Par Christian-Marc Bosséno
Références de l'article* : "La guerre des estampes - Circulation des images et des thèmes iconographiques dans l’Italie des années 1789-1799", Mélanges de l'Ecole française de Rome, Italie et Méditerrannée, MEFRIM, tome 102, 1990, N°2, p. 367-400.
Les recherches récentes sur les moyens de diffusion de la culture politique révolutionnaire ont vu l'émergence d'une histoire « iconophile » -pour reprendre un terme oublié (1) -, branche de l'iconologie au sens panofskien du terme et fruit d'un débat sur l'exploitation des sources iconographiques mené par les historiens des mentalités et des représentations depuis une dizaine d'années (2). Ces recherches entendent considérer la production iconographique comme source propre, et étudier la manière dont une période donnée, à travers ses représentations, s'est vue et interprétée au miroir souvent déformant des images, sans hiérarchiser la qualité esthétique de celles-ci mais en en interrogeant leurs conditions de production, leur diffusion et les modalités de leur réception. Concernant la période révolutionnaire, les fonds des collections françaises et étrangères, oubliés par les chercheurs ou utilisés de manière strictement illustrative, comme «hors-texte» de l'Histoire, appelaient à une enquête, qui a été menée notamment, pour ne citer que des titres récents, par Michel Vovelle (3) et, sur le terrain très riche de la caricature politique, déjà balisé dans le cas de l'Angleterre par Michel Jouve et pour la période consulaire et impériale par Catherine Clerc (4), par Claude Langlois et Antoine de Baecque (5). Le congrès mondial de 1989, ainsi que le colloque parisien de 1985 consacré aux Images de la Révolution (6) ont mis l'accent de manière très nette sur ce rôle nouveau de l'étude des images. Parallèlement, les recherches des historiens de l'art et les nombreuses publications et expositions consacrées dans toute l'Europe, à l'occasion du bicentenaire, aux créations de la période révolutionnaire (7), ont offert de multiples éléments de réflexion et de comparaison. De l'ensemble de ces travaux, il ressort que l'estampe, à la faveur des grands bouleversements de la fin du XVIIIe siècle, est plus que jamais un art de la synthèse et de la rencontre, et le lieu d'une homogénéisation des modes de représentation du politique. La diffusion, à l'échelle européenne, des thèmes iconographiques révolutionnaires et contre-révolutionnaires joue un rôle de premier plan dans la circulation des idées françaises ou anti-françaises, en parallèle à la circulation de l'écrit.
Vecteur privilégié des messages politiques et religieux de toute nature (8), l'estampe, dans le temps court de la Révolution, connaît une véritable explosion, quantitative et qualitative à la fois, comparable à celle de l'imprimé, liée aux profonds bouleversements du marché et aux nouvelles modalités du combat politique, notamment au poids pris par la notion d'opinion publique. À l'issue d'une recherche consacrée aux sources iconographiques italiennes de la période révolutionnaire, menée en compagnie de Christophe Dhoyen, nous avons voulu, une fois ce corpus rassemblé et publié presque en intégralité (9), compléter cette investigation, en nous attachant à la circulation des images et à leur place dans le processus de diffusion de la culture politique française, produit d'exportation massivement administré aux terres conquises par les armées révolutionnaires et les «patriotes» locaux, ainsi qu'aux réactions que ce modèle suscite, choc culturel qui constitue le tronc central de nos recherches et dont l'esprit sera lapidairement synthétisé, quelques années plus tard, par Napoléon : il s'agit déjà pour l'état-major, en grande part, de « franciser l'Italie» (10). C'est le résultat encore partiel de ce complément d'enquête que nous présenterons ici, en restreignant cette étude au corpus des gravures directement politiques (vues d'actualité, portraits, allégories, caricatures) qui ont parcouru l'Italie durant la décennie révolutionnaire, et constituent la majorité de la production, les genres traditionnels (veduta, scènes de genre...) connaissant un certain déclin.
Concernant les modes de circulation de l'image, la tâche, souvent, est ardue. Introduisant il y a dix ans un colloque d'histoire de l'art précisément consacré à L'estampe et la diffusion des images et des styles, Henri Zerner posait le problème méthodologique en ces termes: «L'estampe (...) se présente comme un moyen de communication : il y a donc trois aspects essentiels à considérer. L'encodage de l'information visuelle lors de la production de l'estampe (...), la diffusion proprement dite, avec les considérations qu'elle entraîne sur les chiffres des tirages, les réseaux commerciaux, les falsifications, enfin la réception, c'est-à-dire l'utilisation qui est faite de ces images.» (11). La trilogie production-diffusion-réception doit être, dans le cas qui nous concerne, précisée. L'historien se doit d'étudier le rapport qui lie la représentation à l'événement ou à la situation politique et sociale représentée ou évoquée. L'image est à sa manière un récit, une fiction qui informe tout en déformant, et, qui plus est, une fiction créatrice de mémoire historique.
