Conclusion du livre de Guillaume Doizy Dessin de presse et démocratie, de Daumier aux réseaux sociaux, Ed. de l'échelle du temple, 2022. Format : 15cm x 21cm, 300 p., 15 euros. (pour acheter le livre : caricadoc@gmail.com)
Au terme de cette exploration, impossible de ne pas souligner combien la mythologie du dessin de presse reflète trop peu sa réalité. À rebours des idées reçues, en démocratie, l’image satirique n’est pas cet instrument d’émancipation auquel on pense aujourd’hui. Les États et les pouvoirs, malgré les lois de liberté d’expression votées au 19e siècle, ont continué à craindre ces images et à les surveiller, sinon les censurer en période de paix comme de guerre, tout en les instrumentalisant à leur profit à l’occasion. Avant même la surveillance des images satiriques durant les deux guerres mondiales, les rapports de police de la Belle Époque témoignent qu'elles étaient l'objet d'une attention toute particulière. On peut également évoquer, plus proches de nous, les pressions des gaullistes contre la caricature, avec, par exemple, l’interdiction d’affichage en kiosque de L’Hebdo Hara-kiri, lors de la mort de de Gaulle, ou encore l’interdiction de publication d’un jeu de carte satirique visant Giscard d’Estaing, au début de sa présidence. On ne s’étonnera donc pas des assauts encore plus récents de Nicolas Sarkozy contre des poupées à son effigie ou encore de la condamnation d’une publication syndicale figurant un policier en cochon… Liberté d’expression ? Lors du procès contre Charlie Hebdo, à la suite à l’affaire des caricatures dites de Mahomet, Sarkozy avait déclaré préférer un « excès de caricature à un excès de censure ». Acte de foi à géométrie variable !
L’instrumentalisation de la caricature par la puissance étatique a été balbutiante pendant la Révolution de 1789, plus intense en 1848, et, bien sûr, plus tristement éclatante pendant les deux guerres mondiales, dans un cadre propagandiste. À l’époque, l’image satirique a participé de la « brutalisation » des démocraties dressées les unes contre les autres. Le dessin de presse dans tous ses états a pu alors enfumer les esprits, en opposant à la réalité morbide et destructrice, un imaginaire joyeux et totalement factice. Par la suite, la montée des totalitarismes a montré combien la caricature pouvait accompagner les pires oppressions, jusqu’à justifier des génocides.
Ce type de représentations, loin de refléter de manière équilibrée la société dans son ensemble, reste l’instrument d’une élite que l’on pourrait qualifier d’aristocratique, véhiculant une image partiale et partielle du monde, charriant son lot d’invisibilisations, de focalisations outrancières, de nationalisme, de stéréotypes, même chez les dessinateurs les mieux intentionnés. Cette vision stéréotypée et conformiste du monde est celle du plus fort. Elle s’est retournée généralement contre les opprimés, les laissés pour compte, les « minorités », les femmes en premier lieu. Le dessin politique et d’humour s’est fait conservateur, dans sa manière d’incarner la société. Et tandis que l’Affaire dite des caricatures de Mahomet et son prolongement violent, en janvier 2015, ont pu accréditer l’idée d’une tension nouvelle autour de la caricature, on la vu, l’image satirique n’a pas été sans susciter des réticences, sinon des réactions parfois vives, jusqu’aux menaces physiques et destructions de biens de la part de populations en colère.
Depuis Daumier, on associe volontiers dessin de presse à démocratie. L’Affaire des caricatures de Mahomet et l’attentat de janvier 2015 ont renforcé cette conception d’une opposition frontale entre les tenants de la liberté d’expression, d’un côté, et, de l’autre, les partisans de l’obscurantisme, faisant oublier tout ce que la caricature avait pu charrier jusque-là d’obscurantisme, dans les démocraties mêmes, justement.
Ce truisme relève d’une double illusion. En premier lieu, illusion dans ce que serait la démocratie, un état de gouvernement dans lequel le « peuple » disposerait de la souveraineté. On le sait, la souveraineté politique souffre bien des déséquilibres, des appropriations par des élites qui tendent à se transmettre le pouvoir, de proche en proche, sans compter les souverainetés économiques qui contrebalancent bien souvent les pouvoirs politiques et qui, elles, sont dispensées de tout contrôle populaire et électif. En second lieu, illusions dans la nature même de l’image satirique qui, comme on l’a vu, n’est pas intrinsèquement programmée pour renforcer cette souveraineté, la liberté d’expression s’inscrivant toujours dans un jeu d’intentions et de rapports de force inégal entre le média et la cible.
