Dessin de Luz, Charlie Hebdo du 2 décembre 2009
Dessin de Siné et Berth, Siné Hebdo du 2 décembre 2009
Cette semaine, Charlie et Siné ne s’intéressent pas du tout à la même actualité, même si on leur découvre un point commun involontaire : le pneu. Charlie réagit aux attaques de Bergé contre les mannes du Téléthon et colle donc aux « manchettes » de la presse, quand son confrère offre une tribune aux Contis, après des mois de lutte, tournant le dos à la « grande » actualité immédiate. Etonnamment, ni l’un ni l’autre de nos hebdos satiriques préférés n’a illustré en « une » le résultat calamiteux du vote sur les minarets en Suisse… qui aurait, par ricochet, permis d’accabler nos élus franchouillards très actifs en période de débat sur l’identité nationale et de « dérapages » contrôlés.
Nos hebdos joueraient-ils à fond le « décalage » ?
Cette chronique se plait à souligner les initiatives, les innovations plus ou moins innovantes. Celle de Siné Hebdo de cette semaine vaut le détour : thématiser un numéro autour du conflit qui a le plus marqué l’actualité sociale en France ces derniers mois, en faisant le choix de donner la parole, pour une fois, aux prolétaires eux-mêmes. Un conflit défensif victorieux, qui n’a certes pas empêché les licenciements, mais fait au moins « cracher » le patron et énervé les politiques. Ce choix impose un dessin de « une » qui ne colle pas du tout avec l’actualité immédiate et médiatique, et prend même le tempo social à rebours, alors que le conflit semble se terminer. Reste tout de même à faire respecter l'accord jusqu'au bout, et bien sûr en suspend l’épineuse question de la justice pour quelques leaders accusés d’avoir saccagé une sous préfecture.
Les grincheux hurleront à la récupération et reprocheront à Siné Hebdo de ne pas avoir offert sa tribune aux Contis dans le feu de la grève, des pneus brûlés, des manifs à Paris, à Sarreguemines ou à Hanovre.
N’empêche, Siné Hebdo depuis l’origine affirme une certaine préférence pour les idées libertaires, révolutionnaires et pour la lutte de classe. Dans un ensemble iconographie qui se décolore à l’image des temps eux-mêmes, le « vieux » Siné (et sa troupe de dessinateurs) maintient une certaine tradition du poing tendu, quand il ne remet pas à l’honneur la bombinette (dessinée bien sûr) censée évoquer les explosions sociales.
Cette semaine, la « une » moins strictement étagée que d’habitude met en scène trois personnage, dont la tenue vestimentaire rappelle l’origine populaire. La composition, triangulaire, avec un personnage central plus grand que les autres, évoquera sans nul doute les scènes de Jeux olympiques, quand on remet les médailles aux sportifs grimpés sur les podiums.
La couv’, que l’on doit à Siné et Berth, joue sur la polysémie du mot « déchaîné ». L'expression évoque aussi bien la colère radicale de plusieurs centaines de travailleurs en lutte que la victoire des Contis qui affichent leur arrogance à un moment où les patrons semblent tous puissants. Le terme « déchaîné » fera chez certains écho au célèbre appel de Karl Marx : « Les prolétaires n'ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».
L’astuce visuelle est double et fonctionne sur la métaphore de l’enchainement/dé-chainement. Le personnage principal (Mathieu ?), doublement maximaliste, ne lève pas un poing mais deux, poings entravés mais dont la chaîne se brise sous l’effet de la colère joyeuse. Les fers qui enserrent les poignets ont opportunément été transformés en pneus évocateurs. Par cette astuce, les dessinateurs qualifient non seulement la profession des personnages et donc la nature du mouvement (pour une foix, le titre, lapidaire, n’identifie pas clairement la scène), mais ils indiquent également l’origine de l’oppression subie.
La chaîne constitue depuis l’apparition du fer un des moyens d’entraver un ennemi, d’immobiliser un prisonnier, de soumettre un homme. La caricature s’intéresse depuis longtemps à la métaphore de l’entrave et à son envers, la destruction du lien, et ce, bien avant que les mouvements ouvriers du XIXe siècle n’inspirent les théories socialistes et les dessinateurs.
"Du bas en haut, ou le Titan nouveau", 1814.