Un exemple, que nous avons évoqué ailleurs (12) mais dont l'étude a pu être approfondie, illustrera ce parti-pris de méthode. Le sujet de l'estampe concernée le mérite, puisqu'il s'agit de l'une des images-clés du «triennio» jacobin, et de l'une des plus diffusées sur le moment comme au XIXe siècle : l'entrée des troupes françaises à Milan le 15 mai 1796, événement chéri par Stendhal, qui suscite une quinzaine de représentations gravées contemporaines ou ultérieures : l'entrée dans Milan est aussi pour Bonaparte une entrée en légende. L'estampe la plus connue de l'événement, souvent copiée, est réalisée par Carie Vernet, fils du célèbre paysagiste Joseph Vernet, et gravée par Duplessis-Bertaux, artiste de renom; elle paraît en 1804 dans la série des Tableaux historiques des Campagnes d'Italie, qui se présente comme la continuation héroïque des Tableaux historiques de la Révolution française (13). D'excellente facture, la gravure est, plus qu'une vue d'après nature, une reconstruction. Concernant le cadre de l'événement, Lucio Gambi et Maria Cristina Gozzoli ont démontré que Vernet (qui pourtant accompagnait l'Armée d'Italie en campagne) avait pu faire l'économie de longues séances de travail devant la Porta Romana : il est très probable, en effet, qu'il a repris une estampe antérieure, réalisée en 1788 par le vedutiste Vallardi, dont l'angle de vue et les détails sont identiques (14). Mais Vernet a introduit des éléments inventés. Les armes autrichiennes qui décorent la porte, édifiée en 1598 pour l'entrée de l'épouse de Philippe III, Marguerite d'Autriche (15), ont disparu et l'on peut lire, sur le fronton, gravé dans la pierre, un message de bienvenue «ALLA VALOROSA ARMATA FRANCESE», dont l'existence réelle est rien moins que probable, et un campanile intra-muros, omis par Vernet, a été opportunément remplacé par un arbre de la Liberté figuré au premier plan et plus conforme à l'esprit de l'événement.
Le reportage, ici, est déjà fiction, et l'on mesure le degré d'« objectivité » de cette image, vision idéalisée de la communion immédiate du peuple de Milan (toutes classes confondues) et de ses «libérateurs». Opération de propagande très réussie et qui fera école, cette entrée, en fait, fut, savamment élaborée par les envoyés de l'état-major français, le fruit de plusieurs jours de préparation active et de travail sur l'opinion milanaise, dont témoignent les archives diplomatiques (16). Cette image est copiée à plusieurs reprises, et circule dans toute l'Europe napoléonienne. Une estampe florentine plus tardive, à son tour, figure l'événement en plagiant scrupuleusement celle de Vernet (17). Mais, pour ajouter sans doute à la joie de la scène, l'«auteur», Volpini, a dégagé le premier plan pour y faire figurer un groupe de femmes et quelques personnages en fête. Simple ajout? Non. Ces personnages, Volpini n'est pas allé les chercher très loin, puisqu'il proviennent d'une autre planche de la série de Carie Vernet et Duplessis-Bertaux, consacrée aux cérémonies organisées à Mantoue en l'honneur de Virgile, en vendémiaire an VI (18).
On le voit, cet exemple met en jeu à la fois les conditions de production de l'image (fidélité à l'événement, accommodements pris avec la réalité historique) et les problèmes posés par sa diffusion (plagiats et manipulations diverses, circulation d'un thème à l'intérieur d'une série). Envisager la question de la circulation des images suppose une généalogie des pratiques de copie et de reprise de thèmes iconographiques, menées à grande échelle par des graveurs qui doivent s'adapter à la nouvelle donne politique, ainsi qu'aux exigences du marché. Cet exemple est aussi presque trop parfait, s'agissant d'une série d'estampes très connue et très diffusée, ne posant guère de problèmes d'identification. Dans la plupart des cas, concernant le demi-millier d'images qui constituent notre corpus, la trilogie production-diffusion-réception est en pratique impossible à reconstituer. Deux méthodes nous permettent cependant une approche du matériel considéré.
