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Dessin de Charb, Charlie Hebdo, 22 octobre 2008.
Dessin de Rémi, Siné Hebdo, 22 octobre 2008.

Qu’est-ce qui détermine le choix de nos hebdos satiriques en matière de sélection de tel ou tel dessin pour agrémenter la « une » ? Assurément, plusieurs facteurs rentrent en jeux. Sans chercher l’exhaustivité relevons quelques points : la qualité du dessin (originalité de l’idée, efficacité du message visuel à provoquer le rire, l’étonnement, ou l’indignation), son attractivité globale (capacité à attirer le lecteur), le fait de coller à l’actualité, la volonté de défendre une idée particulière et enfin des questions d’ordre juridique (éviter les procès).
Sur le terrain de l’actualité, Charlie Hebdo a une longueur d’avance : en choisissant de consacrer sa « une » à Sœur Emmanuelle dont la mort a été annoncée lundi matin, le journal de Val et Cabu se montre très réactif, tout en raccrochant le sujet à l’actualité de la crise mondiale, et plus particulièrement la discussion sur la moralisation de la finance, le point de rencontre entre les deux sujets se formant autour de l’idée de paradis céleste/fiscal.
Siné Hebdo répond également à l’actualité, mais une actualité vielle de quelques jours. L’événement date du mardi 13 octobre, soit un jour avant la parution du numéro précédent. Des spectateurs, manifestement très nombreux, avaient copieusement sifflé l’hymne national français, suscitant l’ire feinte ou réelle du monde politique, politiciens de droite ou de gauche se montrant choqués et indignés de voir ainsi « sali » l’hymne de la France. Certains n’hésitant pas à vouloir interdire les stades aux fauteurs de trouble, voir à les poursuivre en justice ou encore à annuler des matchs.
Deux actualité et deux stratégies différentes, donc. Pour Charlie, la possibilité de coller à l’émotion encore palpable le jour de la parution du dessin (jour des obsèques de la religieuse atypique) et pour Siné Hebdo, la volonté de ne pas occulter un sujet important, même si la polémique est dorénavant retombée.
La différence fondamentale des dessins de nos deux hebdomadaires, au-delà du sujet, réside principalement dans le choix des moyens graphiques employés. Charlie donne une image très colorée représentant un paysage en trois dimension, centrée sur un personnage principal. Au centre, le visage décati de Sœur Emmanuelle, le regard fatigué, derrière lequel la ligne d’horizon détermine deux surfaces de même taille colorées en aplat. A la régularité de cette construction s’oppose l’obliquité des membres de Sœur Emmanuelle, qui avance de manière énergique, un doigt en avant, tentant une dernière fois de stimuler ses troupes. Le dessinateur ne cherche pas l’effet de réalisme. Il banni le dégradé de son dessin et choisit plutôt de jouer sur l’expressivité du trait et le contraste des couleurs.
Le dessin de Rémi s’oppose en tous points ou presque à celui de Charb. Pas de succession de plans donnant une sensation visuelle de profondeur, un nombre réduit de couleurs dans lesquelles s’élabore une unité de bruns, de rouge et de noir. L’image se construit autour de deux registres horizontaux quasi identiques. Contrairement au dessin de Charlie qui s’appréhende comme un tout (unité d’espace), la charge de Rémi joue sur la succession, la répétition et finalement la narration. Un même motif répété avec seulement quelques modifications permet une modulation, une évolution et bien sûr amène à une chute inattendue. Sans aucun titre ni bulle (là aussi contrairement au dessin de Charb), la charge de Siné Hebdo doit être « lue » pour être comprise. Le regard doit non seulement s’arrêter sur chacune des mimiques pour terminer sur une substitution finale particulièrement triviale. Mais le lecteur, pour saisir de quoi il retourne, doit également lire le texte de la partition…
L’attrait du dessin n’en est pas moins grand. Le lecteur peu familier de Siné Hebdo s’étonnera de cette variation sur les expressions faciales d’un chimpanzé, figure assez rare dans le dessin satirique actuel. Jouant sur le dégradé de la couleur et sur des jeux de trames, Rémi vise à suggérer les reliefs, donne à son animal un caractère réaliste et vivant, le style graphique s’inscrivant dans la tradition du dessin classique avec ses jeux de rehauts de blanc et de hachures noires.
