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Dessin de Luz, Charlie Hebdo du 10 décembre 2008

Dessin de Delépine et Siné, Siné Hebdo du 10 décembre 2008


Au fil de notre analyse des semaines passées, nous avons tenté de dresser un portrait robot des « unes » de nos deux journaux satiriques nationaux en insistant sur les récurrences, les points communs et les différences. Nos canards rompent cette fois avec leurs habitudes (et les nôtres). Siné, après plusieurs mois d’indifférence, s’intéresse « enfin » à notre super président de la République, pour lui reprocher (de manière implicite, certes) la loi sur l’audiovisuel public discutée en ce moment au parlement. Alors que l’illustre dessinateur de Siné Massacre multipliait depuis des semaines les dessins satiriques d’actualité, tournant le dos à la caricature au sens strict en une de son journal, cette fois il produit une charge contre Sarkozy. Alors que le fond de couleur en aplat cerné d’une marge blanche semblait devenir au fil des semaines une marque de fabrique, ce mercredi 10 décembre un fond perdu blanc immaculé offrant une grande respiration visuelle permet de mettre en valeur divers éléments sur la page : le nom du journal, le titre du dessin et le dessin lui-même. Alors que Siné Hebdo se démarquait de son vieux rival par une « une » de laquelle étaient exclues les « accroches » intéressant le lecteur sur le contenu rédactionnel du journal, divers éléments textuels apparaissent au-dessus du logo.

Que d’innovations ! Mais pour quelle durée de vie ? (on se souvient de la multiplication des pavés de couleur pour mettre en valeur certains textes ou même des images, astuce graphique qui a fait long feu…). Quant à Charlie Hebdo le vénérable, plutôt qu’une traditionnelle caricature visant le VIP du jour, il choisit de présenter un dessin satirique d’actualité sur la situation actuelle, marquée par la crise économique. Charlie et Siné ont donc, pour cette fois, inversé les rôles en quelque sorte.

Signalons tout de même un point commun : le cadrage en plan rapproché qui permet d’obtenir un compromis entre la mise en scène d’une situation ou d’une action, et en même temps de focaliser l’attention sur l’expression du visage (qu’un gros plan rendrait encore plus forte mais en excluant alors tout élément de la situation). Ce cadrage permet en effet aux dessinateurs de polariser le lecteur sur l’élément central du dessin : une bouille riante pour Sarkozy et celle, étonnée, chez le réveillonneur à table.

Deux visages très différents. Le premier de trois-quarts, rose pâle, arbore des yeux globuleux et grands ouverts, une bouche entrouverte mais horizontale, des dents blanches et plutôt arrondies, un nez quelque peu étiré. Le personnage semble saisi d’effroi. Et en effet, l’huître surdimensionnée qui trône dans son assiette, pleine de promesse, abrite un SDF. Sarkozy arbore, lui, un grand sourire carnassier, celui des êtres fiers et orgueilleux, celui des prédateurs. Siné, accentuant certaines des canines présidentielles, transforme la bête politique en vampire qui se nourrit du sang des autres, procédé traditionnel de la caricature. Double procédé d’ailleurs, puisque depuis le XIXe siècle, le dessin satirique discrédite ses cibles en parant leurs visages de sourires joviaux qui contredisent la sagesse et la dignité de leurs auteurs. Quant à la « diabolisation » par l’entremise d’oreilles en pointes, de dents acérées ou d’ongles crochus, elle donne de l’individu l’image d’un être maléfique et brutal.

Remarquez l’importance des accessoires : Siné affuble Sarko du traditionnel costume-cravate, d’une montre jaune (d’or) très visible et d’une paire de lunettes noires, inscrivant son personnage dans le stéréotype du « bling-bling ». Luz poursuit également un stéréotype, celui du bon père de famille quelque peu désuet, caractérisé par son nœud papillon (plus festif que la cravate) et surtout par un débardeur à losanges gris-bleu associé à une chemise marron, harmonie tristounette évoquant un personnage « propre-sur-lui », un vrai « monsieur-tout-le-monde », symbole de la France profonde. Et en effet, Noël passe encore sous nos latitudes pour une fête familiale traditionnelle boudée par seulement 10% de la population, si on en croit les sondages. Une fête familiale et culinaire, pendant laquelle on prend des repas pantagruéliques bien trop arrosés.

Mais cette année, les réjouissances semblent par avance gâchées… par la crise comme l’indique le titre. L’huître (élément traditionnel des repas de fin d’année pour ceux qui en ont les moyens et le goût) entrouverte, dévoile un SDF plutôt ronchon voire même hostile. Et on le comprend ! Son Noël à lui se compose de Beaujolais et de « canigou », consommés à même un duvet, dans la nuit et le froid.