On repère un véritable glissement, dans la symbolique qui accompagne le dessin de presse. Si Daumier a pu passer pour un champion de la lutte des républicains contre la monarchie, et donc pour un révolutionnaire, suite à ses emprisonnements entre 1830 et 1835, le dessinateur de presse de notre 21e siècle balbutiant n’incarne plus que le principe de la liberté d’expression. Il n’est plus l’émancipateur présumé d’antan, mais le support d’une idéologie « libérale », dans le sens où c’est un principe de liberté qui lui est dorénavant associé, et non d’émancipation sociale.
Qu’est-ce que le dessin de presse ? Au terme de cet ouvrage, il n’est pas aisé d’apporter à cette question une réponse qui soit simple. Loin des mythologies, la réalité de la caricature est nécessairement plurielle et se dérobe aux définitions. Comme un genre littéraire, selon les circonstances, l’image satirique épouse des ambitions qui peuvent être profondément contradictoires. Nos difficultés à écrire l’algorithme satirique tiennent à la confusion, savamment entretenue, entre la caricature comme flux et la caricature comme objet de commentaires et donc enjeu d’idéologie. Dotée d’un pouvoir de séduction et de répulsion particulièrement élevé, la satire visuelle s’impose d’abord et avant tout, par le regard social qui l’accompagne et même la précède en fait. Et en premier lieu, la caricature s’inscrivant dans le champ médiatique, elle porte les contradictions économiques, politiques et sociales propres à la presse.
Peu de dessinateurs s’intéressent à leur métier, selon cette grille de lecture. Dans une interview récente, le dessinateur suisse international Chappatte (1967-), qui dessine en trois langues, donne sa propre définition autour de trois grands axes : le dessin de presse doit « faire rire puis réfléchir », il est « cent fois plus impactant qu’un texte » et enfin, « il n’a jamais été plus difficile d’être dessinateur de presse ». Objectifs, potentiel, limites : telles sont les grandes questions qui fondent aujourd’hui le débat sur l’image satirique, un mode d’expression qui semble s’élever au-dessus du réel et échapper à ses règles.
Le pouvoir de la caricature
Les discours font la caricature plus qu’elle ne se fait elle-même. « Cent fois plus impactant… » Les perceptions du pouvoir quasi illimité de l’image satirique et de sa capacité à transformer la réalité ont motivé des générations de dessinateurs, de patrons de presse mais également de gouvernants et de censeurs, ou même de lecteurs qui se sont emparés d’images pour afficher des convictions. Aujourd’hui encore, défenseurs et adversaires de la caricature s’accordent sur ce point : la caricature est dotée d’un pouvoir magique, même s’il n’est pas si simple d’expliquer lequel ou de donner des exemples précis qui permettraient de confirmer ce potentiel formidable.
Ce pouvoir a été une première fois défini, pendant la Révolution française, par des royalistes, convaincus du rôle premier des caricatures dans la transformation du petit peuple, en organe de révolution. Cette conviction, Philipon et Daumier l’ont portée avec enthousiasme quarante ans plus tard, certains de pouvoir faire vaciller le trône de Louis-Philippe. Las ! La mise au pas des républicains et des insurgés, en 1835, tendrait à prouver que les dessinateurs, autour des journaux emblématiques qu’étaient La Caricature et Le Charivari, ont bien manqué leur but. Une décennie plus tard, les caricatures socialistes de la Seconde République n’ont pas empêché les sanglantes journées de juin. Les charges innombrables, hostiles à Louis-Napoléon Bonaparte n’ont pas permis d’endiguer la vague qui mène à son triomphe électoral, en décembre 1848, tandis que la caricature républicaine est resteé sans voix, fin 1851, face au coup d’État du futur Napoléon III. En 1871, le criblage satirique favorable à la Commune a-t-il au moins prolongé l’éphémère révolution de quelques jours ? Pas si sûr… L’Affaire Dreyfus ? Rappelons que les caricatures antisémites, qui portent, pour certaines, de véritables appels aux meurtres, n’ont pas été suivies d’homicides en métropole à l’époque. Pour l’antisémite convaincu, les caricatures diffusées en grand nombre au travers de journaux, d’affichettes ou de vignettes gommées, semblent avoir été de peu de poids, puisque Dreyfus a finalement été réhabilité.
