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Dessin de Lucien Emery, Le Cri-Cri, 2/9/1905.


Par Guillaume Doizy

Article paru dans Graines d'Histoire n°21, avril 2004, p. 13-23.

C’est dans les années 1830 , sous le règne de Louis-Philippe, malgré une loi sur la presse plutôt draconienne, que la caricature de presse prend son essor en France, avec des dessinateurs comme Daumier et Grandville, et des journaux comme La Caricature et Le Charivari. Mais il faut attendre 1901 pour voir apparaître dans la presse de l’Aisne le premier dessin politique. Son auteur, un certain Jehan Chanteclair, a fait ses premières armes à Paris.
Un dessin qui fait scandale
Début 1903, à la veille des élections sénatoriales du 4 janvier, un scandale éclate dans la presse de Saint-Quentin. Dans son édition du 3 janvier, le quotidien Le Guetteur dénonce sous le titre « Procès de presse annoncés », « un dessin des plus inconvenants, et contre lequel protesteront tous les honnêtes gens… ». Ce dessin « ne peut être que l’œuvre d’individualités livrées au cléricalisme, au jésuitisme… ». Rien de moins.
Le lendemain, Le Journal de Saint-Quentin jubile en se moquant du ton outré de son confrère et publie « le corps du délit ». Il s’agit d’une caricature signée « Jehan Chanteclair », qui, pour le quotidien, « a l’avantage d’être fort bien dessinée ». Elle est intitulée « 1902-Visites sénatoriales ». Le sénateur Henri Malézieux y est montré en habit, adressant indistinctement un bulletin de vote à deux électeurs de deux couleurs politiques différentes, un libéral (de droite) et un radical-socialiste (gauche). Le grand écart politique pour ce sénateur qui dit, selon la légende, être « de tout cœur avec tout le monde !... ».
Le scandale vient en fait de Chauny, puisque c’est en « une » du Réveil de l’Aisne qu’a d’abord été publiée cette image satirique. Ce journal de droite qui parait trois fois par semaine a annoncé le 20 décembre par un « avis » son intention historique : « A l’occasion des Fêtes de Noël et du jour de l’An, les numéros du Réveil de l’Aisne, des mardis 24 et 31 décembre, paraitront avec un grand dessin caricatural en première page. Ces dessins humoristiques pleins de verve et d’esprit, que ne désavouerait pas Forain, le célèbre artiste qui éleva si haut l’art de la caricature, obtiendront sûrement auprès de nos lecteurs un immense et légitime succès ».

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Dessin de Lucien Emery, Le Réveil de l'Aisne, 1902.


Louis Decroix, le directeur du journal, engage d’ailleurs « les personnes désireuses de collectionner ces numéros si magistralement illustrés, à se les procurer dès leur apparition, chez nos dépositaires car malgré la probabilité d’une vente considérable, nous n’augmenterons pas sensiblement nos tirages » (1)
Une première dans l’Aisne
Pour la presse de l’Aisne, il s’agit bien d’une première qui explique en partie la polémique naissante. Dans la presse nationale en revanche, voilà plusieurs décennies que, grâce aux progrès de l’imprimerie et aux possibilités légales permises par la loi de 1881 sur la presse, les illustrations ont envahit les journaux.
Certains hebdomadaires se sont même spécialisés dans l’image, qu’elle soit caricaturale ou non. Des dizaines de titres recourent à l’illustration, en couleur ou en noir et blanc, et multiplient les suppléments illustrés. Certains quotidiens « sérieux » comme La Nation ou La Croix parent même leur « une » de caricatures politiques, souvent hélas antisémites, dès la fin des années 1880. Le Figaro profitera pendant plusieurs années des talents du célèbre caricaturiste Forain par exemple. Comme le constate Laurent Gervereau, historien de l’image, « la novation essentielle des trente dernières années du XIXe siècle consiste dans la large diffusion d’images sous forme de gravures, de cartes postales, d’ouvrages et de presse illustrés, faisant même parler de siècle de l’image ». (2)
Les grandes villes du pays en dehors de Paris, affichent aussi parfois leurs journaux satiriques illustrés, comme Bordeaux avec Le Don Quichotte de Gilbert-Martin par exemple, dès 1874, ou Lyon avec La Comédie Politique. Au Havre, La Cloche illustrée comprenant des dessins d’Albert René, notamment, se publie dès 1885 et changera de sensibilité politique au fil des années. Marseille voit naître un journal anticlérical illustré à vocation régionale, dès 1897, avec le nom de La Calotte

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Dessin de Lucien Emery, Le Réveil de l'Aisne, 1903.


