente de cette propagande, dans les années 1920, un militant communiste algérien, Ali Amor Djerad, est condamné[19] pour avoir diffusé des papillons rédigés en arabe et en français[20]. Décorés du sigle du PC, ils dénonçaient l’impérialisme français, avec les slogans suivants : « Les Algériens, les Tunisiens et les Marocains ont, comme les autres peuples, le droit de disposer d'eux-mêmes », « Musulmans et ouvriers européens d'Algérie et de Tunisie, vos ennemis sont les mêmes Unissez-vous ! », « En aidant les peuples coloniaux à conquérir leur indépendance, les ouvriers européens des colonies françaises hâteront leur propre libération [21]». Le papillon se colle, se distribue et se diffuse même par avion ! D’après Le Petit Parisien, la CGT utilise ce procédé pour diffuser des « papillons de propagande en faveur de la nationalisation et du mouvement de grève [22]» d’alors, par avion sur la banlieue et une partie de la capitale[23].
La revue La Mère éducatrice qui diffuse des papillons dans les mêmes années 1920 considère que « la phrase écrite - la phrase simple, courte, qui résume bien la pensée et la fait pénétrer dans l'esprit par la canal des yeux- peut avoir une puissance d'action énorme (…). On ne lit pas un livre, on repousse même une brochure; mais la simple feuille de papier, imprimée en caractères assez gros, on la lit presque involontairement; et si la phrase est accompagnée d'un dessin suggestif, elle se grave d'elle-même dans le cerveau »[24]. La revue propose de « raccommoder les innommables chiffons de papier qui nous sont donnés sous couleur de monnaie » avec ces papillons dont les formules protestent contre la guerre. Ainsi, les idées pacifistes circuleront grâce aux échanges monétaires, symboles même du capitalisme guerrier !
A l’opposé de l’échiquier politique, les tenants de Maurras, Déat, de La Roque, Doriot ou plus tard de Pétain et même d’Hitler, tout comme le « Parti franciste » et la droite nationale en général, recourent eux aussi au même type de propagande. Dans des jeux d’aplats noirs ou plus souvent rouges, on invoque ou on vise dorénavant les symboles mis en avant par les partis (le recours à ces emblèmes abstraits constitue une nouveauté pour les organisations par rapport au XIXe siècle[25]), les trois flèches de la SFIO, la faucille et le marteau du Parti Communiste, la croix gammée des nazis. Plusieurs papillons anticommunistes proclament non sans humour : « Souvent fauché… toujours marteau » avec comme illustration la faucille et le marteau et des jeux de couleurs de fond. De la faucille peut couler le sang. Certains emblèmes en détruisent d’autre dans une lutte symbolique sans merci.
De nombreuses prises de position confirment, après 1914, le succès rencontré par ces supports modestes et volatiles. L'Alerte, l’Organe mensuel des jeunesses patriotiques de la région lyonnaise qui se réclame de l’ultra nationalisme, dresse un bilan de l’activité de « la plus puissante organisation de propagande contre le socialisme et le communisme », c'est-à-dire l'organisation de Henri De Kerillis. Le Centre de propagande des républicains nationaux fondé en 1926 aurait diffusé, en quelques années à peine, 8 millions de papillons, illustrés ou non, dont 400 000 dans les seuls départements de la Seine[26]. Si les chiffres avancés par les uns et les autres demeurent difficilement vérifiables (rappelons que depuis les années 1900 les papillons se vendent déjà régulièrement « au mille »), le journal avance un argument assez convaincant : « la distribution de tracts et de papillons ne coûte presque rien ». Les « nationaux » ne cachent pas leur admiration pour l’efficacité de l’agitation communiste, qu’il s’agit pour eux de combattre à armes égales. Les différents rapports d’activité des sections locales publiés dans le journal L’Alerte entre 1930 et 1936 témoignent du caractère systématique du recours au papillon gommé chez ces défenseurs du « Front national » contre les « rouges » du « Front commun ».