La caricature anticléricale, au temps de la séparation des Églises et de l’État ? La plupart des dessins hostiles au clergé, pendant cette période, sont parus après le vote de la loi, en décembre 1905…
Lorsqu’on observe les chronologies, les événements précèdent le plus souvent les caricatures. Et si elles les précèdent, elles n’ont pas l’effet escompté, comme les innombrables caricatures visant de Gaulle, après son retour au pouvoir, en 1958, ou encore l’élection de Nicolas Sarkozy (1955-), en 2007, à la présidence de la République, dans un contexte de domination du dessin satirique de gauche en France.
La caricature, progressiste ou non, n’a pas la capacité à peser sur le réel comme on veut le faire croire. Même les nazis se désespéraient du plafond de verre auquel l’antisémitisme se heurtait. Les pire caricatures de l’époque ne pouvaient rien cela.
On a là un biais particulièrement intéressé. Au 19e siècle, les dessinateurs ont tout intérêt à susciter l’illusion de cet impact de la caricature : cette justification légitime leur travail auprès des journaux, comme des lecteurs. Les éditeurs de journaux colportent, à leur tour, cette justification, pour mieux séduire le lectorat : en vous saisissant des caricatures que nous vous proposons, nous faisons de vous des acteurs politiques. Vous vous transformez en titans capables de déstabiliser des pouvoirs ou de faire triompher vos convictions.
Les institutions surestiment les capacités de nuisance des images satiriques, pour mieux justifier, de leur côté, la répression. Chacun, par son attitude, entretient l’illusion de l’autre.
Chappatte, en ce début de 21e siècle, évoque le caractère « impactant » du dessin de presse, en le comparant, en fait, au texte, c'est-à-dire aux articles des journaux. Il ne renvoie pas obligatoirement au pouvoir magique de mobilisation de l’image satirique, conception propre au 19e siècle. Mais alors, quelle peut être la nature de cet impact ?
Faire rire et réfléchir
L’impact relèverait, en fait, de l’ordre cognitif. Par son travail de synthèse, la caricature surclasserait les raisonnements propres aux articles, les analyses de fond, ou même les descriptions élaborées. Quelques traits, des symboles bien choisis, une ressemblance avec les personnages publics visés, une connexion appropriée entre des types sociaux envisagés et leur référent dans la réalité, donneraient au lecteur les clés pour saisir des situations complexes, un rapport de force politique, des enjeux sociaux et moraux, que des digressions verbales mettent en lumière avec peine et lourdeur.
Une expérience facile à mettre en œuvre permet de relativiser cette conception du dessin satirique comme facilitateur de compréhension « en soi ». Soumettez le dessin de couverture de Charlie Hebdo ou tout autre à un panel de quelques personnes et vous découvrirez, avec effarement, la diversité des interprétations et les nombreux contresens. Seuls les habitués du journal duquel le dessin satirique est tiré, parviendront à le lire sans trop de distorsion, par rapport à l’intention de l’auteur.
Car c’est bien parce que le lecteur est profondément nourri de culture journalistique, politique et événementielle, qu’il peut décoder d’un regard un dessin aussi abscons qu’un hiéroglyphe l’est pour nous aujourd’hui. L’image satirique arrive en fin de processus de la fabrique de l’information. Bien après le reporter, bien après l’éditorialiste. Elle s’appuie sur ce substrat sans lequel l’image ne vaut pas mieux qu’un écran noir.
La satire visuelle est un code et, comme pour tout code, il faut en détenir la clef. Et cette clef, ce sont les centaines d’articles dont le lecteur s’est nourri pour pouvoir apprécier le dessin, ou tout un substrat humoristique qui lui permettra de sourire ou rire d’une saillie visant telle ou telle cible, dans tel ou tel contexte politique, social mais aussi humoristique nécessairement spécifique. Le succès du dessin de presse, à partir des années 1830, découle bien de cette osmose entre textes et dessins présents dans un même journal, de cette « culture satirique » qui crée les conditions d’une réception favorable au dessin, et sans laquelle les images restent incompréhensible et le rire impossible.