Mais la province « reculée », celle dont les villes ne dépassent pas la cinquantaine de milliers d’habitants, accuse un retard important alors qu’y règne une presse locale particulièrement dynamique et nombreuse, mais sans illustration. Dans l’Aisne, au tout début du XXe siècle, les journaux tentent bien de temps en temps d’égayer leurs couvertures de quelques portraits de personnalités. Mais ces gravures de mauvaise qualité sont très mal imprimées, les clichés photographiques exceptionnels par leur fréquence mais toujours très grossièrement tramés sont souvent si sombres qu’il faut croire la légende sur parole ! La caricature qui s’attaque aux notables du département que publie Le Réveil de l’Aisne provoque donc un choc en premier lieu du fait de sa totale nouveauté dans la presse locale.
Succès rime avec procès
Le succès est au rendez-vous, puisqu’à l’occasion de la parution du second « grand dessin caricatural signé Jehan Chanteclair », et comme « ce dessin, intéressant tout le département, obtiendra un succès considérable », le journal annonce : « nous doublerons notre tirage ». (3)
Un des objectifs et donc atteint : trouver un nouveau public par l’utilisation de la puissance séductrice et polémique de l’image. La caricature politique du dimanche remporte un vif succès. En témoigne l’évolution du tirage du Réveil de l’Aisne qui passe de 900 en 1902 à 1700 l’année suvante. En outre, après un an de publication régulière de ces dessins en couverture, Le Réveil édite et met en vente un « splendide album des dessins de Jehan Chanteclair » (4). L’expérience sera renouvelée l’année suivante malgré un changement de direction en mai 1903 lorsque Louis Decroix cède la place à un nouveau rédacteur en chef, Eugène Dupont.

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Exemple d'une couverture du Réveil de l'Aisne avec un dessin de Lucien Emery, 9/11/1902.


Decroix atteint très vite un second objectif. En utilisant la puissance évocatrice du dessin qui impose au lecteur « la plus puissante vérité », le journal suscite la colère de ses adversaires. En témoignent la polémique naissante et… rapidement les procès mettant en cause les dessins eux-mêmes.
Un dessin suggestif
Le 5 décembre 1902, Le Réveil de l’Aisne est contraint de modifier sa « une ». A la place de l’article leader habituel, le journal reproduit le rendu du jugement que le condamné a obligation de publier : « Attendu qu’à la date du 3 août dernier en le faisant accompagner d’un dessin éminemment suggestif, intitulé « Manœuvre électorale », Decroix a publié en tête du Réveil de Chauny […] un article commençant par ces mots : « M. Noël tire des plans, grâce à l’intervention éhontée… », le demandeur, candidat à une élection législative, est représenté comme n’ayant pas la même façon de comprendre que les honnêtes gens, comme affaissé moralement, qu’il est traité de candidat dreyfusard, d’agenouillé du pouvoir… […] attendu que ces expressions sont éminemment outrageantes et méprisantes […] que le dessin dont il est parlé ci-dessus, qui représente le demandeur comme asistant, satisfait et narquois, à l’arrestation d’ouvriers grévistes d’Ourscamp, caractérise et accentue encore la porté [de] l’article […] déclare Decroix coupable de délits de diffamation et injures publiques, le condamne à cent cinquante francs d’amende… ».