La première est l'étude des sources périphériques concernant le monde de l'image : catalogues d'éditeurs et marchands, publication d'annonces typographiques dans la presse, archives de commerce et correspondances. Dans le cas de l'allégorie et de la caricature, une étude approfondie de la presse et de la production satirique écrite (pamphlets, chansons, etc.) est riche d'enseignements quant aux thèmes développés, souvent voisins. Mais le plus souvent, l'historien est contraint, par manque d'autres sources, à ne considérer que les éléments d'information, très souvent lacunaires, que donnent l'estampe et sa lettre seules (sujet, légende, traitement, auteur, graveur, éditeur, lieu de publication, mentions diverses...).
C'est donc avec ce bagage que nous aborderons la production iconographique italienne de la décennie révolutionnaire. La mesure d'ensemble de celle-ci permet de distinguer successifs quatre grands courants d'images, non sans perdre de vue la géographie très diversifiée du marché italien de la gravure, plus porté à Florence ou Rome vers la production artistique de haut niveau, tandis que les ateliers de Lombardie et de Vénétie tendent à privilégier vues d'actualités et production de moindre qualité. Une vague modeste d'estampes consacrées à l'évocation des événements français, de 1789 à 1792, est balayée par la politique contre-révolutionnaire adoptée par les principaux États italiens entrés dans la première Coalition, qui suscite un déferlement d'images anti-françaises (de 1793 à la campagne d'Italie). La conquête, de 1796 à 1799 selon les lieux, est accompagnée d'une importante production pro-révolutionnaire. En 1799 enfin, la victoire des puissances coalisées et la chute des Républiques-sœurs sont saluées par une riche production anti-française, la plus importante de toute la période.
On s'en doute, les images qui nous sont parvenues ont dû survivre à plusieurs vagues de destruction. La première phase est celle de la chasse aux imprimés pro-français (corollaire inattendu à Venise : soucieuses de ne pas se brouiller avec les diplomates français, les autorités font régulièrement censurer la production contre-révolutionnaire) (19). Dès 1796, à leur tour, les «libérateurs» français et les «jacobins» du cru multiplient les destructions symboliques et les autodafés patriotiques, fidèles au thème de la tabula rasa développé par les théoriciens de la «Régénération», suscitant une violente vague d'iconoclasme (20). La reconquête de 1799, enfin, est l'occasion d'une nouvelle épuration, comme en témoigne un édit napolitain de janvier 1800 ordonnant la collecte et la destruction des «editti, manifesti, proclami e collezioni di essi, ed altre simili abominevoli carte, formate nel tempo dell'abbatutta anarchia» dans le but de «condannare all'oblio, finanche la memoria dell'estinta anarchia» (21). Malgré tout, un certain nombre de recoupements, entre collections ou avec les sources écrites (notamment les annonces de publication) nous invitent à penser que ces épurations ont laissé passer dans les mailles de leurs filets l'essentiel de la production, ou du moins un corpus suffisamment représentatif pour se prêter à une étude.
Ces pièces sont dispersées dans plusieurs collections. Le plus important de ces dépôts est la «Raccolta» constituée au début de ce siècle par Achille Bertarelli, riche, toutes périodes confondues, de près de 300.000 pièces et dotée d'un catalogue chronologique qui pour les seules années 1796-99 dénombre environ 600 estampes italiennes et étrangères, soit un corpus équivalent, concernant la période, à celui de la Collection Hennin (22). Précurseur, à sa manière, de l'histoire des mentalités, désireux, avec Francesco Novati, de «raconter, par le seul moyen de l'estampe et de la gravure, la vie intérieure aussi bien qu'extérieure du peuple italien» (23), Bertarelli fut l'apôtre de l'étude par l'estampe de la culture «populaire» (24). Léguée à la municipalité de Milan, la Raccolta Bertarelli est incontestablement la plus riche des collections nous concernant. Viennent ensuite, par ordre d'importance décroissant, le Musée Correr de Venise, le Museo Napoleonico et l'Istituto per la storia del Risorgimento (Museo centrale del Risorgimento) à Rome, et la foule des musées locaux. Les collections du Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de Paris (25), du Musée Carnavalet et du Musée de la Révolution française de Vizille (26) sont également riches de pièces italiennes concernant la période et, bien sûr, de la chronique gravée de la Campagne d'Italie par les artistes et imagiers français.
Cette grande dispersion des sources peut être un indice d'un point qui reste largement obscur en l'absence de chiffres de tirage : la diffusion des images. Postulat naïf et à manier avec grande précaution : la présence de la même estampe, a fortiori de copies et variantes, dans plusieurs lieux, peut être un signe de plus grande diffusion, tandis qu'on pourra supposer qu'une pièce présente dans une seule collection a eu une diffusion moindre. Par exemple, concernant les images des fêtes révolutionnaires italiennes, la Raccolta Bertarelli, pourtant assez centralisatrice, ne rassemble qu'un cinquième du corpus total. Par contre, nombre des caricatures contre-révolutionnaires de 1799 se retrouvent, sous des formes diverses, aussi bien à Rome qu'à Venise et Milan, et l'on a mention de plusieurs retirages.