Le dessinateur de presse aujourd’hui le sait bien, lui qui passe un temps infini à lire les journaux, les yeux rivés sur les chaînes d’infos en continu, les oreilles branchées sur leur équivalent radiophonique. Il doit parler le même langage que ses lecteurs, s’appuyer sur des motifs connus de tous, sur des petites phrases répétées ad nauseam par les radios, les télés, les journaux papiers et les sites les plus lus, les plus entendus, les plus consultés. Au 19e siècle, le dessin de presse puisait dans de nombreuses métaphores religieuses – culture du temps oblige – peu à peu abandonnées au siècle suivant, au fil du recul de la culture biblique, les références cinématographiques nouvelles s’imposant peu à peu.
Le dessinateur travaille sur la partie la plus haute de la zone émergée de l’iceberg. Il aimerait souvent descendre un peu plus bas, mais se confronte alors à l’épineuse question : le lecteur sera-t-il réceptif au sujet ? Sera-t-il en mesure de comprendre le clin d’œil à tel ou tel aspect de la réalité, telle ou telle référence culturelle ou idéologique ?
C’est aujourd’hui le principe du meme. Sans connaissance du point de départ et des référents d’origine, impossible de comprendre l’astuce et le message.
Finalement, si la caricature a un pouvoir, il réside probablement dans le fait d’aider le lecteur à opérer des synthèses, à partir d’innombrables prérequis qui sont les siens. Et encore faut-il une grande proximité de vues entre le lecteur et son journal, pour que le dessin fasse mouche. Impossible pour le lecteur de s’approprier le sens d’une image satirique, s’il n’éprouve pas ce sentiment d’unisson avec la culture qui constitue le socle de la représentation. Sorti du journal, le dessin heurtera les schémas de compréhension et l’opinion du lecteur. Le dessin de presse s’adresse au seul convaincu, amplifie éventuellement ses émotions, ce qui équivaudrait en termes politiques et sociaux à le radicaliser, à maintenir son attention en éveil, à nourrir ses angoisses et ses détestations, à le conforter dans ses préjugés...
Voilà pourquoi le « choc des cultures » fonctionne à plein, quand un dessin est intentionnellement tiré de son contexte, pour dénoncer les intentions supposément funestes de son auteur. Et si ce choc potentiel existe depuis les origines mêmes de la caricature moderne, du fait de la diffusion des images, la mondialisation médiatique instantanée de notre époque facilite évidemment les lectures parasites.
Ce mécanisme de confrontation relativise les ambitions du dessinateur Chappatte : le dessin devrait « faire réfléchir », c’est à dire tout le contraire de conforter, de s’adresser aux seuls convaincus. Un dessin de presse devrait avoir la capacité à déstabiliser une conviction, à remplacer un système d’arguments par un autre, à faire évoluer le regard sur une question, sur un sujet. En étant si « impactant », l’image satirique devrait parvenir à cela ! Les innombrables réactions suscitées par la diffusion d’images satiriques dans l’espace public disent le contraire. Elles soulignent combien ces images, plutôt que d’aider les usagers à évoluer dans leur vision du monde, provoquent le rejet. Et c’est finalement de ce choc permanent que découle ce sentiment, chez Chappatte, que le métier de dessinateur de presse n’a jamais été autant difficile.
Car depuis l’émergence des réseaux sociaux, le ressenti conflictuel du lecteur a trouvé une caisse de résonnance, qui lui permet de s’exprimer, dans un contexte de valorisation des opinions et de ressentis individuels. Et quand la parole est ainsi « démocratiquement » partagée dans l’espace public, c’est le sentiment d’incompréhension qui prédomine, autour du dessin de presse, en dehors de son strict contexte originel de diffusion. Dans ce cas, l’image satirique ne fait pas réfléchir, elle accable.
Stéréotypisation malgré tout
La caricature est un code, mais qui conçoit ce code ?