Le papillon gagne en couleur. On varie la couleur du papier, mais également celle du texte, en combinant l’encre noire sur des papiers différemment colorés, mais aussi des encres de couleur, ce qui accroit l’impression de diversité et bien sûr, vise à attirer, par le jeu des contrastes, le regard du passant. En Allemagne, même engouement dans les années pour les papillons comme le rappelle Daniel Guérin dans La Peste brune, de même en Espagne pendant la révolution.
SOUS L’OCCUPATION, SUR TOUS LES FRONTS
Pendant l’occupation, les papillons antisémites fleurissent rapidement dans la capitale. Certaines vignettes honorent Hitler, d’autres fustigent le débarquement qui provoque des coupures d’électricité dont sont victimes les travailleurs, et non les allemands eux-mêmes. L’Etat se montre également très intéressé. Le service de propagande de Vichy édite par exemple entre Octobre 1940 et février 1941 pas moins de 100 000 vignettes en deux couleurs[27]. A l’opposé, les organisations clandestines ne manquent pas de viser la politique de Pétain (« Pétain au poteau »), en diffusant des supports identiques. Comme en témoigne l’ouvrage intitulé La guerre des papillons, quatre and de politique communiste (1940-1944)[28], le Parti Communiste appuie une grosse partie de sa propagande sur les vignettes politiques. En 1940 les Jeunesses Communistes produisent des papillons tamponnés et non plus imprimés (rigueurs de la guerre et clandestinité obligent, de nombreuses vignettes sont alors réalisées « à la main », comme dans les années 1870) visant les « traîtres de vichy » pour qu’ils cèdent enfin la « place à un gouvernement populaire ». Sur des morceaux de papier blanc découpés à la main, on peut lire par exemple : « Libérez nos jeunes camarades emprisonnés - vivent les jeunesses communistes ».
De tels papillons sont repérés à Paris, mais également en province, à Nice[29], à Saint-Brieuc[30], à Bordeaux[31], Marseille[32], voire à l’étranger comme le prouvent certains écho dans la presse[33], mais également les collections d’archives étrangères.
Un rapport de police signale que les militants du Parti Communiste clandestin « confectionnaient et apposaient des papillons, glissaient des tracts sous les portes d'immeubles et reproduisaient, sur les façades, murs, trottoirs, etc., soit à la craie, soit à la peinture, les mots d'ordre de l'Internationale communiste [34]». Ces militants font alors l’objet d’arrestations, de poursuites et d’emprisonnement pour diffusion de « propagande ». On leur reproche par exemple d’apposer des papillons imprimés ou ronéotypés, voire confectionnés « au timbre humide », comme le précisent d’innombrables archives policières[35].
Après la Libération, le papillon prolifère encore, souvent en couleur et illustré. Le MRP édite un important matériel de propagande volant. Dans les années qui suivent, de Gaulle est de plus en plus stigmatisé au travers de ce type de support, tandis que le PCF continue à privilégier ce type de propagande, en multipliant les diffusions de tracts et bien sûr de papillons. Un seul exemple : en mars 1949, pour dénoncer le « Pacte Atlantique », le PC édite 14 papillons de propagande à 4 millions d’exemplaires[36].
Certaines vignettes correspondent à des déclinaisons d’affiches, comme celle visant le PCF à travers « Jo-Jo la colombe » éditée par Paix et Liberté en 1951.