Avec une douce ironie, Luz recourt à la métaphore culinaire pour cerner la situation du moment, une angoisse collective, marquée par une aggravation de la crise, qui peut rapidement transformer tout un chacun en miséreux, éjecté de son travail pour que les profits soient maintenus malgré tout, et finalement de son logement. Après avoir « viré » les intérimaires, les entreprises du BTP et de l’automobile (et bien d’autres) imposent le chômage partiel à certains de leurs salariés, voire annoncent des plans de suppressions massives de postes avant peut-être le grand chaos généralisé type crise de 1929… Dans le cas de cette interprétation, le SDF fonctionne comme une allégorie de la crise. Mais on peut également comprendre le dessin comme la mise en image de la mauvaise consicence collective. Le SDF s'invite dans des foyers festoyants et bouscule l'apathie d'une société indifférente au sort de ses pauvres...

Le comique s’appuie évidemment sur l’opposition entre les expressions faciales des deux personnages et sur la transformation de l’huître, symbole culinaire raffiné et quelque peu luxueux en habitat de fortune pour pauvre. Le SDF s’est « invité » à table par mégarde et le bon père de famille devra renoncer à utiliser la fourchette qu’il tient assez bêtement ou bien consommer le miséreux, un plat assez peu ragoûtant ! La bulle donne au SDF une vraie matérialité puisqu’il invective son interlocuteur en le sommant de refermer une porte entrouverte par inadvertance.

Voilà illustré le principe même du quiproquo de vaudeville, une porte qui s’ouvre et qui confronte deux réalités opposées et dissonantes. Pour autant, le dessinateur prête au SDF une attitude passive : il semble vouloir rester tranquille dans son monde clos et froid. La misère s’invite dans les consciences comme conséquence de la crise et non comme objet de révolte. La France profonde s’inquiète, écrasée par une certaine impuissance.

Soulignons que la métaphore culinaire a une longue histoire, notamment comme illustration de la « cuisine politique ». La table offre une myriade de situations tirées de la sphère familiale ou publique, propres à mettre en scène de manière frappante des contradictions politiques, sociales ou culturelles.

Si le bonhomme de Luz ne semble pas prêt à manger son huître-SDF, Sarkozy, lui, s’apprête à dévorer l’audiovisuel public. Siné et Delépine jouent sur un jeu de mot (télé commande et télécommande) et un jeu de disproportion, la taille de l’objet tenu par notre président aux dents longues semblant refléter celle de son ego, comme le confirment non seulement le mot qui s’affiche sur l’écran horizontal, mais également les « moi » répétés à l’infini sur les touches censées matérialiser les différentes chaînes disponibles. Même si le jeu de mot se fait quelque peu contradictoire (ce n’est pas la télé qui commande, mais Sarkozy), Siné énonce un message que l’on peut interpréter ainsi même si la réforme de l’audiovisuel n’est pas mentionnée de manière explicite : l’omni président veut faire voter une loi dans le but d’agrandir encore plus son espace médiatique pour faire valoir sa personne, argument confirmé par la référence au « bling-bling », alors que Sarkozy depuis des mois s’évertue à mettre en sourdine cet aspect-là de son image.

Siné insiste donc sur la continuité entre les deux éléments. Le « bling-bling » d’hier (renforcé par la couleur de peau d’un Sarkozy très bronzé, alors que la grisaille a pris ses quartiers dans nos régions) explique la loi d’aujourd’hui. Pourtant les opposants à la réforme insistent sur trois aspects : le risque que la suppression de la pub fait courir à l’audiovisuel public en terme de budget de fonctionnement (et donc des suppressions de postes), le cadeau qu’une telle mesure représente pour les chaînes privées, et la possibilité pour le président de la République de nommer lui-même le président de France Télévision. Siné et Delépine trivialisent le sujet : ils en font une affaire personnelle plus que politique ou économique en présentant Sarko comme le roi des mégalos.

Un détail nous étonne : la télécommande dont le style graphique ne correspond pas à celui employé généralement par Siné (un cerne noir irrégulier déterminant des formes colorées en aplat). L’objet semble avoir été dessiné dans un esprit géométrique, mais les traits sont irréguliers et résultent d’un véritable travail d’amateur plutôt que d’un choix plastique fort. La largeur des touches n’est pas toujours la même ainsi que l’espace qui les sépare. Le trait blanc qui en détermine la forme devrait passer « sous » le pouce de Sarkozy et le contournent pourtant, brisant l’effet de superposition. Le navigateur présente les mêmes anomalies, la disposition des différents boutons échappant à toute symétrie réelle. Quant à l’écran, la typographie qui s’y affiche évoque une technologie totalement dépassée, celle des premières montres ou calculatrices « à quartz » comme on disait alors. L’objet semble résulter d’une hybridation assez peu convaincante combinant la télécommande (en général plus allongée), la calculatrice et le téléphone portable… d’un autre âge.

Nous serions très heureux de savoir dans quelles conditions cet objet a été dessiné et si le hiatus visuel entre Sarkozy et le joujou qu’il brandit fièrement relève d’un choix volontaire.

L’unité graphique, très présente dans le dessin de Luz et recherchée en général par les dessinateurs ou les créateurs d’images en général, peut dans certains cas être consciemment rejetée, comme dans les collages par exemple, ou lorsque le graphiste souhaite opposer deux univers visuels. L’exploration des prochaines « unes » nous permettra, soyons en certains, d’éclairer un peu plus cette grave question iconographique ( !).


Guillaume Doizy, le 10 décembre 2008

 


 

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