Qui était Lavrate, principal dessinateur du Monde plaisant, auteur d’une foultitude de planches grand format colorisées au pochoir que l’on retrouve encore aujourd’hui en grande quantité sur les sites de vente d’objets d’occasion ? Dans un article publié dans la revue Gavroche en 2010, après avoir donné quelques éléments biographiques et exploré la production anticléricale de ce dessinateur, nous avons évoqué sa condamnation en 1882 à de la prison ferme pour un dessin jugé obscène. Quelques explorations récentes nous permettent d’en dire un peu plus sur cet étrange personnage et au-delà, sur la condition du dessinateur de presse au 19e siècle.

Les premiers dessins avérés de Lavrate sont diffusés sous forme de lithographies, comme un portrait d’André Boucher daté de 1854, date confirmée par le dépôt légal. Dans les années 1860, Lavrate illustre divers recueils et même des chansons[1]. Ses dessins ne sont pas encore diffusés par la presse, mais photographiés en 1865 par un photographe parisien Charles Ségoffin et vendus alors sous forme de portraits-cartes de petite taille. D’autres photographes reproduisent des caricatures (de Lavrate) et nombre de dessinateurs recourent à cette époque à ce procédé, comme par exemple Alfred Le Petit. Le Musées des Beaux-Arts de Reims possède une série de photographies de dessins de Lavrate composée de 20 cartes, centrées sur un personnage masculin de profil subissant de multiples revers et situations cocasses[2]. On peut évoquer également d’autres cartes, centrées sur un personnage modeste ou deux, permettant d’évoquer différents métiers ou des types sociaux, toutes étant agrémentées d’une légende plus ou moins fournie, avec déjà un certain goût pour la trivialité et le grotesque. Certains de ces dessins sont également tirés en lithographies mais également diffusées sous forme d’aquarelles originales vendues notamment chez M. Leloup, marchand d’estampes rues de la Lune à Paris. Certaines, attaquant Napoléon III, sont saisies en 1872.

 

D’autres de ces portraits-cartes photographiques ont été réalisés probablement après la chute du Second Empire, mais il faut attendre 1878 pour voir enfin les dessins de Lavrate publiés dans la presse, mais par un nombre très réduit de journaux dont Le Monde Plaisant et en 1887 La Bonne femme normande édité au Havre, ainsi que sous forme de feuilles volantes grand format au papier cartonné, colorées au pochoir parfois avec grand soin et comprenant des rehauts de blancs. Différents éditeurs ont alors publié son travail, come E. Weil, mais également la maison Pèlerin qui présentait Lavrate comme le « Paul de Kock de la caricature ». Certains de ses dessins ont servi à illustrer des assiettes en faïence, pratique courante dans la seconde moitié du 19e siècle. Preuve du succès, certaines de ses pochades ont servi de support à de nombreuses réclames.

 

Décès

Le succès de Lavrate est aussi rapide qu’éphémère, puisqu’on le retrouve miséreux et désespéré au point de se suicider le 4 avril 1888 en se jetant dans la Seine.

Les notices nécrologiques publiées par la presse se montrent alors unanimes : Pierre (et non Edmond) Lavrate disparaît dans la misère, les publicistes se désolant de constater que le succès rencontré par le dessinateur ne lui avait pas permis de vivre dans l’aisance.

D’après la presse, ses charges comiques mettant en scène le clergé, la vie provinciale, les militaires ou le monde paysan ont surtout réjoui le public de banlieue, voire même les populations de province, tout en étant très visible à Paris en devanture des librairies notamment.

A sa mort, l’hommage le plus touchant lui est rendu par le Cri du peuple fondé par Vallès et alors dirigé par Séverine. L’article, signé Melchior, s’étale sur deux colonnes. Il révèle deux éléments intéressants : la présence d’une foule d’amis et d’admirateurs à ses obsèques, mais également les raisons probables de ses difficultés financières. Le journaliste écrit ainsi :

 

 

« Combien de fois, enfant, et il n'y a pas longtemps encore, me suis-je arrêté aux vitrines des petites librairies devant les rutilantes charges de Lavrate - aux couleurs éclatant comme des pétards dans une extravagance de mouvements pleine de force comique. Ses scènes de caserne, pioupious galopant à la soupe ou effarés par un ordre incompris ; ses pompiers, ses processions de rosière : la mariée devant le maire, la noce à la campagne, la partie d'âne ou la mariée, d'une ruade de baudet, pique une tête montrant jupes relevées ses... jambes ; les banquets communaux : les tablées de prêtres reluquant la servante qui apporte la soupière - une soupière à son image.  (...) Devant ce rire général, on se met à rire aussi. Car c'est là la caractéristique de l'œuvre de Lavrate : œuvre considérable et d'une grande valeur. C'est le Léonce Petit de la Charge, le Ténier de l'esclaffement - avec une prodigieuse puissance de vie en plus. L'expression artistique de Lavrate est la santé ayant pour expansion le rire. Le large, le puissant rire des campagnes vigoureuses. Un rire crevant de force et de sang aux trognes irrésistibles, aux joues tendues, écarlates ; un rire débordant de plénitude, qui fait tout craquer dans une formidable explosion de joues et de ventres. Cela lui était payé jadis cinquante francs par semaine par l'éditeur N...

Il y a trois ans N... avait fait faillite et avait été vendu. Un sieur X., acheta à la vente tous les clichés des dessins Lavrate et fait fortune avec depuis ce temps. De sorte qu'on ne demandait plus de nouveau à Lavrate, ces clichés suffisant à la vente ». De toute évidence, Lavrate ne percevait pas de nouveaux émoluments en cas de retirages de ses œuvres.