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Le dessin n’est pas considéré comme une forme d’espression autonome. Son rôle est de renforcer l’écrit, principalement mis en cause ici. Ainsi s’explique le fait que le dessinateur ne soit pas cité à comparaître, son nom n’étant même pas mentionné. Il est clair néanmoins que la caricature par sa mise en scène et son impact justifie aux yeux du juge la diffamation.
Blique est-il un pochard ?
En 1905, l’auteur des caricatures est cependant nommément mis en cause et condamné, tout comme le propriétaire du journal, lorsque Le Cri-Cri de Saint-Quentin, hebdomadaire en couleur spécialisé dans la satire politique locale, s’attaque à M. Blique, rédacteur de La Tribune de l’Aisne, journal radical de la ville de Laon. La caricature intitulée « Noctunre » (5) signée « J. Ch. » pour Jehan Chanteclair, montre un gros homme, une bouteille à la main, titubant sous la lune place de l’hôtel de ville à Laon et s’adressant confusément à la statue du Maréchal Serrurier, qu’il traite alors de « sal’réac de Maréchal de France »…
Malgré l’habitude du ton polémique et souvent injurieux de la presse d’alors, la victime attaque Le Cri-Cri en diffamation en réclamant 10 000 francs de « dommages-intérêts pour le préjudice à lui causé dans son honneur ». En fait, M. Blique ne supporte pas d’avoir été représenté en « pochard », rapporte le quotidien Le Journal de Saint-Quentin (6). Le jugement rendu le 3 novembre 1905 par le Tribunal correctionnel de Saint-Quentin est publié par la presse et notamment par Le Cri-Cri, condamné pour diffamation. Il y est notamment indiqué que M. Blique « actionne Emery, auteur du dessin signé des initiales de son nom d’artiste : Jehan Chanteclair… » (7).

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Dessin de Lucien Emery paru dans La Libre parole illustrée.


Le tribunal le condamne à 100 francs d’amende. Mais Le Cri-Cri mis en cause ne s’en arrête pas là : pour consoler Blique de ne pas avoir obtenu la somme demandée, il lance une souscription avec chaque semaine un nouveau dessin d’Emery qui montre un porte-monnaie qui a bien du mal à se remplir…
Où Chanteclair devient Emery
Le Journal de Saint-Quentin précise qu’il s’agit de « Lucien Charles Alphonse Emery, artiste peintre demeurant à Chauny » (8). Et en effet, les annuaires de l’Aisne du début du XXe siècle signalent la présence de ce Lucien Emery à partir de 1903 à Chauny, rue Amédée Evrard. Il apparaît d’abord comme « dessinateur », puis en 1910 comme « imprimeur-lithographe ».
Lucien Emery nait le 31 octobre 1874 à Marest-Dampcourts, un petit village situé au bord de l’Oise, non loin de Chauny. La famille Emery s’installe quelques années plus tard à Abbécourt qui compte environ six cent habitants et où Lucien vivra jusqu’à son mariage en 1901. Le déménagement permet aux Emery de se rapprocher de Chauny, ville où travaille le père, Louis Charles Emery, ouvrier à la glacerie de Chauny qui dépend de la célèbre fabrique de glaces de Saint-Gobain, une entreprise longtemps dirigée par Ferdinand de Lesseps, et considérée comme offrant les meilleurs salaires de la région.
Le jeune Lucien semble naturellement doué pour le dessin. Il se retrouve en 1894 élève, à Paris, du caricaturiste Emile Courtet-Cohl, qui a eu lui-même pour maître André Gill. Courtet-Cohl travaille alors pour la revue antisémite La Libre parole illustrée de Drumont. Il place bientôt les premières caricatures de son élève qui signe « J. Chanteclair » d’abord en dernière page du journal de Drumont. Quelques mois suffisent pour que le jeune dessinateur qui réalise de rapides progrès fournisse, toujours par son intermédiaire pendant deux années seulement interrompues par son service militaire, les « unes » à la place de son maître.

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Seul dessin original conservé (Société académique de Saint-Quentin) de Lucien Emery, 1903.


