Article tiré du recueil "Femmes en guerre" (Lemaire et Doizy dir.), Musée du Vermandois, 2023.

Le Moyen-Âge européen hérite des traditions gréco-latines antiques, dans lesquelles les Beaux-Arts donnent la part belle à l’allégorie qui permet notamment de personnifier de grandes idées ou des sentiments. C’est tout naturellement que les imagiers de la Renaissance vont incarner les frictions entre pouvoirs régionaux puis bientôt « nationaux » au travers de figures animalières qui, par leur stabilité dans le temps, offrent une garantie d’interprétation, le visage des monarques étrangers demeurant trop peu connu.
Si les allégories « nationales » ont d’abord emprunté au bestiaire et perdureront pour certaines sous cette forme, comme l’ours russe ou le coq français, les anthropomorphisations ne sont pas en reste avec les allégories des quatre coins du monde. La première anthropomorphisation moderne et durable d’un pays s’opère dans l’Angleterre du 18e siècle avec une allégorie masculine, John Bull. En France et en Allemagne, Marianne et Germania vont s’imposer au siècle suivant à des rythmes néanmoins différents. Les tensions récurrentes entre les deux pays en font un « couple » imaginaire incontournable.

Allégories à foison
Le dessin de presse, qui émerge au 19e siècle en Europe et se diffuse aux quatre coins du monde par la colonisation, reprend à son compte cette tradition allégorique pour qualifier et disqualifier les nations en devenir. L’image satirique a en effet ses impératifs : évoquer en peu de signes des questions complexes, mettre en scène des situations qui engagent des forces politiques et sociales plurielles, nécessitant un travail de décryptage ardu de la part du lecteur. Ainsi, pendant longtemps, les gravures volantes se sont-elles accompagnées de fortes légendes explicatives, sinon de phylactères permettant de prêter la parole aux personnages dessinés. Pour le caricaturiste, incarner un pays n’est pas chose simple, sauf à le désigner par son nom. Par leur stabilité et leur récurrence, les symboles permettent d’éviter les incompréhensions.
Dès les années 1830 en France et quelques années plus tard en Allemagne, le dessin de presse naissant, les feuilles volantes qui perdurent et la presse satirique qui s’impose, appuient leur rhétorique sur l’allégorie. Il faut dire que l’image polémique est alors affaire d’un public restreint, aisé et lettré, le coût de la caricature, quelle que soit sa forme de diffusion, restant élevé. Les dessinateurs sont alors pétris de culture classique à l’image du reste des élites. Tout au long du siècle, des concepts comme « la vérité », « le suffrage universel », « la raison », « la guerre », « la paix », « la liberté », « la censure », « la constitution », « la franc-maçonnerie », « la Commune », etc. vont trouver dans la silhouette féminine matière à s’incarner.
Les identités nationales ne sont pas en reste : les frictions entre nations sont nombreuses au 19e siècle. Chaque conflit impose au dessinateur ses codes, à commencer par l’identification des pays qui se font face. La caricature dispose de quelques recettes : le soldat, identifié par son uniforme caractéristique ; le nom du pays, disposé sur une carte géographique au sol ; enfin, procédé largement répandu, une allégorie féminine vêtue d’habits « traditionnels » ou accompagnée d’attributs stéréotypés.
En France, l’allégorie au bonnet phrygien va largement s’imposer, bien plus que Germania en Allemagne. Tirée de l’antiquité romaine, l’allégorie de la liberté coiffée de rouge et qui renvoie à l’affranchissement des esclaves, porte une riche symbolique, abondamment explorée par l’historien Maurice Agulhon dans une trilogie qui a fait date1. Ce concept de liberté, si cher à la Révolution française, va être fusionné par les révolutionnaires avec l’idée d’un régime politique, la République. Une fois les régimes monarchistes et bonapartistes relégués aux oubliettes de l’histoire, la République triomphe en se confondant dorénavant avec l’identité nationale. Liberté, République, France, voilà les trois principaux visages de Marianne, qui en compte beaucoup plus en fait, car chaque sensibilité politique dans l’hexagone va s’approprier l’allégorie et la caractériser selon ses objectifs : les communards ou l’extrême gauche habillent intégralement l’allégorie de rouge et l’affublent d’un drapeau de même couleur pour l’identifier à la révolution sociale, tandis qu’à l’extrême droite on troque le bonnet phrygien pour une couronne végétale ou un pseudo casque celte à ailettes, le blanc de la tunique renvoyant à la monarchie.

