CACANONISATIONz


Le spécialiste de Willette Laurent Bihl, après avoir lu l’analyse de Jean-Luc Jarnier d’un dessin de Bruno, nous a fait parvenir son regard sur la présence du Maréchal Lannes dans cette composition complexe. Nous publions ici in extenso son point de vue :


Jean-Luc Jarnier réalise une analyse rigoureuse de la caricature de la "Cacanonisation" de Zola tirée du journal La Bastille, mais effectue, à mon sens, un contresens sur la figure du maréchal Lannes. L'auteur note très justement l'activité du petit fils de Lannes à la chambre, ainsi que la très grande rareté des sollicitations iconographiques de ce maréchal. En revanche, Jean-Luc Jarnier voit dans le maréchal Lannes une figure patriotique ou impériale. Dans ce cas, le camp nationaliste réaliserait une sorte d'emprunt bonapartiste.

Il s’agit en fait du contraire. Lannes fait partie des maréchaux républicains, l'un des seuls à avoir survécu à la première partie des conquêtes, à ne pas avoir été totalement désavoué par Napoléon et à être resté républicain déclaré, au point de critiquer l’Empereur à de nombreuses reprises. Tout ceci relèverait de l'anecdote si Lannes n'avait pas été écarté de la cérémonie du Sacre, puis rajouté subrepticement par le pinceau de David. Parmi les généraux ou les maréchaux républicains, aucun n'a connu de réelle postérité iconographique. Dumouriez et Pichegru ont trahi, Masséna massacré une révolte populaire à Naples, Augereau piqué dans la caisse, Desaix étant mort à Rivoli, Davoust rallié à Napoléon. Sébastiani de son côté n’était pas assez "célèbre" par ses hauts faits d'armes, comme Jourdan.

Par ailleurs, Napoléon s'est livré à une véritable censure de la postérité des généraux l'ayant précédé, mise à mort iconographique travaillée et mise en stratégie (voir le général Dumas par exemple), obligeant la IIIe république à exhumer les figures de Carnot ou Kléber à des fins de propagande républicaine.

La figure de Lannes constitue donc une exception, comme l'est le personnage dont le tutoiement de l'Empereur et les admonestations envers celui-ci le placent sans équivalent dans l'entourage impérial.

Outre la référence au débat parlementaire en cours et le petit fils du maréchal, la figure de Lannes permet ici de « retourner » une figure authentiquement républicaine et de l'enrôler au service du nationalisme, afin de concerner un public "de gauche", si l'on me pardonne l'anachronisme du terme. Cette méthode est typique d'un certain nationalisme culturel depuis la montée du Boulangisme dans les années 1880, visant à mettre en confusion différents éléments de la symbolique républicaine ou révolutionnaire afin de draguer des individualités rebelles du camps adverse et d'entretenir un amalgame constant. La "Gueuse" ne mérite ici son surnom que parce qu'elle n'est pas la "vraie" République... Bruno prétend ici confondre la République en lui opposant une figure tutélaire afin d’en dénoncer les prétendues turpitudes ou la perversion supposée des idéaux originels. On peut déceler dans ce type d’œuvre la volonté nationaliste de contrer l’offensive intense de l’imagerie républicaine, mise en place depuis 1880 par l’école, la presse ou les fêtes nationales.

Le motif vise donc un autre public que celui des fidèles du titre, public élargi dans un contexte politique des plus tendus où les méfaits récents de Clemenceau (voir la répression de 1907) ont contribué un peu plus à jeter le discrédit sur les élites républicaines chez certains vétérans du militantisme. L'exemple le plus abouti de cette stratégie de « récupération mémorielle » est celui de Jeanne d'Arc, et la récupération d'une figure plutôt populaire et rebelle par le panthéon nationaliste qui en fera l'icône qu'on connaît aujourd'hui. La figure de Lannes semble trop obscure et connotée pour connaître le même sort, mais son exhibition dans la couverture qui nous intéresse ici participe d'un fonctionnement identique.

Laurent Bihl, le 1er octobre 2009

Ref biblio : Luc Willette, Le maréchal Lannes, Paris, Librairie Académique Perrin, 1978.

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