D’autres visent encore à annoncer des réunions publiques. De 1920 aux années 1960, les élections stimulent encore la production des ces bouts de papiers imprimés, qui relaient les appels à voter pour tel ou tel. Ils demeurent en général dénués d’illustration. Certains sont apposés sur les affiches électorales et servent à discréditer tel candidat ou tel parti dont on dénonce les « mensonges ». On trouve des bandeaux avec la mention « Cette affiche a été payée avec l’argent de Berlin et de Moscou » ou dans les années 1950 « Affiche payée par les parasites du travail (…) fais le nécessaire Travailleur », « Cette affiche est payée par la clique Stavisky », ou encore, beaucoup plus long : « Cette affiche est payée par Loucheur, Citroën, Hennessy, Schneider, les grands magasins, les banques, par tous les gros capitalistes de gauche ou de droite afin de faire payer l'impôt aux travailleurs, aux classes moyennes ». Les référendums d’après guerre, les « événements » d’Algérie et la décolonisation, suscitent également la production intensive de vignettes.
Les papillons appellent de plus en plus le lecteur à adhérer à une organisation précise et donc se montrent beaucoup moins anonymes que ceux diffusés avant 1914. Les syndicats, au premier rang desquels la CGT continuent d’éditer de nombreuses planches de propagande à l’occasion des premiers mai notamment.
Comme on l’aura compris, ces vignettes innombrables (plus de 2 000 exemples différents sont conservés par la BNF), dont nous ne donnons qu’une vue très partielle, ne forment qu’une infime partie de la propagande politique, très dynamique avant 1914 et qui perdure ensuite. Cette propagande du pauvre et du « simple » qui recourt à des tracts miniatures au texte – et parfois à l’image - réduits à leur plus simple expression, reste assez méconnue. Elle demeure pourtant fort prisée des organisations activistes. Facile à réaliser, le papillon, bien que visant à une diffusion collective d’idées partagées par un groupe particulier, se diffuse dans un élan solitaire. Il n’impose pas une confrontation directe et publique du « militant » avec le milieu social et convient donc aux situations les plus tendues, à la clandestinité. Dans le processus de réception, il induit par contre un rapport très personnel avec le « lecteur » qui doit passer tout à côté pour décrypter son message. On comprend bien pourquoi le langage a choisi le terme de papillon pour désigner ces objets très volatiles et par nature éphémères.
Plus concis encore que la réclame commerciale très dynamique à la fin du XIXe siècle, le papillon propagandiste impose un art du slogan et de la formule choc, particulièrement incisifs et lapidaires. Il pousse les organisations à réduire à la plus simple expression leur programme, à décocher des flèches acérées contre leurs adversaires, alimentant l’insulte imprimée, visuelle ou littérale.
Difficile à conserver et par nature insaisissable, ayant échappé aux obligations du dépôt légal, ces morceaux de papier manuscrits d’abord, imprimés ensuite, constituent un témoignage fort lacunaire mais émouvant d’une pratique militante, discrète et presque invisible, une pratique qui perdure aujourd’hui avec l’autocollant politique ou syndical. Moins collectionnés que les affiches ou les cartes postales, les papillons propagandistes et l’économie qui les accompagne restent encore difficiles à cerner.
Guillaume Doizy
Article publié dans Gavroche, revue d'histoire populaire n°164 octobre-décembre 2010
[1] « Les Corbeaux : l’image, le rire et la libre pensée militante » in Gavroche, Revue d’histoire populaire n°140, mars-avril 2005, p. 8 à 13.
[2] BNF, 4-L36-20(2,1-52) ; 4-L36-20 (1,656-1300) ; 4-L36-20 (1,1-652), etc. Au moins plus de 1 500 vignettes différentes conservées.
[3] A notre connaissance, il existe un seul petit article un peu général sur le sujet : voir dans La Vie du collectionneur n°95, 1/9/1995.
[4] Cote BA 476.
[5] L’erinhophilie s’intéresse à l’ensemble que constitue cette production de vignettes non postales et non fiscales. Dès les premières années du XXe siècle, de nombreuses campagnes commerciales bien sûr, mais également prophylactiques ont été lancées par voie de papillons. Campagnes contre l’alcoolisme puis ensuite contre la tuberculose notamment. Dans les années 1920-1930, les meetings aériens se font connaître en diffusant de telles vignettes, ainsi que les expositions.