Après une pause d’un an sous les drapeaux (9), nous retrouvons sa signature à La Libre parole illustrée puis, après la faillite de ce titre fin 1897, à L’Image pour rire. Ses dessins sont toujours placés par son maître Emile Courtet-Cohl, comme l’indiquent les archives familiales de ce dernier. Fin 1898, les deux hommes semblent se brouiller.
Retour au pays natal
A partir de cette date, Emery tente une carrière artistique dans son département d’origine. Le Journal de Chauny du 20 août 1899, sous la plume de son rédacteur en chef Eugène Dupont publie plusieurs articles dithyrambiques expliquant que « M. Lucien Emery, un jeune artiste de Chauny, vient de composer et expose en ce moment dans la salle des fêtes de l’Hôtel de Ville [de Laon], un grand panneau allégorique destiné à glorifier l’héroïsme des trois instituteurs et des défenseurs de la citadelle de 1870 ». Cette allégorie patriotique est présentée lors de l’inauguration officielle de la statue des Trois Instituteurs où sont présents notables départementaux et ministres. Le « tableau de M. Lucien Emery représentant la ville de Laon couronnant ses héros de l’Aisne attire tous les regards » écrit le journaliste qui tire ses informations du Journal de l’Aisne.
Emery multiplie les essais de peinture. En effet, ce « professeur de dessin à Chauny » expose et montre « son talent (…) à la devanture de M. Drapier, marchand de meubles où le jeune artiste expose quelques œuvres intéressantes », un Trimardeur, des natures mortes mais aussi Le Colloque du roi Henry IV et du vacher Tout-Le-Monde qui représente un épisode de l’histoire de la ville.
Aller-retour Paris-Chauny
L’année suivante, en 1900, ne trouvant pas écho à son talent dans l’Aisne, l’artiste déçu parvient à placer ses illustrations dans la presse d’humour parisienne. Pendant plusieurs années il collabore à La Risette (1900-1901), au Sourire, au Frou-Frou (1900-1902), au Pêle-Mêle (1901), au Gavroche (1901-1902) au Bon Vivant (1902), etc.
Le jeune dessinateur navigue entre Paris et l’Aisne et peut à loisir comparer ces deux univers presqu’antagonistes en terme d’hygiène, mais aussi de culture. Il se moque volontiers de ses concitoyens, sans-grade ignorants et mal mis, mais aussi petits-bourgeois imbus d’eux-mêmes lorsque les voilà prêts à acheter une œuvre d’art ou encore au volant de ce nouveau moyen de locomotion réservé à l’élite : l’automobile !
Dans un numéro de L’Assiette au Beurre de 1903, il montre les difficultés que rencontre l’instituteur de la République à la campagne, en butte aux sermons hostiles du curé, aux tracasseries du secrétaire de mairie, aux jalousies des commerçants, et faisant classe chez les paysans à des enfants dissipés mais sous le regard attentif… de la vache qui rumine dans un coin de l’étable !
En 1901, après son mariage avec Anna Ponchaux, fille d’une propriétaire d’une tannerie de Chauny, Lucien Emery fait une rencontre décisive. Comme on l’a vu, Louis Decroix, le directeur du Réveil de l’Aisne, s’intéresse aux talents du jeune dessinateur et décide de publier une caricature politique hebdomadaire dans son journal, suscitant rapidement le scandale. C’est ainsi que Lucien Emery devient le premier dessinateur de presse de l’Aisne.
Paur Doumer tête de Turc
Dans cette feuille de droite, le caricaturiste s’attache, régulièrement pendant trois ans, à brocarder le milieu politique local et départemental, principalement les radicaux et les radicaux-socialistes, certains conseilles municipaux, des députés, des conseillers généraux, des sénateurs, mais aussi le préfet, des publicistes, des enseignants ou des membres des comités électoraux, etc. Il se rit par exemple du conseiller municipal Barnit à l’origine d’un projet de morgue à Chauny qui n’aboutira jamais, mais aussi du « Bon juge » Magnaud de Château-Thierry représenté plusieurs fois en statue assis ou marchant sur son Code.
Il fustige les principaux candidats de gauche à la députation du département. Il fait notamment de l’ambitieux Doumer (plusieurs dizaines de caricatures) une de ses cibles préférées, le montrant tantôt naviguant sur une frêle embarcation en provenance d’Indochine (il a été Gouverneur général de l'Indochine de 1897 à 1902) poussé par quelques séraphins de son comité électoral mais tout de même tiré par trois canards, tantôt montant sur les épaules de tel ou tel pour lui prendre sa place pour finalement trôner sur son « pot… de chambre » (des députés) en suscitant la risée.
Le dessinateur attaque aussi les élites nationales. Il caricature le président du Conseil Waldeck-Rousseau en évêque qui écoute en confession le préfet du département ; Combes animalisé en sanglier et traqué dans les marais parlementaires lors d’une chasse à courre par Doumer et ses amis à cheval, puis plus tard revigoré, se prenant pour Napoléon. A leur tour, le ministre Pelletan (Marine), imbibé de Pernod, ou le général André (ministre de la Guerre) un œil au beurre noir mis en cause lors de l’Affaire des fiches, sont brocardés dans des satires virulentes. C’est la « rentrée parlementaire » qui prend la forme du « Guignol de la Mère Marianne ». Contrairement à celles réalisées par ses confrères pariseins, ses caricatures « départementales » son fortement marquées par la ruralité. Emery recourt aux décors et aux activités de la campagne pour accabler ses cibles. Il utilise en fait un langage partagé par les lecteurs du département, alors que la satire de la grande presse nationale est beaucoup plus abstraite et remplie de références scientifiques, littéraires et historiques.
Par toute une série de caricatures d’une grande virulence, Emery organise même une véritable campagne de plusieurs semaines contre la mairie socialiste de Saint-Quentin et le journal La Défense nationale de Chauny, accusés de pousser les ouvriers à la grève tout en étant responsables de leur misère.
Un contexte favorable
La parution de ces images polémiques dans la presse de l’Aisne correspond à un contexte politique particulièrement favorable. En effet, les débuts de l’Affaire Dreyfus voient le camp des cléricaux, antisémites, réactionnaires et antirépublicains de tout poil reprendre l’initiative et parfois même un certain pouvoir de la rue. Le Journal de Saint-Quentin, quotidien local de référence, relaie par exemple la souscription lancée par les antidreyfusards intitulée « Monument Henry » à la mémoire du Colonel qui a fabriqué un faux contre Dreyfus et qui s’est – ou aurait été- suicidé lors de la révélation des faits (10).
Par réaction contre les menaces que représente l’agitation du camp anti-Dreyfus, le vote aux législatives de 1902 fait finalement triompher le « Bloc » des gauches. Le ministère Combes va, par sa politique contre les congrégations et l’Eglise, susciter une forte agitation politique, en province notamment où Combes trouve ses plus francs soutiens, et irriter tout particulièrement les républicains libéraux cléricaux… et leurs porte-parole comme Le Réveil de l’Aisne ou Le Cri-Cri.

