L’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 a remis au centre des discussions la question de la censure et des violences physiques contre les dessinateurs. Si depuis 1789 on ne relève aucun assassinat de caricaturiste en France (amendes et emprisonnement furent néanmoins fréquents), la question se pose pour l’Ancien Régime. Annie Duprat, historienne et spécialiste de l’histoire des représentations, répond à nos questions :
Quel regard le pouvoir portait-il sur les gravures satiriques sous l’Ancien Régime ?
Il y a deux choses à noter: la Direction de la Librairie ne contrôle pas les images, tant qu'elles ne sont pas accompagnées de texte. Il y a un seuil, en nombre de mots, en deçà duquel une image n'est pas considérée comme dangereuse. Elle est d'ailleurs produite par des artisans, et non par des libraires (il y aurait ici toute une culture sociale des corporations de l'Ancien régime à examiner). Il est à noter aussi que, à la veille de la Révolution, et malgré la laïcisation de la société, plus de 60% des images sont religieuses, le reste relevant de l'imagerie populaire (contes et légendes, recettes pour garder sa femme, ou son mari, fabliaux et comptines...). Malgré l'afflux d'images politiques, la Révolution ne change la donne qu'à la marge.
La monarchie, habituée aux fêtes des fous et autres charivaris instaurant pour quelques jours le renversement de l'ordre social, n'y prend pas ombrage, considérant qu'il s'agit d'un exutoire aux frustrations sociales.
Les textes paraissent toujours plus dangereux: lors des guerres de Religion, quand la situation devient très tendue et que le roi Henri III a été chassé de Paris, on note qu'il a fait pendre un libraire qui diffusait des pamphlets incendiaires. Mais rien n'indique que ces pamphlets eussent été illustrés. On sait que le moine Clément les lisait, ce qui peut expliquer son geste (l'assassinat du roi).
Henri IV a considéré que les textes - et peut-être avec eux les images ? - étaient assez dangereux pour ordonner leur destruction dès son arrivée sur le trône.
Louis XIV fait embastiller le baron de Puechemeck - un sujet de l'Empire - et saisir sa collection d'estampes hollandaises bilingues en 1702. Il est libéré en 1704 mais, malgré ses demandes réitérées, ses estampes ne lui sont pas rendues, signe que les autorités accordaient de l'importance aux images . Mais, sous réserve d'inventaire, on ne voit pas d'autre affaire au XVIIIè siècle. La Pompadour proteste, en pure perte, contre les chansons et les caricatures faites contre elle. Nous sommes à une époque où les pouvoirs acceptent, non la contestation, mais le persiflage à leur endroit.
Avec la Révolution française, la liberté d'expression est proclamée par la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen le 26 août 1789. mais on ignore trop souvent qu'un censeur aux caricatures, le savant Louis-Aubin Millin, avait été nommé le 31 juillet 1789. Il n'a guère pu travailler si l'on en juge par la vente d'estampes interdites dans les libraires parisiennes, à l'automne 1789 comme le célèbre Grand convoi des abus, de Sergent, interdit mais très demandé.
Les lois de censure s'attachent aux textes. Il faut attendre 1835 pour voir explicitement figurer les caricatures dans la répression. La loi de 1835 met un terme au combat engagé entre Louis-Philippe et Philipon, le directeur de l'hebdomadaire La Caricature.
L'histoire de la caricature et du pouvoir, c'est l'histoire du chat et de la souris. Le public est presque toujours aux côtés des souris qui bravent le chat.
En fonction de leurs cibles, les gravures étaient tolérées, encouragées ou à l’inverse fermement combattues ?
Elles sont tolérées soit parce qu'elles sont ignorées - il y a différents cercles de sociabilité qui ne se rencontrent jamais - soit parce qu'elle font partie du même "tout" culturel que les charivaris et les fêtes des fous. Au XVIIIè siècle, la culture du persiflage renforce cette état de fait.
Plus la société française s'ouvre à d'autres cultures (révolution de 1848, guerres du XXè siècle, aujourd'hui ouverture au monde via les moyens électroniques), plus la caricature est en danger. Elle risque toujours de froisser quelqu'un. Le "Politiquement correct" dont l'objet initial était justement de protéger - les aveugles devenus non-voyants - devient l'instrument d'une auto-censure redoutable parce que planétaire. Tout risque de choquer quelqu'un... .
Quelles étaient les principales cibles de la gravure politique et « contestataire » ?
Le clergé - les décimateurs surtout - les juges - toujours corrompus - les aristocrates -oppresseurs et affameurs. La monarchie -rois, reines ou maitresses - ne vient qu'ensuite. On perçoit des critiques contre Anne d'Autriche, accusée d'être la maitresse de Mazarin dont Louis XIV serait le fils, la Montespan, maitresse de Louis XIV impliquée dans l'affaire des poisons. Ce mouvement s'amplifie un peu avec Louis XV : contre la Pompadour, et bien davantage à l'occasion de la crise janséniste et de l'expulsion des Jésuites. Les Nouvelles ecclésiastiques périodique janséniste, comportent de très nombreux dessins anti-jésuites qui ont pesé dans la décision d'expulsion (1764) .
Que sait-on des poursuites engagées contre des éditeurs d’images satiriques, les auteurs des images ou encore les marchands qui s’approvisionnaient à l’étranger ? Les archives sont-elles bavardes sur ces questions ?
Il y a des emprisonnements, mais peu nombreux en raison de ce que j'ai dit précédemment. Il y a surveillance des chemins de passage des colporteurs (voir Robert Darnton et ses travaux sur la société typographique de Neufchâtel). Les arrestations et interrogatoires sont suivis de la destruction des textes interdits, mais très rarement de l'emprisonnement des colporteurs. Pour être plus précis, il faudrait faire une enquête exhaustive dans tous les fonds d'archives de la France entière.
Nous ne pouvons parler que des cas qui ont fait du bruit : mais sont-ils présentatifs, et de quoi?
L'affaire Charlie-Hebdo est-elle représentative, et de quoi ? Les quatre assassinats de l'hyper-casher deux jours plus tard relèvent-ils de la liberté d'expression ? De la protestation contre le blasphème ? A l'évidence, non. Ils relèvent d'un antisémitisme profond et brutal qui doit attirer notre attention.
Propos d'Annie Duprat recueillis par Guillaume Doizy