QUEL PUBLIC ?
Le dernier terme de l'équation de Zerner, la réception des images, est également malaisé à saisir. Qui voit les images? Qui les achète? Comment sont-elles «consommées»? Premier cercle des destinataires de l'image : les acheteurs et collectionneurs, à qui les éditeurs et marchands d'estampes font par voie de presse une cour insistante. Élément capital du goût bourgeois au XVIIIe siècle, l'intérêt porté aux images de l'actualité internationale est, tout comme la possession de livres, un signe de reconnaissance sociale. Le journaliste et imprimeur vénitien Antonio Piazza, publiant en avril 1795 un appel à souscription visant à écouler une série d'Études imitées de Leclerc, ne s'y trompe par lorsqu'il écrit au détour d'une annonce que la souscription «e già ormai onorata di molti illustri ed intelligenti signori» (27). Rien n'est trop beau, la rhétorique flatteuse de ces annonces le montre, pour satisfaire «il genio del culto pubblico» ou s'attirer «il compatimento del generoso pubblico» (28). Aucun mot n'est assez fort pour souligner l'excellence des pièces proposées : le graveur Del Pedro, offrant en juin 1794 une série de Fêtes vénitiennes, thème somme toute rebattu par des générations d'artistes, n'hésite pas à écrire que «nel periodo di quatordici secoli da che esiste la Serenissima Repubblica mai è stata nep-pure ideata Topera che con tante nobiltà e decoro si vede ora già incami-nata (.. .)» (29). Dans le climat de conflit commercial permanent qui agite le monde de l'édition vénitienne, ces superlatifs sont de bonne guerre. Après 1796, c'est au patriotisme et aux vertus républicaines du public potentiel que s'adresseront ces annonces.
Dans les avis qu'il publie avec régularité, l'imprimeur-libraire Zatta, spécialiste des scènes d'actualité, agite sans cesse un thème capital : le besoin de l'image comme source d'information, la nécessité de la gravure comme complément de la gazette. Dès qu'un événement marquant se produit à l'étranger, Zatta propose une carte de l'endroit où il s'est déroulé, le portraits de ses principaux acteurs, une vue de son «théâtre». Ces images, il les destine «agli amatori délie novelle del giorno» (29), se déclarant «attent(o) sempre a tutto chè puo interessare la curiosità, non lasciando di pubblicare tratto a tratto quelle cose che possono servire di fondamen-ti a ben intendere» (30). Ne priver le public éclairé d'aucune image «che possa interessare il suo genio e speculazioni» (31) : telle est la noble mission que se fixe l'imprimeur Zatta. Point capital pour nous : qui suit l'actualité se doit de la visualiser.
Au-delà de ce cercle des acheteurs, le reste du public est mal connu. On peut supposer que ce n'est pas par la vente que l'image touche son plus large public. Dans la plupart des villes italiennes, comme à Paris rue Saint-Jacques ou au Palais-Royal, principaux pôles du marché de l'image, les estampes sont affichées à l'extérieur des boutiques, et donc visibles par tout passant : le public potentiel de nos images est donc immense. La dépêche courroucée envoyée a Paris en 1796 par un représentant français de passage à Venise en témoigne : «J'ai la douleur de voir chaque jour l'extérieur des boutiques des marchands d'estampes tapissé de tableaux représentant des troupes françaises fuyant devant leur ennemi et mille autres estampes de cette espèce, toutes injurieuses à la nation française» (32). L'estampe, à hauteur d'homme, est une forme d'expression qui s'adresse potentiellement à la ville entière, élément du théâtre de la rue, accessible au public, majoritaire, que l'écrit ne touche pas.
CIRCULATION DES IMAGES : DEUX CATALOGUES VENITIENS
En aval, les images elles-mêmes. En amont, les catalogues de graveurs et les annonces publiées par eux dans la presse. L'étude de ces sources permet d'esquisser un tableau de la circulation des images, ici limité au cas de deux grands imprimeurs et marchands, les Zatta de Venise et les Remondini de Bassano, et aux années précédant le «triennio».