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Dessin de Lucien Emery, Le Cri-Cri de Saint-Quentin, 1905.


La présence dans l’Aisne de Paul Doumer (11), ancien gouverneur d’Indochine qui vient se faire élire député dans la 1e circonscription de Laon et à qui l’ambition très forte donne une envergure nationale, « politise » et exacerbe plus encore la politique locale. En qualité de radical « de droite » qui s’oppose rapidement à Combes en visant la présidence de la Chambre et bien au-delà, Doumer apporte dans le département la virulence des luttes au sommet de l’Etat.
En outre, les élections se succèdent (législatives en 1902, sénatoriales en 1903, municipales l’année suivante…), elles entretiennent un fort climat de rivalités électorales et de polémiques au niveau local, départemental ou national. La province se politise d’autant plus depuis que le maire est élu par le conseil municipal et que le candidat à la députation ne peut se présenter que sur une unique circonscription.
Une presse combative
Dans l’Aisne, les centres industriels passent au radicalisme voire au socialisme comme la principale ville du département, Saint-Quentin, qui s’inscrit dès 1901 dans la vague du « socialisme municipal » dont l’essor date de 1892. L’émergence d’une classe ouvrière de plus en plus nombreuse et relativement combative s’accompagne d’un renforcement de ses organisations, malgré de fortes divisions. L’exacerbation des luttes ouvrières prend la forme de manifestations, de grèves nombreuses à Saint-Quentin, parfois durement réprimées, et de meetings, de réunions contradictoires, voire de congrès toujours plus nombreux où il est question de socialisme, de collectivisme, de retraites ouvrières ou de chômage. Les patrons répondent par des licenciements, le lock-out ou encore par une presse haineuse comme La Défense anticollectiviste, un journal ultranationaliste qui parait à Saint-Quentin en 1910-1911 et qui voit dans « Herr Jaurès » et les « socios » qui dirigent la municipalité des alliés objectifs de l’Allemagne !

