Marcel Dalton, publié en 1998 n’est certainement pas le recueil de Lucky Luke le plus connu ni le plus réussi. Néanmoins, il n’est pas sans intérêt du point de vue de l’histoire de l’image antisémite. Dans cette bande dessinée, Lucky Luke est chargé d’apporter son aide au banquier suisse Marcel Dalton. Ce dernier cherche à fonder en Amérique un établissement bancaire qui serait géré par ses neveux, les 4 fameux desperados Joe, William, Jack et Averell. L’opération doit prendre corps dans une ville dominée par le banquier Swindler, nom qui signifie « escroc » en Anglais. Jusque-là, pas de problème, sinon la physionomie du banquier en question. Nez proéminent et plaqué sur la bouche, crâne dégarni, bacchantes, embonpoint, chapeau haut de forme, gros cigare aux lèvres, taux usuraire à 18%, filouterie… Ça vous rappelle quelque chose ?
Il n’a de toute évidence pas été difficile à Morris d’imaginer cette figure de banquier véreux, qui cherche par tous les moyens possibles à garder le monopole bancaire sur la ville. Cette figure, c’est le stéréotype traditionnel du juif riche vu par les antisémites depuis la fin du 19e siècle. Jamais présenté comme juif, Swindler n’est pas un personnage secondaire, il apparaît dans pas moins de 79 cases. Comme dans la caricature antisémite, il s’oppose en tous points à l’autre banquier, le bon cette fois, « l’aryen » suisse Marcel Dalton. Cette dichotomie juif/non juif inhérente à la caricature antisémite fonctionne ici parfaitement : Marcel est grand, élancé, élégant, Swindler est plutôt petit, rondouillard, et porte systématiquement un cigare aux lèvres, même lorsqu’il parle. Swindler est chauve, Marcel pourvu d’une belle tignasse, les bacchantes et la moue de dépit du premier s’opposent à la fine moustache et au sourire quasi systématique du second. Même la taille du crâne a son importance : pratiquement inexistant chez Swindler... Comme de juste, Marcel Dalton a pour allié le bon Lucky Luke tandis que Swindler recrute un tueur à gages patibulaire pour exécuter ses basses œuvres. Le bien et le mal incarnés.
Comme dans la caricature antisémite traditionnelle, Morris joue sur deux registres : présenter Swindler comme dominant et donc dangereux pour l’environnement social et a contrario, multiplier les mises en scènes de ses échecs. Dans la caricature antisémite, le juif passe alternativement pour une menace imminente et grave, mais une menace dont on peut venir à bout. Pour les antisémites, insister sur la puissance des juifs pourrait devenir totalement « décourageant » et contreproductif si ce discours ne s’accompagnait pas de l’antidote, à savoir la mise au pas du juif, sa soumission, sa faillite et in fine, son exclusion du corps social. Dans cette bande dessinée, Morris joue à fond cette double approche, en répétant le motif de Swindler désespéré et rageur, sautant à pied joint de dépit sur son chapeau haut de forme. Un motif systématisé, dans l’esprit du comique de répétition. Et comme conclusion parfaitement antisémite à cette histoire, Morris et le scénariste Bob de Groot mettent en scène l’exil forcé de Swindler qui, dépenaillé et ayant tout perdu, doit quitter la ville un balluchon sur l’épaule. Dans cette fin « heureuse », la société est sauvée. La « vermine » en a été débarrassée non seulement par Lucky Luke, mais également par la population dans son ensemble qui, ayant pris conscience du « danger » Swindler, le rejette totalement. Conclusion parfaitement orthodoxe, le rejet du juif étant présenté ici comme le résultat d’une colère populaire, antienne de la caricature antisémite en forme de justification et d’argument à charge.
On signalera une autre figure antisémite mais cette fois marginale dans un autre recueil de Morris, L’Amnésie des Dalton (1991). A la page 39, un des personnages cherchant à assister au procès de Lucky Luke rouspète au moment de s’acquitter du droit d’entrée de 10 dollars. Cheveux foncés crépus et nez proéminent ne laissent aucun doute sur cette identité caricaturale « juive » en rapport avec l'argent et la pingrerie. Quant au Prophète, paru en 2000, le stéréotype semble là encore évident.
On peut se demander au regard de tels dessins comment Morris et Goscinny ont pu collaborer, Goscinny ayant perdu une partie de sa famille dans les camps d'extermination. Mais justement, en 1998, lorsque paraît Marcel Dalton, Goscinny est mort depuis longtemps (1977). Morris n'est sans doute pas un antisémite "conscient", il reprend à son compte des stéréotypes largement présents dans la culture européenne à un moment où l'antisémitisme ne fait pas encore l'objet d'un questionnement, d'une judiciarisation ou d'une critique systématique, comme c'est le cas de nos jours.
Guillaume Doizy
On se référera éventuellement à notre ouvrage : Stéphane Grimaldi et Guillaume Doizy (dir.), Dessins assassins ou la corrosion antisémite, Fayard/Mémorial de Caen, 2018.