Le célèbre atelier des Remondini, «le plus grand établissement de ce genre qu'il y avait en Europe» selon Lalande (33), se montre remarquablement imperméable aux nouvelles de France. Entreprise immense et exemple remarquable et précoce de concentration verticale, employant quinze à dix-huit cents personnes d'après l'Encyclopédie (34), disposant d'un réseau commercial de centaines de correspondants qui diffusent sa production de la Moscovie à l'Amérique latine, la maison Remondini est connue grâce aux travaux de Luigi Zellini, qui à la fin du siècle dernier exploita l'ensemble des archives de l'entreprise (35), et aux récentes recherches de Mario Infélise, spécialiste de l'édition vénitienne (36). Éditeurs de livres et d'estampes, les Remondini se sont faits une spécialité de l'imagerie pieuse.
Accoutumés au plagiat (un procès les oppose aux imagiers d'Augsbourg de 1766 à 1773) mais très influents, les graveurs de Bassano sont parvenus, après une rude guerre commerciale, au saint des saints: dans les années 1750, ils sont enfin admis dans la très jalouse corporation des libraires de Venise, l'«Arte délia stampa». Diversifiant sa production et la nature des pièces qu'elle commercialise, la maison Remondini ne dédaigne pas la gravure d'art et les scènes d'actualité, fêtes de cour et batailles en tête.
Mais de Révolution française, point. Le catalogue Remondini de 1791 (37), qui rassemble pourtant, sous plus de 700 numéros d'inventaire, plusieurs milliers d'images, est vierge de toute référence à 1789, portraits mis à part. Il faut attendre l'édition suivante, en 1797 (38), pour voir apparaître sous une forme plutôt dérisoire la prise de la Bastille : sont en effet mentionnées des copies des gravures parisiennes de Huet, représentant des groupes d'enfants simulant un assaut de la forteresse (39), images relevant plus du style mièvre qu'affectionnent parfois les Remondini que d'une réelle signification politique. Il faut attendre le supplément de 1799 au catalogue de 1797 (40) pour voir apparaître des scènes de victoires anglaises sur les troupes françaises et deux des classiques de l'imagerie contre-révolutionnaire européenne, un Louis XVI au Temple et l'ultime bénédiction de Marie-Antoinette en route vers l'échafaud (41).
On l'aura compris - et sa correspondance le confirme - Remondini ne nourrit aucune tendresse pour la Révolution française, et l'avancée des armées républicaines en Vénétie sera pour lui une catastrophe, couronnant plusieurs années de crise (42). Réseau de correspondants désorganisé, graveurs au chômage et presses arrêtées : en 1797, l'entreprise est au bord du gouffre (43). Les Remondini ont-ils été parmi les fers de lance de l'iconographie anti-française? Rien, dans les catalogues connus, ne le prouve : la maison de Bassano semble être restée, dans sa production, à l'écart de l'événement.
Le cas de la maison Zatta, concurrent vénitien des Remondini, est exactement inverse. Antonio Zatta, éditeur descendant lui aussi d'une lignée prestigieuse a, probablement sur le modèle de la maison de Bassano, étendu ses activités à la production d'images. Se spécialisant dans un premier temps dans la production de cartes géographiques, Zatta produit également des gravures pour les livres qu'il édite et, suivant, comme on l'a vu plus haut, les nouvelles du monde avec attention, des scènes de bataille et d'actualité. Dès l'été 1789, il peut le premier proposer au public de la Sérénissime un plan de Paris «dove si scorgono tutte le situazioni che sono state il teatro délie vicende di quella capitale» (44), et, le 5 septembre, annonce fièrement «una pianta e prospetto del rinominato castello délia Bastiglia» (45). D'autres éditeurs ne tardent guère à le suivre, et la Gazzetta urbana veneta, en décembre, se fait l'écho d'un véritable engouement pour les vues de la Bastille, «divenuta un oggetto di pubblica curiosità nella sua demolizione quanto a Parigi lo fù di terrore nella sua esistenza» (46). Zatta, lui, s'est déjà détourné de Paris pour illustrer le siège de Belgrade et la Révolution brabançonne : il faut attendre 1791 pour qu'il publie une gravure représentant la Constituante (47). Au cours des années suivantes, Zatta suit les événements de France, annonçant tour à tour cartes de la Vendée et scènes des derniers moments de Louis XVI. Il ne semble pas cependant s'associer à la fureur contre-révolutionnaire qui saisit nombre de ses collègues. Avec l'occupation française de la Vénétie, Zatta devient imprimeur officiel de la Municipalité provisoire, et publie proclamations, comptes rendus, journaux et estampes célébrant le nouvel ordre des choses. Après 1797 cependant, la maison vénitienne, à son tour, publie une série de caricatures contre-révolutionnaires (48). Zatta et Remondini, deux itinéraires marchands, régis sans doute autant par des motivations commerciales que par une volonté politique, mais qui invitent, là où cela est possible, à suivre le parcours de ceux qui produisent et diffusent les images.