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Exemple d'un dessin de Lucien Emery paru dans le journal socialiste Le Combat, 23/1/1909.


La première ville de l’Aisne est alors dominée par l’industrie textile. L’historien Jean-Marie Mayeur (12) voit dans la dureté des conditions de travail la raison pour laquelle les ouvriers de ce secteur forment un quart du dynamique Parti Ouvrier Français de Jules Guesde. De fait, dès la fin des années 1890 à Saint-Quentin se déploie le journal socialiste Le Combat dirigé par l’ouvrier typographe Léon Ringuier (qui utilisera à son tour les dessins de Lucien Emery) et dont le tirage dépasse les 5 000 exemplaires !
Les divisions du mouvement socialiste se reflètent dans l’émergence de journaux socialistes locaux concurrents comme l’Egalité en 1908 ou L’Aurore sociale en 1910 et 1911.
Un dessinateur réactionnaire ?
Comme nous l’avons vu, Lucien Emery a collaboré à la Libre parole illustrée, revue phare de l’antisémitisme de la période. A ce titre, même s’il « sous-traite » les caricatures pour Courtet-Cohl, il participe au développement de l’ignominieuse propagande de Drumont. Néanmoins, contrairement à d’autres dessinateurs qui persistent dans cette voie comme Forain par exemple, Lucien Emery ne fait pas partie du cercle antisémite.
On le retrouve à partir de 1901 à Chauny, à travailler pour la presse qui s’intéresse à la caricature, la presse de droite et cléricale. A Saint-Quentin, ses dessins paraissent dans Le Cri-Cri de même tendance.

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Dessin de Lucien Emery, L'Assiette au Beurre n° 116, 20/6/1903 (Les instituteurs).