La caricature à charge ne cache pas ses intentions, fondées sur la stéréotypisation à outrance de la cible. Caricature des femmes féministes par Daumier, caricature antisémite à la fin du 19e siècle, caricature de l’adversaire pendant la Grande Guerre ou tout type de conflit, l’image satirique se sert des outils dont elle dispose : métaphore, amplification, amalgame. Elle excelle dans cette appropriation et distorsion de l’image de son adversaire, au point que la cible se trouve dépossédée de ce double de lui-même qui finit par lui échapper. Quand le processus vise un monarque, un président, un ministre, on ne s’en offusquera pas. Mais quand ce sentiment de souillure et de dépossession touche un laissé pour compte, n’est-on pas face à un processus d’inversion problématique ?
Depuis les années 1990, la montée des revendications identitaires et communautaires a fait émerger des critiques tues jusqu’alors. Évoquer – même de manière marginale – la trisomie dans un sketch, ne revient-il pas à discriminer les personnes trisomiques ? Comment procède le dessinateur antiraciste pour mettre en image les nationalités, les origines ethniques et géographiques ? Parvient-il à échapper aux stéréotypes hérités de l’époque coloniale ?
Car pour parvenir à cet « impact » spécifique, la caricature recourt à un langage synthétique et donc nécessairement amplificateur et simplificateur. Si à la Belle Époque les journaux satiriques se regorgeaient de stéréotypes, le dessinateur du 21e siècle peine à se départir de cette spécificité, sans laquelle l’image satirique verse dans l’illustration. Et perd donc sa capacité à frapper les esprits.
Chappatte, Xavier Gorce ou tant d’autres, voient, dans le dessin de presse en démocratie, un médium universel qui apporte sa lumière au monde. Mais même avec la meilleure volonté, il s’agit probablement d’une illusion. L’image satirique porte une culture spécifique, celle de son auteur et du groupe social auquel il appartient, du support qui la diffuse, du pays dans laquelle elle émerge. Cette culture est pétrie de préjugés, de stéréotypes que dénoncent aujourd’hui les personnes qui se sentent ciblées, sans l’être obligatoirement directement.
Les femmes féministes ne se retrouvent pas dans la sexualisation du corps féminin qui accompagne souvent la représentation satirique ; les antiracistes voient dans Charlie Hebdo le support d’un laïcisme islamophobe ; les personnes atteintes de handicap s’indigneront face à des images qui instrumentalisent la métaphore du fauteuil roulant ou de la maladie mentale ; les Juifs verront de l’antisémitisme dans la caricature un peu trop prononcée d’un des leurs.
Au-delà des critiques de mauvaise foi, l’image satirique, par la force même de son langage, contrevient au bien vivre ensemble, en s’appropriant des motifs qui renvoient souvent à une réalité douloureuse.
Un métier difficile
Finalement, la définition de Chappatte n’est pas sans contradiction. Pourquoi un formidable instrument capable de faire rire et réfléchir, et bien plus « impactant » qu’un texte, poserait-il problème ? Pourquoi le dessinateur rencontrerait-il des difficultés, qui semblent devenues insurmontables ces dernières années?
L’éditorialiste domine le monde, englobe la société, manipule les idées, distribue les bons et les mauvais points. Mais il le fait avec des mots, des raisonnements, dans une forme de sobriété linguistique qui paraît conforme aux exigences de respect et de vie sociale apaisée. De son côté, pour réaliser son dessin éditorial, le caricaturiste s’empare d’un fouet ou d’une hache : métaphores, exagérations, raccourcis, amalgames constituent la base même de son langage, d’où ce sentiment de surpuissance. D’où aussi cette réception complexe et souvent éruptive, qui s’exprime dorénavant violemment via les réseaux sociaux, même si le contexte satirique, qui ne cache pas ses intentions et son registre spécifique, atténue les portées de la charge. En saupoudrant son idée d’un soupçon d’humour et de rire, le dessinateur masque peut-être les véritables enjeux : le dessin, par sa spécificité et son caractère emblématique dans le journal, fait du dessinateur un démiurge.
Là réside sans doute la plus grande des contradictions pour le dessin de presse en démocratie. Le dessinateur politique du 19e siècle ne prétendait nullement parler au nom de toute la société, faire œuvre de bienfaisance. Il exprimait une opinion, centrée sur la lutte engagée contre ses adversaires. Le cartoonist éditorial aujourd’hui, avec quasiment la même palette graphique et le même langage, cultive une tout autre ambition : celle d’éclairer le monde, de « faire réfléchir », c'est-à-dire de porter un message universel qui permette à la démocratie de se renforcer.
