Pour la réédition de leur ouvrage, L’Art et l’histoire de la caricature, chez Citadelle et Mazenod, Caricaturesetcaricature.com a sollicité les deux auteurs, Laurent Baridon et Martial Guédron :
Votre ouvrage L’Art et l’histoire de la caricature, publié en octobre 2006, a été rapidement épuisé. Sa réédition par les éditions Citadelles et Mazenod représente pour tous ceux qui s’intéressent à l'image satirique un petit événement en soi. Comment expliquez-vous ce succès ?
Laurent Baridon / Martial Guédron : Plusieurs facteurs peuvent aider à expliquer cela. D’abord, nous avons bénéficié du prestige d’un éditeur sérieux qui, à travers une iconographie et une mise en page particulièrement soignées, a permis à notre publication de toucher un lectorat habituellement plus attentif à d’autres modes d’expression que la caricature. L’objectif de départ était assez clair : tout en visant à la synthèse, il nous fallait éviter de proposer une histoire anecdotique en images ou un énième livre sur l’humour et insister sur le fait que la caricature ne relève pas uniquement du dessin au trait tel qu’on le conçoit pour la presse quotidienne, mais offre aussi une variété d’expressions qui ne cessent de s’enrichir tout au long de son évolution. En outre, à l’époque où le livre est sorti, le contexte était particulièrement favorable : l’affaire des caricatures de Mahomet du Jyllands-Posten et une élection présidentielle avec des personnages qui étaient un sujet rêvé pour les caricaturistes. Cela dit, le succès du livre a probablement surpris les éditeurs eux-mêmes.
D’après le titre de l’ouvrage, la caricature serait donc assimilable au grand art ? Les historiens de l’art ont pourtant longtemps boudé l’image satirique...
LB/MG. Le titre était imposé par la collection, mais il correspond parfaitement à l’un des objectifs de notre livre. Il ne s’agissait pas seulement de permettre au lecteur de prendre conscience de l’histoire du phénomène depuis la Renaissance, mais aussi de montrer à quel point il était présent dans la pratique artistique au sens large. Sans entrer dans les débats sur la légitimité ― ou non ― du clivage entre arts « majeurs » et arts « mineurs » (ou High et Low), avec les risques de condescendance ou de nivellement selon qu’on l’accepte ou qu’on le réfute, il nous a semblé important de rappeler que la caricature avait aussi été pratiquée par ceux que la postérité a validés comme des grands artistes et que leurs dessins n’étaient pas seulement des divertissements, des plaisanteries d’ateliers ou des parodies (ce qui en soi est déjà fort intéressant), mais qu’ils avaient parfois participé d’une recherche formelle à part entière.
Vous avez beaucoup travaillé sur la physiognomonie, terme un peu barbare, source inépuisable pour la caricature. Pouvez-vous expliquer ?
LB/MG. Effectivement, notre livre sur la caricature s’inscrit dans la suite logique d’une réflexion sur les rapports entre représentations de la figure humaine et théories physiognomoniques. Pour aller vite, la physiognomonie est une technique divinatoire très ancienne qui avait pour objet la connaissance de la part invisible de l’homme par l’observation de son corps et plus particulièrement de son visage. Ses adeptes considéraient que l’aspect extérieur des individus était une représentation des inclinations de leur âme et qu’en identifier les signes spécifiques permettait de parvenir à une meilleure connaissance de leur complexion, de leur caractère et de leur sociabilité. Quand un caricaturiste se plaît à exagérer certains détails physiques de sa victime pour aider non seulement à son identification, mais aussi pour révéler sa nature profonde, il procède donc à la manière d’un physiognomoniste : par induction, il révèle, il donne à voir le moral à travers le physique. Au reste, comme en témoignent explicitement quelques unes de leurs planches, Gillray, Grandville, Daumier, Töpffer et bien d’autres encore étaient parfaitement au courant des théories physiognomoniques et de leurs prolongements comme la craniologie ou la phrénologie.
Dans un premier ouvrage paru en 1999, nous avons étudié l’influence de ces théories physiognomoniques sur les arts visuels en centrant plus particulièrement l’attention sur la période au cours de laquelle elles ont connu un regain d’intérêt sans précédent, à savoir la fin du XVIIIe siècle et tout le XIXe siècle, avec, par la suite, des prolongement beaucoup plus récents tels que la morphopsychologie. En 2004, pour l’exposition HommeAnimal. Histoire d’un face à face, nous avons choisi d’explorer plus systématiquement une des techniques les plus fréquentes de la physiognomonie, l’analogie avec les animaux, dont les artistes ont fait grand usage, et pas uniquement dans le domaine de la satire graphique, même si c’est bien là qu’il s’avère le plus percutant : en fonction de l’animal de référence, l’image d’un individu peut suggérer de la déférence (aigle, lion) ou impliquer une déchéance ontologique (porc, rat, singe). Dans la peinture religieuses (pensons aux faciès des bourreaux du Christ) ou dans l’emblématique, mais aussi naturellement dans l’estampe satirique et le dessin de presse, le recours à l’animalisation a l’avantage de jouer à la fois sur le registre physique, qui consiste à faire de l’homme une bête soumise à ses pulsions et à ses instincts, et sur le registre symbolique, qui fonctionne selon des modalités pouvant varier en fonction des animaux de référence. Aujourd’hui encore, que ce soit dans la publicité, dans la photographie ou la vidéo, les procédés physiognomoniques sont mis en œuvre parce que leurs principes sont profondément enfouis dans notre culture visuelle.