1792-1796 : UNE IMAGERIE DE REEMPLOI
À de très rares exceptions près, les images de la contre-révolution publiées en Italie avant la conquête sont d'origine étrangère, françaises (mais la caricature anti-jacobine disparaît à Paris entre 1792 et Thermidor), anglaises ou allemandes. Suivant la ligne politique des principaux États après 1792, les graveurs se déchaînent contre la France, de même que la presse, les pamphlets et le théâtre (49). Dans l'Europe des graveurs, traditionnellement, les images s'échangent et circulent. Le réseau des correspondants commerciaux sert aussi à cela, comme nous avons pu le constater en découvrant, dans l’Epistolario Remondini, un pli venu de Londres et contenant encore une petite plaque de cuivre gravée (50). Lorsque ces plaques ne sont pas disponibles, les graveurs s'inspirent plus ou moins librement de gravures reçues ou fournies par des tiers - et l'on peut supposer que l'afflux des émigrés français a contribué à diffuser certains thèmes iconographiques : ce pourrait être en particulier le cas des «Portraits cachés» de Louis XVI et Marie-Antoinette, compositions en général dissimulées dans des décors de type funèbre, que l'on grave à Venise, Lorette ou Rome (51).
Car c'est la mort du roi qui a tout changé. L'image de l'exécution de Louis XVI, on le sait, fait en quelques semaines le tour de l'Europe. En Italie, elle donne lieu à de multiples variations, comme ce Fine tragico di Luigi XVI au sujet «copiato dal Voriginale francese» de Fious et Le Beau et légende en italien et en français, disponible chez les héritiers Sartori de Lorette (52). Le suivi des nouvelles de France se réduit alors à une chronique funèbre des Bourbons, du Barbario assassinio di Maria Antonietta (53) au spectacle de la mort de L'infelice principessa Elisabetta sorella di Luigi XVI (54), images tragiques que parallèlement le théâtre contribue à populariser, offrant au public le spectacle de la fin de Louis XVI et des siens. À Londres, le graveur Schiavonetti, originaire de Bassano, publie en série des gravures de ce type, très diffusées dans toute l'Europe.
Haut de page
Suite de l’article
Autres analyses sur la caricature
Accueil
NOTES
* Les gravures sont citées par leur titre ou, en l'absence de titre, par leur sujet (entre crochets). Concernant les reproductions publiées, les références citées renvoient à Christian-Marc Bosséno, Christophe Dhoyen et Michel Vovelle, Imtnagini délia Libéria. L'Italia in rivoluzione 1789-1799, Rome, 1988, dont le titre sera abrégé en Immagini...
Dépôts cités :
A.M.A.E : Archives du Ministère des affaires étrangères, Paris.
A.M.C.R. : Archivio del Museo centrale del Risorgimento, Rome.
B.N.N : Biblioteca nazionale, Naples.
B.N.P : Bibliothèque nationale, Cabinet des estampes, Paris.
M.C.B : Museo civico, Bassano del Grappa.
M.C.V : Museo Correr, Venise.
M.N.R : Museo Napoleonico, Rome.
M.R.F.V : Musée de la Révolution française, Vizille.
M.R.M : Museo del Risorgimento, Milan.
R.B.M. : Raccolta Bertarelli, Milan
1 «Iconoclaste signifie briseur d'images, bibliophile veut dire amateur de livres ; pourquoi ne pas faire le mot iconophile pour désigner un amateur d'images (...)? - [Jean] Duchesne aîné, Voyages d'un iconophile ou revue des principaux cabinets d'estampes, bibliothèques et musées d'Allemagne, de Hollande et d'Angleterre, Paris, 1834, p. IX. Si le Robert, tout en notant sa rareté et son obsolescence, signale l'apparition du terme dès 1801, la tentative de Duchesne restera vaine : nos dictionnaires courants ignorent l'iconophilie
2 Les historiens et les sources iconographiques, table ronde du 27 novembre 1981, IHMC (CNRS), Paris, s.d.; Iconographie et histoire des mentalités, Actes du colloque de juin 1978, Marseille, 1979.
3 Michel Vovelle, La Révolution française. Images et récit, 5 vol., Paris, 1986-1987; Histoires figurâtes, Paris, 1989.
4 Michel Jouve, L'âge d'or de la caricature anglaise, Paris, 1983. Catherine Clerc, La caricature contre Napoléon, Paris, 1985.
5 Antoine de Baecque, La caricature révolutionnaire, Paris, 1988; Claude Langlois, La caricature contre-révolutionnaire, Paris, 1988.
6 Michel Vovelle (dir.), L'image de la Révolution française, actes du congrès mondial de juillet 1989, 4 vol., Oxford, 1989-1990; Les images de la Révolution française, actes du colloque d'octobre 1985, Paris, 1988.