A l’heure où montent les légitimes exigences de la part des minorités opprimées, toute prétention à l’universalisme ou, au contraire, toute mise en avant d’opinions radicales et spécifiques, semblent vouer le dessin de presse à d’insurmontables frictions. Voilà bien un paradoxe : la démocratie, qui a donné à l’image satirique le champ – presque – libre en 1881, semble aujourd’hui pousser le dessinateur au plus définitif renoncement. En étoffant son attirail répressif contre le racisme et l’antisémitisme, la loi a certes mis à distance certaines expressions par trop contraires à la démocratie. Mais elle a fait naître d’autres revendications à la protection, tout aussi légitimes. Et elle n’est pas parvenue à faire disparaître le sentiment de discrimination, face à bien des images, face à bien des caricatures. On peut s’interroger d’ailleurs sur la pertinence de cet attirail juridique. Protège-t-il vraiment la société de ses tensions, de ses contradictions ? L’univers de la représentation n’est-il pas le reflet plus ou moins déformé de la société elle-même ? N’est-il pas illusoire de restreindre l’expression sans faire disparaître les contradictions qui produisent et entretiennent les discriminations ?
Au-delà des questions économiques, la démocratie de la fin du 19e siècle, qui s’accommodait d’opprimer les peuples colonisés, d’entretenir l’infériorité politique et sociale des femmes tout en méprisant les minorités de genre ou d’orientation sexuelle, ne voyait pas malice, bien au contraire, à légaliser un moyen d’expression offensif, porté sur le stéréotype et l’amalgame. Un siècle et demi plus tard, on est bien sûr en droit de se demander si le dessin de presse n’a pas favorisé le sexisme, le racisme et autres discriminations à l’égard des minorités, s’étant imposé comme un genre dominé par des dessinateurs mâles, blancs, faisant partie d’une aristocratie intellectuelle et travaillant principalement pour un « quatrième pouvoir » lui-même aux mains des élites. La démocratie n’a-t-elle pas raison de s’interroger sur ses contradictions, notamment au sujet du manque de reconnaissance accordée aux minorités – pas toujours minoritaires – opprimées ou laissées pour compte, tandis que l’image satirique semble être devenue une machine à exclure, à radicaliser les positions, un ferment de division plutôt qu’un baume social ?
La contradiction n’est peut-être qu’apparente. La démocratie n’a jamais été l’idéal de société que l’on souhaiterait en faire. Le dessin de presse serait à l’image de cette démocratie imparfaite, qui a mis un siècle et demi à accorder le droit de vote aux femmes en n’étant toujours pas parvenue à établir l’égalité femmes-hommes, ni à mettre fin aux violences de genre, soixante-quinze ans plus tard.
L’image satirique n’échappe pas au contexte dans lequel elle émerge. En tant que langage et processus culturel, elle reste imprégnée des innombrables inégalités et contradictions qui fondent la démocratie elle-même, et que les discours généreux parviennent mal à cacher. Pour la première fois depuis l’origine moderne de la caricature, au 16e siècle, des forces sociales se manifestent, pour souligner ces contradictions, et faire tomber l’illusion d’un moyen d’expression qui parviendrait à se hisser au dessus de la mêlée.
La démocratie d’aujourd’hui s’est débarrassée de quelques œillères, qui lui permettaient, au temps de Jules Ferry, de porter nombre d’oppressions, en leur donnant toutes sortes de justifications et de légitimités, au nom des idéaux démocratiques et républicains. Pour autant, cette prétention à vouloir nettoyer l’image satirique aujourd’hui de ses aspects les plus saillants ou dérangeants, au nom d’une reconnaissance absolue du droit des individus au respect, cette prétention reviendrait à aseptiser les discours, à rendre la démocratie indolore, mais également incolore, lisse et inapte au débat.
Un comble !
En voulant protéger mon image et tout ce qui s’y rapporte de près ou de loin, j’espère de bonne foi améliorer mon existence. Mais en cédant à cette exigence de reconnaissance et de respect, je dois alors renoncer à tout ce qui pourrait heurter le reste de l’humanité. Une forme d’emprisonnement volontaire…
En démocratie, la caricature reste un instrument déséquilibré et problématique, mais elle vaut sans doute mieux qu’une case blanche.
Guillaume Doizy, 2022