Pour autant, dès 1905 il dessine pour L’Assiette au Beurre réputée anarchisante et anticléricale, des illustrations favorables à l’instituteur de la République. En 1904, le voilà qui travaille pour l’Echo soissonnais, journal radical-socialiste, puis à partir de 1905 et pour de nombreuses années, nous retrouvons sa signature dans Le Combat de Saint-Quentin, un hebdomadaire socialiste révolutionnaire dirigé par Léon Ringuier fils. Il réalise alors en plus de satires politiques anticléricales, des dessins d’humour, parfois avec des allusions politiques, mais cette fois pour la réclame, la publicité de l’époque, et principalement pour les magasins de chaussures Vatin et Savreux de Saint-Quentin.
Le dessinateur, et c’est une tendance générale de la profession alors, apparaît donc avant tout comme un opportuniste, un professionnel du dessin qui ne choisit pas la couleur politique du journal qui l’emploie.
Emery imprimeur
La situation de Lucien Emery reste précaire. Les journaux font faillite et, on l’a vu, les condamnations pour diffamation se multiplient alors qu’à Paris, les dessinateurs ne sont mis en cause que pour outrage aux bonnes mœurs. L’époque voit un fort développement de la demande en matière d’image et à partir de 1906, d’autres dessinateurs proposent leurs œuvres dans la région. La concurrence s’aiguise. Une agence de publicité se crée même bientôt à Saint-Quentin en 1907. Pour se donner des allures d’avant-garde, elle prend un nom anglo-saxon : « The Illustrated New Publicity ». On retrouve cette signature au bas des réclames parues dans la presse de la ville. Lucien Emery perd ses contrats. Comment réagir face à cette situation ?
Cherchant la stabilité, il fonde en 1908 une imprimerie à Chauny, ce qui lui permet d’ouvrir sa production graphique sur un marché en pleine expansion (13). Il se lance dans la conception et l’édition de catalogues commerciaux illustrés en couleur. Un dessinateur de presse est obligatoirement au fait d’une grande partie des questions d’imprimerie. Ainsi comprend-on mieux la réorientation professionnelle de Lucien Emery. En effet, les instruments graphiques qu’il choisit dépendent directement des techniques d’impression. Emery utilise pour ses illustrations toutes les possibilités offertes par la similigravure, notamment le grisé de la trame mécanique (que le dessinateur matérialise sur ses originaux par des zones colorées en bleu au crayon de couleur), mais aussi la technique du crachis qui permet de réaliser des dégradés vaporeux, de jouer avec les effets de « matière ».
Le dossier de demande de dommages de guerre déposé en 1918 par Lucien Emery nous fournit une somme inestimable de renseignements à propos de la progression fulgurante de son activité industrielle (14). L’illustrateur achète une première machine à imprimer en 1908 ; il en a douze (presses comprises) à la veille de la guerre. Il possède tout le matériel nécessaire à l’impression qu’elle soit typographique (pour les textes et les dessins au trait), lithographique, ou en similigravure pour les illustrations. Le clichage des dessins nécessite de maîtriser les techniques de la photogravure. C’est pourquoi l’atelier possède des chambres photographiques et tout le matériel de développement mais aussi son stock de sels d’argent, de fer, de cuivre, de l’acide nitrique, des acides divers, de l’étain, sans compter la matière en lingot pour clicherie et le bois de montage pour les stéréotypes.

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Dessin publicitaire politique pour une marque de chaussures (Savreux) avec les quatre candidats à l'élection présidentielle de 1913, Le Combat, 11/1/1913.