7 Voir notamment Philippe Bordes et Régis Michel (dir.), Aux armes et aux arts! Les arts de la Révolution 1789-1799, Paris, 1988; on consultera également les catalogues des expositions suivantes, dont la liste n'est pas limitative : La Révolution française et l'Europe (Réunion des Musées nationaux - Conseil de l'Europe), 3 vol., Paris, 1989; La caricature française et la Révolution (U.C.L.A. - B.N. Paris), Los Angeles, 1988; Europa 1789, Aufklàrung. Verklârung. Verfall, Hambourg, 1989; Frei-heit, Gleichheit, Brùderlichkeit, 200 Jahre Franzôsischer Révolution in Deutschland (Germanisches Nationalmuseum), Nuremberg, 1989; L'Allemagne et la Révolution française 1789/1989 (Goethe Institut), Stuttgart, 1989; «Vryheid of de Dood», la Révolution française vue des Pays-Bas, 1789-1799 (Maison Descartes), Amsterdam, 1989; L'Italia nella Rivoluzione, 1789-1799 (Rome, Biblioteca nazionale), Bologne, 1990; Andréa Appiani (1754-1817), Art et culture à Milan au siècle des Lumières et à l'époque napoléonienne (Institut culturel italien de Paris), Cologna Monzese, 1990.
8 «Au même titre que la parole et l'écrit, l'image peut être le véhicule de tous les pouvoirs et de toutes les résistances. Même si elle l'est à sa manière. La pensée qu'elle développe offre une matière spécifique, aussi dense que l'écrit mais qui lui est souvent irréductible». Serge Gruzinski, La guerre des images, de Christophe Colomb à «Blade Runner», Paris, 1990, p. 15.
9 Christian-Marc Bosséno, Christophe Dhoyen, et Michel Vovelle, Immagini délia Libertà. L'Italia in rivoluzione 1789-1799, Rome, 1988.
10 Lettre du 12 juin 1805, citée par Jacques Godechot, s.v. Italie, in Jean Tulard (dir.). Dictionnaire Napoléon, Paris, 1987, p. 948.
11 Henri Zerner, Le stampe e la diffusione délie immagini e degli stili, Actes du Congrès du Comité international d'histoire de l'art de Bologne (1979), Bologne, 1983, p. 1-2.
12 Christian-Marc Bosséno, Iconographie des fêtes révolutionnaires italiennes (1796-1799), dans Les images de la Révolution française, op. cit., p. 162-163.
13 Gravure de Jean Duplessis-Bertaux, d'après Carie Vernet, Entrée des Français dans Milan, le 25 floréal an V, dans Tableaux historiques des Campagnes d'Italie (...), Paris, 1804 (B.N.P.); Immagini..., p. 82-83.
14 Gravure de Domenico Aspari, d'après Vallardi, Veduta esterna (...) di Porta Romana, in Sedici vedute milanesi, Milan, 1788 (R.B.M.). Sur la référence à Vallardi, voir Lucio Gambi et Maria Cristina Gozzoli, Le città nella storia d'Italia : Milano, Bari, 1982 p. 192.
15 Giovanna D'Amia et Giulia Lucchelli, Vita milanese nel sei-settecento. Lo spazio délia festa, catalogue dactyl., (Comune di Milano), Milan, 1988.
16 A.M.A.E., Correspondance politique, Milanais, t. 55, f. 48-51.
17 Gravure d'Antonio Verico, d'après Angelo Volpini, Ingresso solenne délie truppe Francesi in Milano (R.B.M.); Jmmagini..., p. 80.
18 Gravure de Duplessis-Bertaux d'après Carie Vernet, Fête de Virgile à Mantoue, le 24 vendémiaire an VI, dans Tableaux historiques des campagnes d'Italie, cit. (R.B.M.); Immagini..., p. 162-163.
19 Guy Dumas, La fin de la République de Venise, aspects et reflets littéraires, Rennes, 1964, p. 172-173.
20 Renato Bruschi, Vandalismo e iconoclastia nella Repubblica napoletana del 1799, dans le catalogue L'Italia nella Rivoluzione, op. cit., p. 95-101.
21 In Mario Battaglini, Atti, leggi, proclami ed altre carte délia repubblica napoletana, Chiaravalle, 1983, vol. 2 p. 1516.
22 Georges Duplessis, Inventaire de la collection d'estampes relatives à l'Histoire de France léguée en 1863 à la Bibliothèque nationale par M. Michel Hennin, t. IV, Paris, 1882, p. 173-214.