Germania en Allemagne ne rencontre pas un tel succès, bien qu’historiquement plus ancienne. Cette personnification féminine de la Germanie émerge en effet dès l’Empire romain, mais c’est surtout à la fin du 19e siècle, après l’unification de la Prusse, qu’elle connaît une plus grande notoriété. Le fameux monument dit de Niederwalddenkmal, avec sa Germania colossale (plus de 12 m de haut), symbolise la puissance allemande et l’Empire, autant que la victoire de la Prusse sur la France en 1871. Terminé en 1883, il donne à l’allégorie un caractère enfin populaire et fixe certains de ses attributs dans les représentations, des éléments bien utiles pour les dessinateurs de presse.
De sa main droite, elle présente au monde la couronne impériale allemande entourée de lauriers, tandis que la main gauche tient l’épée dirigée vers le sol, autour de laquelle s’enroulent des feuilles de laurier, symboles antiques de la victoire. Germania, cheveux longs au vent, porte une couronne de chêne, attribut germanique. Elle est vêtue d’une toge complexe qui combine éléments d’apparat, bestiaire traditionnel, pierres précieuses et cuirasse gravée de l'aigle impérial.

Un traitement différencié
Les deux allégories ne sont donc pas à égalité : Marianne est omniprésente dans la vie politique (en France), Germania plus discrète, en Allemagne. La première est systématiquement invoquée par le dessin de presse politique (des deux côtés du Rhin), la seconde l’est beaucoup moins, le défaut de polysémie expliquant en partie cette rareté. La stabilité politique en Allemagne permet d’incarner le pays et le régime au travers de quelques grandes figures comme Bismarck puis Guillaume II. A contrario, en France, la valse des présidents du Conseil et la minoration des pouvoirs attribués au président de la République imposent Marianne comme une évidence.
On peut souligner un parallèle : les dessinateurs français et allemands multiplient l’allégorie au bonnet phrygien pour évoquer la France et sa vie politique tumultueuse. Quant à l’allégorie de l’Allemagne, dans l’image satirique des deux côtés du Rhin, elle est largement concurrencée par la figure du soldat allemand et également de ces deux monstres politiques que sont Bismarck et Guillaume II. Même après 1883, Germania reste numériquement faible par rapport à Marianne dans le dessin de presse, en France comme en Allemagne.
Le traitement de l’allégorie adverse s’explique autant par la nature même de l’incarnation et de ses limites, que par le rapport de force entre les deux pays. Dans le dessin satirique allemand, Marianne incarne une forme de France républicaine sage, environnée de politiciens inconstants et problématiques. Quand les dessinateurs français ciblent l’Allemagne au travers de Bismarck, Guillaume II ou Germania, c’est avec l’hostilité et la rage des perdants de 1870-71, en soulignant très souvent le caractère militarisé de l’Allemagne. (

Ill 001 : Nérac, « Les gémeaux - Frères siamois de la destruction », Les Signes du zodiac n° 5, vers 1871.

Ainsi, les dirigeants ou symboles allemands font-ils l’objet d’un criblage caricatural bien plus radical et dépréciatif, que les Marianne françaises sous le stylet des dessinateurs outre Rhin, un phénomène qui va perdurer et s’accentuer pendant la Grande Guerre.