Le journal reproduit également la lettre de faire part : « Les amis de Monsieur Lavrate ont le regret de vous annoncer son décès survenu à Paris, mercredi 4 avril 1888. Lavrate était âgé de 57 ans. Ses obsèques civiles auront lieu au cimetière des Lilas, dimanche 8 avril... ». Melchior rapporte que sur le cercueil étaient entreposées diverses couronnes avec ces mentions : « Les amis de Lavrate », « Les Lilas à Lavrate », « Ses élèves à Lavrate ». Le dessinateur aurait donc enseigné le dessin. D'après Le Cri du peuple, 500 personnes assistent aux funérailles, le tout accompagné d'une fanfare. Dans certaines notes de surveillance, la police le dit peu apprécié de ses voisins, isolé…[3]

 

Postérité

Bien que La Croix associe le suicide de Lavrate à un net recul de l’anticléricalisme en France[4], le dessinateur disparu, ses gravures colorées ou non n’en continuent pas moins d’être diffusées, et ce, bien plus que pour la plupart des autres dessinateurs de presse, ce qui souligne l’originalité du « phénomène » Lavrate. Le dessinateur avait rencontré le succès au début des années 1880 dans un contexte très particulier : les républicains au pouvoir multiplient alors les coups portés à l’Eglise et engagent des réformes qui tournent notablement le dos au bonapartisme et à la République des ducs de Mac-Mahon. Les lois Ferry sur l’école visant tout particulièrement l’Eglise, s’inscrivent dans un contexte de dynamique militante et sociale d’une frange radicale sinon populaire trop heureuse de pouvoir enfin en découdre avec le clergé sans risquer amendes et prison. Dans ce contexte, les charges de Lavrate contre prêtres et moines sont les plus remarquées. A la fin du 19e siècle, dans le cadre d’un retournement de balancier dans l’affaire Dreyfus, une nouvelle vague anticléricale vise l’Eglise avec à sa tête notamment le président du Conseil Emile Combes. Des dizaines d’associations portées par des milliers de militants éclosent alors et s’emparent pour certaines de l’image dessinée comme vecteur propagandiste. L’éditeur Godfroy réédite à ce moment des dessins de Lavrate sous forme de placards de grande taille, d’enveloppes illustrées et de cartes postales, offerts comme prime d’abonnement par différents journaux anticléricaux et diffusées par La Calotte-Marseille (1899), La Lanterne, Le Combat Antireligieux Toulouse (1903), Le Flambeau de Besançon, Les Corbeaux, La Raison, Le Radical… La Lanterne le présente encore en 1904 comme « le grand caricaturiste anticlérical » et en 1909 comme « le célèbre dessinateur Lavrate », preuve que son nom reste bien connu vingt ans après sa mort[5]. En 1909, dans un article du Petit Parisien, un journaliste qui s’intéresse aux "caricaturistes" évoque Randon, « qui n'eut pas la mort tragique du caricaturiste Lavrate, qui alla se jeter dans la Seine, n'ayant plus que trois sous en poche [6]».

 

 

Le nom de Lavrate apparaît également dans des chroniques littéraires ou théâtrales, son style permettant de caractériser une forme d’exagération et de trivialité dans la caractérisation de personnages ou de scénettes cocasses. Ainsi le quotidien Le Matin du 20 septembre 1894, qui rend compte d’une pièce de Sardou, étrille « la caricature du paysan, violente et hors nature, [qui] fait penser aux énormes images campagnardes de Lavrate ». Le 10 avril 1900 Gill Blass évoque une « scène à la Lavrate qui se joue, une grosse et suante procession, ridicule et grotesque, étonnante par la lourdeur des gestes et des phrases, des allures et des caresses, et énorme en ce que, malgré soi, l'on guigne le bedon de l'épousée, que l'on s'attend à vous s'enfler comme une citrouille... ».

Cette postérité des œuvres de Lavrate s’explique par le contexte politique assurément, mais également par ce style si spécifique. Depuis Daumier, le dessin de presse français reste la plupart du temps empreint de classicisme, la caricature s’inscrivant dans la traditionnelle quête du beau idéale, soit dans la représentation des corps, soit par le truchement d’un style raffiné. Lavrate rejette ces canons artistiques, optant pour un trait épuré et relâché, mais surtout opte pour une représentation des visages particulièrement atypique souvent proche de la vulgarité : visage bosselés et sans crânes, mâchoires prognathes, faces riantes et bouches ouvertes, corps désarticulés, effets de perspective rudimentaires, etc. On comprend qu’il ait pu passer pour un mauvais dessinateur pour les uns, et pour un artiste talentueux au yeux de quelques autres, sensibles à cet expressionnisme populaire, au caractère facétieux, grotesque et peu raffiné de son travail.

Un dessinateur qu’il n’est pas inintéressant aujourd’hui de redécouvrir…

Guillaume Doizy

 

 


[1] SNR-3 (LAVRATE, E.), BNF, Cabinet des Estampes, Richelieu.

[2] Les photographies de Charles Ségoffin d’après des caricatures d’Edmond Lavrate au musée des Beaux-Arts de Reims, par Eugenia DELL'AIUTO, stagiaire au département de la conservation et de la recherche, diplômée de Master 2 de l'Ecole du Louvre, sd.

[3] Pref de police de Paris, Dossier BA 1144

[4] La Croix, 13 juin 1889.

[5] La Lanterne, 17 novembre 1904 et 17 octobre 1909.

[6] Le Petit Parisien, 24 06 1909.

 

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