[6] Compte-rendu du Congrès de Paris, 3, 4, 5, 6, septembre 1905 au palais du Trocadéro, préface d’Emile Chauvelon, sd., p. 17.
[7] Comme l’indique le Bulletin municipal officiel de la ville d'Alger, séance du 10/11/1905, p. 227.
[8] La Croisade Française, n°4, 1er mai 1906, p. 3.
[9] La Revue Socialiste, mars 1906, p. 478 -479.
[10] La Guerre sociale, 13 avril 1910.
[11] L’Ouest-Eclair, 17/4/1909.
[12] Probablement Louis LUCIPIA (1843-1904), communard, franc maçon, radical en 1900.
[13] Qui se présente comme l’Organe de la Ligue antisémitique de France.
[14] Dessinateur anarchisant, animateur du mouvement naturien comme le précise le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (MAITRON), qui n’évoque pas du tout la tendance antisémite de ce dessinateur de presse engagé. Dessins de Gravelle déjà présents dans La Libre parole illustrée de DRUMONT en 1895 et 1896 et donc également dans l’Antijuif de Jules GUERIN. Il est édifiant de constater qu’un journal de tendance royaliste se réclame de GRAVELLE en 1899 !
[15] L'Almanach de l'Action française, 1912.
[16] Années 1912 et 1913.
[17] L. LEBON, Une Campagne royaliste en Franche-Comté. Compte rendu des travaux de la Fédération régionale des Camelots du Roi du Doubs et de la Haute-Saône, Vesoul, 1911, p. 2.
[18] Les éditions de l’Idée libre dans les années 1920 diffusent au moins 10 modèles de « papillons gommés » illustrés à 8fr. le mille ; Le Libre penseur de France du 19/4/1922 vante les mérites de tels moyens de propagande à coller « un peu partout (murs, églises, gares) ».
[19] Le Journal de Genève du 19/12/1938, p. 6 signale la condamnation d’autonomistes bretons pour collage de papillons dans un train cette fois.
[20] L'Ouest-Eclair du 4/4/1930 évoque d’autres papillons en annamite et en arabe diffusés à Marseille en 1930.
[21] L’Humanité du 9/12/1926.
[22] Le Petit Parisien du 16/5/1920.
[23] Quelques mois auparavant en Afrique du Nord, même procédé de diffusion de papillons en faveur de l’emprunt lors d’une course hippique, L'Afrique du Nord illustrée du 27/3/1920.
[24] La Mère éducatrice n°4, janvier 1922 p. 32.
[25] Au XIXe siècle, les insignes demeurent plutôt figuratifs : fleur de lys, bonnet phrygien, etc. Ils permettent au porteur d’exprimer une adhésion ou une appartenance non pas à un parti ou à un regroupement précis, mais à une sensibilité politique plus vaste.
[26] L'Alerte (Lyon) n°12, 22/6/1930.
[27] Denis PESCHANSKI, Vichy 1940-1944 quaderni et documenti inediti di Angelo Tasca, Fondzaione Gingiacomo Feltrinelli, Ed. du CNRS, 1986, p. 35.
[28] A. ROSSI, La guerre des papillons, quatre ans de politique communiste (1940-1944), Paris, Les iles d'or, 1954.
[29] http://fr.wikipedia.org/wiki/Lucien_Chervin ; autre confirmation dans La Croix du 20/9/1941qui rapporte que la police à appréhendé des militants communistes diffusant à Nice des papillons de propagande « extrémistes ».
[30] ADCA, 1043 W 37, http://almrd22.fr/Article-a-modifier-creer,38 .
[32] La Croix du 23/2/1941.
[33] Comme par exemple en Espagne en 1939, La Croix du 31/1/1939.
[34] APPP BA 1881, rapport de police du 5 décembre 1940.
[35] APPP BA 1882.
[36] Rapport de police, 26/3/1949 (APPP BA 2086).