Une belle affaire
S’il achète avec sa femme une maison en 1902, Emery est en 1914 propriétaire de trois maisons cossues, dont une sert de bureaux et d’atelier. Sa maison d’habitation, la plus vaste, construire sur un étage, agrémentée d’un chauffage central et du gaz, comprend un « atelier d’artiste ».
En 1913, son chiffre d’affaire atteint les 700 000 francs. Il décide alors de s’agrandir et de faire construire de nouveaux locaux pour son imprimerie : un bâtiment industriel à l’organisation moderne. Les plans montrent une spécialisation importante de l’espace. Tout est réalisé sur place. Composition, impression, pliage, massicotage : les ouvriers ont à disposition des machines à piquer, perforer, etc. L’impression est réalisée par des hommes, le façonnage par une équipe féminine. Dans l’ancienne imprimerie se trouvait déjà le bureau du patron, celui du directeur, enfin le bureau des employés et l’atelier. La nouvelle imprimerie comprend aussi des espaces sanitaires et un vestiaire. Emery déclare la présence d’une cinquantaine de personne pour faire fonctionner son affaire à la veille de la guerre. Il s’agit donc d’une grosse affaire, « une des premières imprimeries de la région » pour l’édition de catalogues.
Notre imprimeur s’est spécialisé, selon un rapport d’expertise, dans « les travaux d’art (tirage en couleur de brochures et catalogues) ». Pour ce faire, « les dessins et clichés étaient en propre le cheval de bataille de cette industrie. Les dessins étaient conçus par M. Emery et couchés sur clichés en son atelier de photogravure. Les collections de clichés existant en 1914 étaient de choix » écrit un expert. Environ 6 000 de ces clichés seront totalement détruits par la guerre. Il s’agit de dessins « à usage industriel et commercial pour catalogues de mode, chaussures, chapellerie, lingerie, bonneterie, art de voyage, art de Paris, jouets, quincaillerie, meubles, cycles et autos et enfin de machines ». On le voit, notre caricaturiste a su s'adapter pour trouver des débouchés à son art !
A la veille de la guerre, l’imprimerie Emery réalise des catalogues dont certains atteignent 160 000 exemplaires ! L’un de ces catalogues, daté de 1909 qui présente des poêles Godin pour un revendeur situé à Versailles est d’une grande qualité d’impression notamment pour la couleur (15). Des trames très fines ont été utilisées pour atteindre une polychromie de dégradés particulièrement soignés.
C’est dans un périmètre très vaste qu’Emery va chercher sa clientèle. Il travaille pour des magasins de Châlons, Paris, Rouen, mais aussi Laval !
A Compiègne
Mais la guerre de 1914-1918 détruit ce bel ensemble, tout comme la ville de Chauny ravagée à 80%. Réinstallé à Compiègne où il passera le restant de sa vie, Lucien Emery reçoit après expertise un million de francs au titre des dommages de guerre. Il a pu créer une nouvelle imprimerie spécialisée dans les beaux livres tout en continuant à illustrer quelques ouvrages comme A la gloire de la terre, roman de Gabriel Maurière en 1928. Lucien Emery meurt à 91 ans en 1965.
Premier illustrateur de presse dans l’Aisne, Lucien Emery, par ses illustrations publicitaires (qui recourent souvent à la caricature) ou ses catalogues commerciaux en couleur a aussi accompagné l’importante évolution en matière de consommation de bien courants que l’image se doit maintenant de promouvoir. Avec ses dessins politiques ou publicitaires, le département de l’Aisne rentre dans l’ère de la modernité et de la communication. Mais l’âge d’or de l’illustration dessinée est éphémère dans le département, la photographie devenant le mode dominant de représentation après la Première Guerre mondiale.
La carrière chaotique de Lucien Emery reflète et accompagne de multiples mutations sociales, économiques et politiques du département. La virulence des tensions politiques ont favorisé l’utilisation de l’image polémique (caricature et dessin d’humour, voire plus exceptionnellement les premiers dessins de reportage) par la presse « locale » quand elle en avait les moyens. Les dessins de cet illustrateur de second rang qui aura partagé sa carrière entre Paris et l’Aisne en sont une preuve évidente.

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Notes
(1) Le Réveil de l’Aisne n°126, 20 décembre 1901.
(2) Gervereau Laurent, Les images qui mentent, Histoire du visuel au XXe siècle, Seuil, 2000, p. 38.
(3) Le Réveil de l’Aisne n°130, 29 décembre 1901.
(4) Exemplaires consultables à la BNF ou à la Société académique de Saint-Quentin (02)
(5) « Nocturne », dessin signé « J. Ch. », Le Cri-Cri de Saint-Quentin n°3, 17/09/1905.
(6) Le Journal de Saint-Quentin, 4/11/1905.
(7) Le Cri-Cri de Saint-Quentin n°11, 12/11/1905.
(8) Le Journal de Saint-Quentin, 4/11/1905.
(9) En tant qu’artiste, il est dispensé de faire les deux autres années, la durée du service militaire étant alors de trois ans.
(10) Quillard Pierre, Le Monument Henry, Liste des souscripteurs, Paris, 1899.
(11) Voir Chauvin Jacques, « Paul Doumer, le Président assassiné et l’Aisne », in Graines d’Histoire n°16, été 2002.
(12) Mayeur Jean-Marie, Les débuts de la Troisième République (1871-1898), Points-Histoire, 1973, p. 181.
(13) Selon Marc Martin (Trois siècles de publicité en France, Ed. Odile Jacob Histoire, 1992, p. 103), les dépenses globales en publicité commerciale en France en 1900 se répartissent ainsi : 40% dans la presses, 25% en affiches, 20% en catalogues et prospectus, et enfin 15% sous d’autres formes.
(14) Dossier de dommages de guerre, Arch. Dép. de l’Aisne, 15 R 784.
(15) Bibliothèque Forney, Paris.
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