Qui, en France, connaît Derso et Kelen, un couple de dessinateurs politiques internationaux, capables, pendant trente ans, de croquer l’actualité à quatre mains ? Bien que Derso ait travaillé pour Le Matin et que les deux compères aient dessiné dans Le Rire, Gringoire ou encore Aux Écoutes (notamment) en France, tout en ayant croqué l’actualité internationale pour les Nations Unies, sans oublier leurs collaborations avec la presse hongroise, allemande, anglaise et américaine, ces deux-là restent aujourd’hui de grands inconnus. Il faut dire que les dessinateurs talentueux sont légion depuis le début du 19e siècle !
L’ouvrage de Stefan Slater et David Macfadyen vient fort heureusement contrecarrer ce long effacement des mémoires. Il faut insister sur le fait que cette particularité – deux dessinateurs qui travaillent leurs political cartoons à quatre mains pendant trois décennies -, ne manque pas de nous émerveiller. Il s’agit peut-être du seul « couple » de caricaturistes, cette singularité valant bien un effort mémoriel.
Derso et Kelen sont originaires de Hongrie et fonderont leur binôme professionnel au début des années 1920, tous deux se rencontrant pour la première fois lors d’une conférence internationale en Suisse. Dotés d’une formation artistique, les deux excellent dans le dessin d’actualité, Kelen indiquant que, dans ses premières années, l’absence de photographies dans la presse avait pour conséquence la nécessité, pour les dessinateurs, de s’inspirer de Daumier, c’est à dire de multiplier les détails réalistes dans leurs œuvres.
De huit ans son aîné, Derso a alors une longueur d’avance professionnelle sur son jeune confrère et l’entraîne dans cette folle aventure de la collaboration dessinée. Les deux compères poursuivront leur exil commun en Europe d’abord, puis partiront s’installer aux États-Unis à la fin des années 1930, ce qui explique pourquoi une grosse partie des archives de Derso et Kelen est aujourd’hui conservée par la Princeton University (900 dessins de presse).
S’appuyant sur de nombreuses sources dont des lettres, des témoignages et également une autobiographie de Kelen, cet ouvrage décrit en détail la technique de travail des deux dessinateurs, les préférences de chacun (corps, expressions, visages, décors, mains, pieds, mise en couleur) et leur très grande proximité stylistique. Si chacun pouvait signer ses propres dessins, une grande part de leur production comporte la double signature, l’ensemble résultant d’allers-retours à quatre mains jusqu’à la complète satisfaction des deux artistes.
Juifs ayant fui une Hongrie antisémite, Derso et Kelen vont donc se passionner pour l’actualité internationale au point de devenir des dessinateurs multilingues et officiels, travaillant pour les Nations Unies notamment. Des dessinateurs éditoriaux « fonctionnaires », engagés de ce fait dans le camp allié, ciblant volontiers les dictatures naissantes dans cette Europe de l’Entre-deux-Guerres, mais restant relativement mesurés dans le traitement graphique de leurs cibles.
Il faut dire que les innombrables « conférences » internationales organisées depuis la fin de la Grande Guerre en faveur de la « paix », et les innombrables tensions qui les ont accompagnées, ont abondamment stimulé leur verve, avec une préférence pour les compositions agrégeant de nombreuses personnalités politiques internationales : présidents de la République, Ministres des Affaires étrangères, Souverains, etc. Le lecteur français n'aura pas de mal à reconnaître Clemenceau, Briand, Churchill, Mussolini, Hitler, Staline,... Tous les « grands » du monde occidental de ces années 1920-1950 sont passés entre leurs mains, ce que reflète à merveille l’ouvrage, richement illustré.
Après une introduction évoquant la vie de Derso et Kelen, l’ouvrage propose une série de chapitres chronologiques explorant la politique internationale à travers des dessins emblématiques des deux hommes. Un dernier chapitre s’intéresse à la postérité de leur travail, s’interrogeant sur l’influence qu’ont pu avoir ces vignettes politiques, posant également la question de leurs sources d’inspiration (leur origine juive notamment).
Nous ne pouvons nous empêcher à notre tour de nous interroger sur la vie intime de ces deux-là. Si Kelen se marie après avoir passé la quarantaine, Derso reste célibataire jusqu’au bout et sa mort demeure assez mystérieuse, au point que l’on puisse penser à un suicide, thèse que les auteurs de ce livre n’évoquent pas. Cette collaboration à quatre mains durant trois décennies ne révèle-t-elle pas une relation homosexuelle qu’eux-mêmes auraient toujours dissimulée, ainsi que leurs ayants droit après eux ?
Conjectures, la question n’étant pas du tout abordée dans l’ouvrage… Si les milieux de la chanson, des Beaux-Arts ou du cinéma connaissent depuis fort longtemps une certaine diversité, le dessin de presse français semble totalement hétéronormé !
On a bien là en tous cas un duo unique dans l’histoire de l’image satirique. Ouvrage à ne pas manquer !
The political Cartoons of Derso and Kelen – Years of Hope and Despair, Stefan Slater and David Macfadyen, Lund Humphries, 160 p., illustrations couleur.
Guillaume Doizy