Le conflit et sa traduction dessinée
Juillet-août 1914, la guerre éclate et confronte durablement la France et l’Allemagne. Après une période de désorganisation générale de l’économie, le quotidien reprend ses droits, et avec lui, le dessin de presse qui a connu son âge d’or à la Belle Époque et bénéficie d’une réévaluation dans les imaginaires : en effet, après une période de doute sur l’opportunité de recourir à l’humour dans un tel moment de crise, on attribue à la caricature de nouvelles fonctions : galvaniser les troupes et détruire l’adversaire comme le feraient des canons.
Cartes postales, vignettes, journaux satiriques, feuilles volantes puis affiches illustrées, la guerre produit son innombrable flot d’images satiriques. Mais contrairement à une idée reçue, l’iconographie de cette période n’est pas si homogène qu’on veut bien le dire. En fonction des supports et des mois qui passent, les thématiques et la tonalité des images évoluent plus ou moins, avec une tendance à la diversification. Au début du conflit, les images semblent toutes tendues vers un seul et même objectif : accabler l’ennemi et souligner sa responsabilité dans le drame qui se joue ; valoriser son propre camp au détriment de l’adversaire dans un jeu profondément binaire et manichéen. Enfin, dans les premiers mois du conflit, l’invasion de la Belgique et d’une partie de la France par les troupes allemandes va produire, côté Allemand un sentiment de supériorité militaire et côté Alliés, une multitude de récits de sévices vécus par des civils, hommes, femmes et enfants compris.
L’iconographie française et allemande se ressent de ces contextes très différents, les autorités outre Rhin ayant par ailleurs tendance à prôner une forme de modération dans les images, contrairement à leurs homologues hexagonaux. Résultat, la caricature en France se montre très virulente, dépeignant l’Allemagne sous les traits de la barbarie, de la couardise, de la perversion inhumaine. (ill. 2) L’Allemagne se contente d’affirmer sa supériorité dans les images, de croire en son destin, censé lui permettre de bientôt célébrer sa victoire à Paris.


Ill 002 : Lucien Métivet (1863-1932), La Baïonnette, 18/4/1918.

Dans l’iconographie soumise au contrôle de l’armée impériale du Kaiser Guillaume, Marianne est principalement moquée pour sa soumission à l’Angleterre. Elle apparaît donc sous les traits d’une femme parfois sexualisée, mais surtout faible, soumise, gracile et en apparence fort peu dangereuse, les dessinateurs concentrant leurs flèches sur l’Angleterre.
A contrario, le dessin de presse français multiplie les soldats allemands, les Guillaume II ou les Germania monstrueux.ses, sanguinolent.e.s, déformant les mâchoires et les corps, inondant les images de couleur rouge, jouant sur le contraste entre la morgue des bourreaux et la fragilité des petites victimes civiles. Soulignons un fait important : les dessinateurs en France ciblent proportionnellement Guillaume II dix-sept fois plus souvent que Germania. Si certaines allégories de l’Allemagne ont droit aux honneurs des couvertures de la presse satirique, Guillaume II reste la cible principale de la haine française.
Cela ne signifie nullement que Germania bénéficie d’un traitement de faveur. Son enlaidissement confine au monstrueux. Sa puissance destructrice et sa responsabilité mortifère ne le cèdent en rien aux accusations portées par la caricature contre Guillaume II. Dans la presse satirique Allemande, le rapport est plus équilibré entre Marianne et le président de la République Poincaré par exemple, au profit de la première. Il faut dire que le soldat Guillaume II dispose déjà d’une énorme notoriété internationale avant la Guerre, contrairement au civil Poincaré. 


Ill 003 : Olaf Gudbranson (1873-1958), « Die arme Marianne », Simplicissimus, 19/2/1916.