Qu’est-ce que le dessin de presse d’aujourd’hui vous semble avoir retenu du passé ?
LB/MG. Le dessin de presse est un genre qui apparaît véritablement au début du XXe siècle et, en cela, on peut dire qu’il est récent. Il se nourrit évidemment de l’histoire du dessin dans la presse illustrée et satirique ; ses grands ancêtres sont Daumier, Grandville, Traviès, André Gill et les dessinateurs de l’Assiette au beurre. Le dessin de presse a hérité de cette forme très efficace de discours par l’image qui explique en quelques secondes ce qu’un éditorial donne à lire en dix fois plus de temps. Cette exigence a entraîné une simplification du dessin, presque toujours au trait, ce qui n’est pas forcément le cas au XIXe siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale. Mais les procédés de la satire encore utilisés aujourd’hui remontent à beaucoup plus loin. L’attaque par les tares physiques procède d’un lointain héritage et d’une sorte de réflexe culturel qui conduit à stigmatiser la différence comme révélatrice de la laideur morale. Elle reste aujourd’hui à la fois un moyen de caractériser le personnage ciblé et de le délégitimer moralement et politiquement.
Internet a révolutionné nos moyens de communiquer et d’accéder à la connaissance. La caricature vous semble-t-elle profiter de cette mutation ?
LB/MG. Oui, incontestablement, et le site Caricature et caricatures est venu à point nommé offrir un outil d’information et de réflexion critique sur la toile. Mais, plus généralement, il est évident que la mise en ligne des journaux et la possibilité de diffuser toujours davantage des dessins entre dans la logique du développement de ce genre. Les recherches que nous avons menées sur la longue durée nous ont convaincu que ce type de pratique se renouvelle sans cesse au contact de nouvelles techniques et de nouveaux médias : la gravure à la Renaissance ou la lithographie au XIXe siècle qui elle-même participe à la naissance à la presse illustrée. On sait aussi que des caricaturistes ont promu des techniques nouvelles. Emile Cohl, un fidèle ami d’André Gill, est au début du XXe siècle un des pères de dessin animé.
Internet révolutionne la pratique de la satire visuelle, un terme qu’il faut dans ce domaine préférer à celui de caricature, trop restrictif. Il s’agit d’un canal de diffusion d’une souplesse inédite qui donne accès libre à des dessins animés, des montages vidéo numériques, des parodies, des détournements, par des trucages, des faux doublages son, etc. On sait aujourd’hui que la toile peut être contrôlée par les états et que la liberté totale de ce média n’était qu’une illusion. Mais l’ouverture qu’il propose est tout de même inédite. Comme des affaires récentes l’ont montré, cela n’est pas sans conséquence. Si, jusqu’à la fin du XXe siècle, une caricature concernait un public précis, celui d’un journal, elle se retrouve aujourd’hui accessible pour le monde entier, à quelques exceptions près. La caricature doit-elle pour autant abdiquer une part de sa liberté pour se responsabiliser ?
Une grande institution culturelle du pays semble en passe de créer un portail sur le dessin de presse. Que peuvent en attendre les chercheurs ?
LB/MG. On ne peut que saluer toutes les initiatives qui conduiront à mieux connaître le dessin de presse. Constituer des bases de données, offrir des accès rapides à de vastes corpus sera d’un grand secours pour tous les chercheurs en sciences humaines et sociales, qu’ils travaillent ou non sur l’image ou avec elle. Le dessin de presse est un outil pédagogique qui permet aux élèves d’accéder à l’histoire politique et sociale. La culture de la citoyenneté est aujourd’hui profondément imprégnée par des représentations et des images élaborées par des experts en communication. Pour leur faire contre-feu, pour donner du sens aux débats qui animent la société, la connaissance de l’histoire de la caricature et du dessin de presse est plus que jamais nécessaire. En parodiant ou en déconstruisant les images autorisées, elle informe les regards, les consciences et les opinions de tout individu qui veut être un citoyen à part entière.
publié le 4 octobre 2009