LA SOCIETE ULTRA-ORTHODOXE A L'EPREUVE DE L'ANIMALISATION CARICATURALE dans la revue satirique israélienne Shpitz, par Yonith Benhamou

Par Yonith Benhamou, doctorante à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales sous la direction de Jean Baumgarten

« En Israël, il n’y a pas de Canard Enchaîné ou de Charlie Hebdo, et les caricatures qui sont publiées dans la presse israélienne sont trop consensuelles. Les caricaturistes ont peur de la critique, alors nous avons pris le parti de publier une revue plus mordante, plus controversée », raconte Nissim Hezkiyahu[1], rédacteur en chef de la revue Shpitz. Shpitz signifie en yiddish « acerbe », à cause du ton insolent et polémique de la revue. Cette dernière paraît pour la première fois en 1993, en même temps qu’est fondée l’Association des caricaturistes israéliens qui regroupe alors une quinzaine de caricaturistes israéliens, dont le caricaturiste franco-belge Michel Kichka, qui a émigré en Israël en 1974. L'Association est présidée au départ (de 1993 à 2004) par Nissim Hezkiyahu, qui a fait ses débuts dans Maariv LaNoar et qui est désigné comme rédacteur en chef de la revue Shpitz, publiée chaque trimestre. En février 1994, la revue Shpitz publie son cinquième numéro intitulé « Du noir dans les yeux », entièrement dédié à la population ultra-orthodoxe.

L’animalisation dans la revue Shpitz n’est qu’un des nombreux ressorts du comique employé, qui reflète le fort sentiment d’impuissance de la population laïque israélienne face à la domination croissante de la population ultra-orthodoxe.

L'animalisation est un thème récurrent : «… la métaphore animalière ne manque pas d’atouts pour qualifier et disqualifier les « bêtes » politiques qui nous gouvernent, mais également brocarder les élites sociales, religieuses et culturelles, voire même symboliser les Etats ou encore les partis »[2] Il s’agit d’un élément classique de la grammaire caricaturale. Ce bestiaire signifiant a pour objectif de dévoiler la véritable nature de celui qui est représenté. L’animalisation serait ainsi un art fondé avant tout sur la métaphore, qui sert à exagérer les caractéristiques physiques.

A titre d’exemple, j’ai choisi d’analyser et de commenter ici quelques images probantes.

La métaphore de l'âne revient plusieurs fois dans la revue. Le mot "ḥamor", l'âne en hébreu, est utilisé fréquemment dans la Torah. L'âne est utilisé pour transporter des personnes ainsi que de la marchandise, mais le Messie est également présenté comme arrivant à dos d'âne. Cette tradition fait référence au livre de Zacharie qui prophétise que le Messie arrivera monté sur un âne.

Ainsi, Moshik Lin[3] fait figurer les leaders de deux branches opposées de l'ultra-orthodoxie (voir la 1ière illustration ci-dessous après les notes).

Shpitz, Shaḥor be-eynayim, n°5, February 1994, p. 23, caricature de Moshik Lin

Shpitz, Shaḥor be-eynayim, n°5, February 1994, p. 23, caricature de Moshik Lin

A gauche, on retrouve le leader des "Mitnaggedim", Elazar Shach[4], dont le fief est à Bnei Brak, une ville ultra-orthodoxe près de Tel-Aviv, et à droite, le leader des Ḥassidim de Lubbavitch[5].