La question du genre
Dans un monde dominé par les hommes, on peut s’interroger sur les mécanismes qui ont poussé à la généralisation des allégories féminines, allégories d’autant plus étonnantes qu’elles jouissent d’une masculinisation parfois très poussée. Ainsi, sous le stylet des dessinateurs du 19e siècle et face aux forces politiques qui l’assaillent, Marianne se fait puissante, surdimensionnée et dominatrice4. Elle écrase ses adversaires lilliputiens qui sont tous des hommes. Soit ils incarnent des types sociaux, comme l’ouvrier, le curé (pour l’Église catholique) ou encore le bourgeois, soit il s’agit de personnalités politiques connues : chefs de l’exécutif, généraux, élus, financiers, souverains, etc.
En ce dix-neuvième siècle patriarcal, la caricature politique introduit donc dans le petit théâtre satirique qui reflète des antagonismes bien réels, une figure féminine qui peut sembler jouer le rôle de cheval de Troie. On remarque néanmoins que toutes les Marianne ne bénéficient pas de cette réévaluation par le masculin. En effet, l’extrême droite préfère les allégories françaises sages et hiératiques, aux Marianne combattantes et donc viriles de l’extrême gauche. Comme si, au travers de leurs allégories respectives, les dessinateurs politiques traduisaient en creux leur propre vision de la femme et des stéréotypes qui lui sont associés. De ce point de vue, l’extrême gauche valoriserait une forme d’émancipation féminine par l’action, sans pour autant s’empêcher une forte sexualisation, et donc une objectisation des femmes.
On peut suggérer une hypothèse pour expliquer le succès de ces figures féminines dans la caricature. Dans ce double satirique du réel qu’est l’image satirique, l’allégorie se distingue au premier coup d’œil du monde politique dans lequel elle évolue. D’une certaine manière, elle n’a pas besoin de visage pour être reconnue puisqu’elle se caractérise par des attributs, alors que les figures de la vie politique et sociale vont être identifiées en priorité par les traits de leur visage. L’allégorie incarne de grandes idées, un régime, des émotions éventuellement, qui se distinguent évidemment profondément d’un monde politique centré sur les personnalités. Au masculin, le réel, au féminin, le symbolique.
Cette présence du féminin dans la caricature rencontre néanmoins des limites. En effet, si la Grande Guerre pousse à son paroxysme la caricature de l’adversaire, introduisant les Marianne et les Germania sur le champ de bataille, dans un univers strictement masculin, comme l’est d’ailleurs l’arène politique, la virilisation des allégories bellicistes nationales n’est pas totale, loin s’en faut. Si Marianne et Germania incarnent entre 1914 et 1918 la nation en armes, elles sont elles-mêmes uniquement affublées de traditionnelles et anachroniques épées, l’armement industriel qui caractérise si fortement ce premier conflit mondial leur étant refusé. Cet interdit doit être mis en regard des dizaines d’images de guerre côté français, qui ont mis dans les mains de bébés identifiés garçons des fusils très réalistes5, tout en leur prêtant d’évidentes intentions homicides pour faire « comme papa » et tuer « des boches ». Lorsqu’elles évoluent dans un univers militaire, les allégories en guerre conservent un rôle passif concernant l’armement : « aux côtés » des armes, elles ne sont pas engagées dans leur manipulation, contrairement à l’artilleur par exemple. Elles peuvent être représentées debout ou assises à proximité de canons, mais sans que rien n’indique une participation active à leur utilisation.
Le vêtement des allégories reste, tout au long du conflit, parfaitement genré. Sur plus de cinq cents Marianne et Germania repérées dans l’iconographie satirique française et allemande, deux seulement portent le pantalon. Bien que les allégories puissent arborer – mais très exceptionnellement - les couleurs de l’uniforme national et incorporer certaines de ses caractéristiques, la robe ou la jupe restent de rigueur et constituent un des principaux marqueurs de la division genrée. Même à proximité du front ou de généraux, l’allégorie nationale ne porte jamais le pantalon. On peut faire le même constat pour la coupe de cheveux : les militaires arborent systématiquement des cheveux courts, les deux allégories les portent longs, mi-longs et en tous cas toujours visibles sous le couvre-chef (bonnet phrygien ou casque).
Au-delà de la haine de guerre véhiculée par la caricature en temps de conflit armé, l’analyse de la représentation des allégories nationales révèle d’abord combien la caricature reste en toute circonstance un support privilégié, bien qu’inconscient, des hiérarchies et des stéréotypes de genre. L’omniprésence de l’allégorie féminine n’équivaut en rien à un désir d’égalitarisme des genres ni même à l’incorporation d’une fraction de féminin dans l’univers viriliste de la Grande Guerre.

Guillaume Doizy

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