L’efficacité du dessin tient principalement dans le jeu des expressions très humaines, elles-mêmes construites sur le regard (ou l’absence de regard) mais aussi sur la forme de la bouche (ouverte, fermée, dents maquées ou montrées). Notons que le regard le plus intense et le plus direct, celui du dernier singe, celui qui induit la relation la plus forte avec le spectateur, précède de manière efficace la substitution finale. Remarquons que, comme souvent dans la caricature, le dessinateur recourt à l’analogie formelle en substituant deux éléments très proches visuellement : un postérieur et un visage, dans lesquels on retrouve une même symétrie mais également des couleurs carnées et une pilosité identiques.
Après avoir jaugé ces expressions simiesques, le lecteur découvre qu’il s’agit d’un unique singe en train de chanter la Marseillaise. Le dessinateur Rémi recourt ici à la parodie. Dans ses dessins, le chimpanzé, en général confronté à l’homme (le capitaliste, le religieux, le policier…) se montre bien supérieur à son cousin évolué dans sa morale et ses actions.
Pour autant, cette fois, Rémi n’oppose aucune antithèse à son singe préféré. Ici, la vengeance simiesque fonctionne sans que la comparaison soit vraiment nécessaire. Ou plutôt, elle fonctionne par substitution, une substitution ambivalente. En effet, dans un premier temps, le lecteur non familier de l’œuvre de Rémi peut comprendre le singe et ses grimaces comme la parodie d’un patriote inspiré chantant à plein poumon son hymne préféré, mais un chanteur dont on se moque en lui attribuant une animalité dégradante. Néanmoins, la chute triviale donne au singe un tout autre sens. L’animal ridiculise en fait l’hymne traditionnel qu’il chante en arborant des grimaces outrageantes et finalement en montrant ses parties « honteuses » au lecteur, signalant par là tout son mépris pour le chant patriotique. Une fois de plus, pour Rémi, le singe apparaît comme une espèce bien supérieure à l’homme puisqu’il se garde de tout patriotisme...
Charb, pour Charlie Hebdo, adopte une stratégie graphique plus classique. Il produit néanmoins une image fort peu consensuelle. Une des figures les plus appréciée « des français » selon les sondages, Sœur Emmanuelle, identifiable, au-delà de la reconnaissance physique par trois attributs (le voile, les grosses lunettes et la croix), n’est pas ici montrée sous un jour très favorable. Le gris de l’habit religieux a laissé place à des couleurs pétillantes et à des vêtements de plage peu couvrants, qui dévoilent un corps fatigué et « sexué ». Sœur Emmanuelle n’est plus l’infatigable religieuse amie des pauvres, mais une retraitée qui coule des jours heureux en bord de mer, et dont la définition du paradis n'est pas celle que l'on attendait... L'éden céleste tant espéré des chrétiens les plus fervents s'est transformé en paradis bien « terrestre », en fait, celui des financiers de la planète qui non seulement accumulent les milliards, mais encore échappent, grâce à ces lieux très spéciaux, à l’impôt et à tout contrôle. Voilà quel serait le "plan" (après celui de Paulson et celui de l'Europe) de la religieuse pour résoudre la crise... nous dit Charb de manière décalée. 
Dans la tradition anticléricale de Charlie Hebdo, Charb a opté pour un dessin assez provocateur. Tandis que certains pleurent la mort de la religieuse et voudraient déjà la voir canonisée, tandis que tous saluent (hypocritement parfois…) son dévouement aux pauvres (…en donnant des milliards aux banques), Charlie Hebdo se moque gentiment de la vielle femme et de ses lubies bibliques en leur opposant des réalités sonnantes et trébuchantes, celles du capitalisme financier. Dans une veine sacrilège, Charb imagine qu’en ce paradis fiscal (le seul dont on soit certain de l’existence !), même Jésus aurait des lunettes noires et fumerait de très gros cigares. Une image du Christ et du paradis assez lointaine sans doute de ce qu’imaginent ceux qui prient aujourd’hui pour Sœur Emmanuelle ou organisent des messes solennelles à sa mémoire. Le dessin se porte en faux contre l’avalanche de bons sentiments et parfois aussi de bondieuseries relayées par les médias depuis quelques jours.

Guillaume Doizy, le 22 octobre 2008

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