Numa Sadoul, Dessinateurs de presse, Glénat, 2014, 25.50€, nombreuses illustrations.
On lira avec une certaine jouissance ce recueil d’interviews de 8 dessinateurs de presse de premier plan, tous français sauf Willem (Pays-Bas) et Kroll (Belgique). Rares sont les interviews papier qui permettent de s’immerger avec une telle intensité dans l’univers de dessinateurs, d’arpenter leur monde, leurs pratiques professionnelles, leurs coups de gueules et autres postures morales ou philosophiques. Il faut saluer le travail de l’énergique interviewer Numa Sadoul, écrivain, homme de théâtre et journaliste. On regrettera sans doute quelques maladresses et notamment l’obsessionnelle conviction que le dessin de presse ne peut-être que « de gauche » (conviction démentie par certains dessinateurs plus férus du passé…), mais dans l’ensemble, ces entretiens permettent aux dessinateurs qui se sont volontiers prêtés au jeu de dévoiler bien des aspects de leur personnalité et de leur travail. Dans ce genre d’exercice, la langue orale retranscrite à l’écrit traduit on ne peut mieux l’originalité de chacun. Le fait de réunir ces interviews en recueil favorise également les comparaisons, valorise les particularités ou au contraire permet de saisir ce qui réunit ces créateurs dans une même communauté.
Numa Sadoul a accordé dans ces entretiens une large place à « l’affaire Siné », demandant à tous de se positionner, chacun détaillant sa version de la crise. L’affaire hante d’autant plus les esprits que les entretiens ont débuté en 2006 puis mis à jour en juin 2009, pour être finalement publiés en… 2014 !
Le grand écart chronologique n’enlève rien à l’intérêt de l’ensemble mais on aurait trouvé le recueil encore plus réussi si d’autres dessinateurs (et pas seulement Plantu) avaient été sollicités. La « radiographie » du dessin de presse contemporain francophone n’en aurait été que plus précise et représentative. Comment ne pas déplorer l’absence de dessinateurs de province (Iturria ou Chaunu par exemple) ou travaillant en Suisse ?
Question de la formation artistique, crise de la presse, renforcement des intégrismes, liberté d’expression et procès encourus, liens que le dessinateur entretien avec ses cibles (les politiques notamment), rapport avec des rédactions plus ou moins distantes, rôle et impact du dessinateur dans la société, pratique connexe de la bande dessinée, de l’illustration ou de la publicité, ces riches entretiens livrent un regard passionnant sur ce drôle de métier dont le fond de commerce consiste à commenter le réel de manière décalée tout en exprimant une opinion tranchée.
Entre un Charb qui refuse d’envoyer plusieurs dessins à une rédaction (le journaliste propose-t-il au choix plusieurs papiers sur un même sujet ?), Cabu très en colère contre Siné, Kroll taxé d’antisémitisme tout en étant proche de Plantu, Luz DJ la nuit et dessinateur le jour, Pétillon passé de la BD au Canard Enchaîné, Siné qui avoue jouer de la provocation mais constate l'impuissance du dessinateur à améliorer le monde, Willem qui s’est débarrassé de tous ses albums de Wolinski quand ce dernier a accepté la Légion d’honneur, et le dit Wolinski qui assume pleinement son goût pour le cul et pour le fric, le lecteur trouvera dans ces entretiens une mine d’anecdotes mais également une source inépuisable pour réfléchir à l’évolution d’un métier en crise.
GD, mars 2014