Dessin de GILL André (1840-1885), « Le soleil de France », La Petite Lune n° 36, 14/2/1879.
Dessin de STEINLEN (1859-1923), « Le Petit Sou », Affiche, 1900.
Dessin de Saul Steinberg, reproduit dans Le Labyrinthe, Delpire, 1973.
Signalons une « rupture » au niveau du titre. Pour une fois, la graphie de Siné a été mise de côté, peut-être jugée pas assez dynamique pour personnifier l’énergique expression « déchaînés ! ». Remarquons encore que le déchaînement demeure ici plus sémantique et symbolique que visuel, puisque les personnages semblent plutôt placides dans leur expression réjouie…
Charlie ne choisit pas d’afficher de manière ostensible, comme le fait Siné Hebdo, sa solidarité avec les luttes ouvrières de ces derniers temps, bien que certains de ses dessinateurs travaillent (parfois bénévolement) pour l’Humanité, les publications du PC ou de la CGT (et bien d’autres partis ou syndicats sans doute encore…).
Charlie Hebdo qui parie depuis quelques mois sur l'attrait des « scoops » plus que sur le mouvement social, s’en tient à son habituel dessin d’actualité dans lequel domine une non moins traditionnelle caricature. L’hebdo réagit et nous fait rire aux dépends de Berger, dont les propos agressifs à l’égard du Téléthon ont agité les cercles associatifs pendant le week end.
Pierre Bergé reproche au Téléthon de capter la générosité du public, en s’appuyant sur le malheur des enfants. Ainsi, chez le dessinateur humoriste qui joue du paradoxe et de l’ironie, la « lutte » contre la myopathie devient la lutte contre le myopathe lui-même.
Pierre Bergé, dont on connaît l’engagement pour le Sidaction, apparaît en vieux grincheux muni d’un imposant fusil qu’il vient de décharger contre les pneus du véhicule électrique sur lequel tremble de peur un jeune malade.
Les déclarations de Bergé sont ainsi comparées à de mauvais coups, et Bergé lui-même présenté comme un « tueur ». Les dessinateurs représentent souvent une situation ou une expression au sens propre, pour évoquer son sens figuré.
Le dessin, dissymétrique comme souvent en « une » de Charlie, et donc bien rythmé et attirant, ne manque pas de dynamisme avec Bergé en gros plan sur la droite, dont la masse corporelle tranche avec la petite silhouette en arrière plan, isolée sur le fond de couleur. Le grand « méchant » est ainsi opposé à la petite « victime » sans défense, qui parait particulièrement inoffensive, augmentant par contraste l’ineptie de l’attaque proférée par Bergé. Bergé se trompe de cible! L’image, composée d’éléments multiples engageant un regard circulaire comme souvent en « une » de Charlie, en impose cette semaine par un jeu de perspective, induit par la position de l’arme à feu, présentée de trois/quart, avec les lignes du canon dites "fuyantes". Dans cette composition le lecteur semble pris à parti. Bergé « sort » presque de l’image par l’avant, comme s’il s’apprêtait à viser le lecteur après avoir tiré ses coups de feu contre le jeune myopathe…
Le procédé comique qui consiste à présenter la lutte contre une maladie comme une attaque visant le malade lui-même n’est pas une nouveauté. Il s’agit d’un transfert s’appuyant sur un effet métonymique. Ce type de glissement sert souvent au dessinateur pour disqualifier les politiques gouvernementales d’économies sur la sécu ou l’hôpital. « Soigner » devient alors synonyme d’accabler. La polysémie du terme "lutter" fonctionne souvent de manière contradictoire et autorise donc l’ironie.
Le dessin de Luz saisit le lecteur par son efficacité caricaturale et joue sur le décalage : l'expression de Bergé, le jeu sur l’identification du personnage, mais également le caractère pour le moins incongru et inhabituel de la scène évoquent plutôt quelque fait divers, règlement de compte mafieux ou prouesses de tontons flingueurs, crime passionnel.
Charlie et Siné confirment cette semaine leur différence, pour le plus grand bonheur sans doute du lectorat qui pourra tout à loisir puiser dans cette diversité de quoi égayer sa semaine ou rêver de revanche sociale.
Guillaume Doizy, le 3 décembre 2009