23 Achille Bertarelli, L'imagerie populaire italienne (trad.), Corbeil, 1930, p. 3.
24 II coorganise en 1911 à Turin la première exposition d'estampes populaires italiennes, dans le cadre de l'Exposition d'ethnographie italienne liée à la commémoration du cinquantenaire de l'Unité. Voir Paolo Toschi, Stampe popolari italiane dal XV al XX secolo, Milan, 1965.
25 Voir Georges Duplessis, op. cit., et Marcel ROUX, Un siècle d'Histoire de France par l'estampe. Collection de Vinck, inventaire analytique, t. IV, Paris, 1929, p. 29-148.
26 Voir le catalogue de l'exposition Musée de la Révolution française. Premières collections, (Vizille 4 juillet - 16 décembre 1985), s.l, 1985.
27 Gazzetta urbana veneta, 11 avril 1795.
28 Ibid., 19 octobre 1796 et 14 septembre 1796.
29 Ibid., 25 juin 1794.
30 Ibid., 5 septembre 1789.
31 Ibid., 28 octobre 1789.
32 Cité par Guy Dumas, La fin de la République de Venise, op. cit., p. 172.
33 J. J. de Lalande, Voyage en Italie, VII, Genève, 1790, p. 151, cité par Mario Infelise, I Remondini di Bassano. Stampa e industria nel Veneto del Settecento, Bassano, 1980, p. 42.
34 Cité par M. Infelise, op. cit., p. 77.
35 Luigi Zellini, Varie délia stampa in Bassano, thèse manuscrite, 192 f., 1894 (M.C.B.).
36 Mario Infelise, I Remondini di Bassano, op. cit., et L'editoria veneziana nel Settecento, Milan, 1989.
37 Catalogo délie stampe (...), s.l. (Bassano), 1791, conservé en annexe du Catalogus librorum omnium Venetis editorum qui aut typis vel sumptibus Remondiana-nis impressi sunt..., s.l. (Bassano), 1793 (M.C.B.).
38 Catalogo délie stampe in ramo e in legno e délie varie carte che si lavorano in Bassano presso la ditta Giuseppe Remondini e figli (...), Bassano, 1797, (R.B.M.).
39 Gravures de Bonato d'après Huet, Lo stendardo nationale, II tamburro nationale, Partenza all'assedio délia Bastiglia, II piccolo attacco délia Bastiglia, la Bastiglia distrutta, II punto d'onore ossia il piccolo duetto, ibid. p. 21.
40 Appendice al catalogo pubblicato nel 1797..., Bassano, 1799, (M.C.B.).
41 Gravures d'Ambrosi, d'après Wilkins, Le quattro più celebri vittorie navali riportate dagl'Inglesi sui Francesi..., n° 600 et A. Zaffonato et G. Venzo, d'après Sin-gleton et la marquise de Bréhan, Due rami in piedi in F° reale rappresentanti : Lui-gi XVI al Tempio nell'atto di scrivere il suo testamento - Maria-Antonietta alla Concergerie che riceve la benedizione prima di passare al supplicio, n° 700, ibid. On consultera également la récente réimpression du catalogue de 1803 : Catalogo délie stampe incise e délie carte di vario génère délia ditta Giuseppe Remondini e figli, Bassano del Grappa, 1990.
42 Luigi Zellini, Varie délia stampa a Bassano, op. cit. p. 146.
43 Son activité ne reprendra réellement à plein que dans les années 1820, à la faveur du développement de la lithographie.
44 Gazzetta urbana veneta, 5 septembre 1789.
45 Ibid.
46 Ibid., 19 décembre 1789.
47 Ibid., 31 août 1791. Gravure anonyme, Prospetto dell'Assemblèa Nazionale di Francia (R.B.M.); Immagini..., p. 33.
48 Voir note 121.
49 Paul Hazard, La Révolution française et les lettres italiennes, Paris, 1910, (réimpression, Genève, 1977).
50 Epistolario Remondini (M.C.B.).
51 Voir par exemple gravure anonyme, Quattro rittratti nascosti di singolare somiglianza degli infelici Re e Regina di Fronda..., Rome, chez Franzetti (R.B.M.); Immagini..., p. 37.
52 Gravure d'Arcangelo Magini d'après Flous et Beau, Fine tragica di Luigi XVI (...) (A.M.C.R.); Immagini..., p. 40.
53 Gravure anonyme, Rame rappresentante il barbario assassinio di Maria-Anto-nietta Regina di Francia... (R.B.M.); Immagini... p. 41.
54 Gravure anonyme, L'infelice principessa Elisabetta sorella di Luigi XVI condotta al palco (...) (R.B.M.); Immagini..., p. 41.