La question de l’interprétation messianique était désormais déléguée aux dirigeants des différentes factions du mouvement[6]. Dans cette caricature, les deux rabbis s’affrontent dans un duel à dos d’âne, chacun armé d’une lance, et tenant un drapeau proclamant qu’il est « le messie ». En même temps, la venue du Messie est censée être précipitée par la prière et l’observance des commandements de la Torah, hors ici il y a une sorte de renversement parodique puisqu’il s’agit de deux guerriers. De plus, Elazar Shach critiquait de façon virulente Schneerson, l’accusant d’être un faux-messie et d’alimenter un culte de la personnalité. En effet, à partir des années 1950, les disciples du rabbi Schneerson ont développé l’idée selon laquelle il serait le Messie. Cette croyance a atteint son paroxysme dans les années 1990, et a été largement critiquée. Ainsi, Elazar Shach a appelé au boycott du mouvement Habad[7] et de ses institutions. Yated Ne’eman, le journal ultra-orthodoxe de la branche des Mitnaggedim, a relayé plusieurs articles faisant état des propos du mouvement Habad et apportant son support à Shach en affirmant que le mouvement Lubbavitch devenait une secte dissidente du judaïsme.

Le Messie est également représenté à dos d’âne sur une caricature d’Amos Ellenbogen. Le religieux en shtreimel[8], se tenant devant une barrière, lui signale que la rue est fermée le shabbat et qu’il ne peut donc pas passer, tout Messie qu’il soit.

Shpitz, Shaḥor be-eynayim, n°5, February 1994, p. 30, caricature d’Amos Ellenbogen

Shpitz, Shaḥor be-eynayim, n°5, February 1994, p. 30, caricature d’Amos Ellenbogen

Shpitz, Shaḥor be-eynayim, n°5, February 1994, p. 30, caricature d’Izhar Cohen

Shpitz, Shaḥor be-eynayim, n°5, February 1994, p. 30, caricature d’Izhar Cohen

Sur la même page, un centaure, moitié homme barbu-moitié âne se tient le torse bombé, pendant que deux religieux, affublés de shtreiml, chuchotent derrière son dos : « Il est écrit qu’il arriverait sur un âne blanc, mais je ne suis pas sûr que ce soit tout à fait sous cette forme. » Il s’agit là d’un animal hybride, donc impur, mais également d’une créature fabuleuse mythique (mi-homme mi-âne au lieu de mi-homme mi-cheval) d’où l’hésitation des deux hommes à savoir s’il s’agit bien du Messie ou pas. En même temps, c’est un clin d’œil de l’auteur, qui tourne en dérision la fameuse légende qui indique que le Messie arriverait sur un âne.

Enfin, il faut citer le conte de Sefi Ben-Yossef sur le thème de l’âne, accompagné d’une illustration de Michel Kichka.

LA SOCIETE ULTRA-ORTHODOXE A L'EPREUVE DE L'ANIMALISATION CARICATURALE dans la revue satirique israélienne Shpitz, par Yonith Benhamou

L’histoire se déroule dans la région de Podolie (actuelle Ukraine), centre majeur de diffusion du courant hassidique à partir du milieu-fin du XVIIIe siècle. La propagation du hassidisme voit également renaître toute une tradition de contes et de légendes destinés à diffuser les valeurs de cette nouvelle doctrine, mais également à mettre en avant les miracles accomplis par les nouveaux héros qu’allaient devenir les rebbe, les tzaddiks, c'est-à-dire les principaux maîtres de ce courant mystique.[9] Ainsi, il s’agit ici de l’histoire de deux frères qui n’avaient pour seule richesse qu’un âne, vieux et décharné, qu’ils surnommèrent ‘Herschel’[10]. Un jour, fatigués de vivre dans la pauvreté, ils entreprirent de rejoindre la Terre Sainte (Israël). Au cours de leur périple, long et éprouvant, leur bête, leur unique richesse, rend l’âme. Pendant deux jours, les deux mendiants éplorés, restent sur la tombe de l’animal, aux portes de la Terre Sainte. Un bon juif qui venait à passer par là, entend leur histoire et s’empresse de répandre la nouvelle tout autour de lui. Ainsi, les gens de la ville s’affairent pour réunir de l’argent et de la nourriture afin de construire un tombeau digne de ce nom à la gloire de l’âne, et de subvenir aux besoins de ses deux protégés jusqu’à la fin de leurs jours. De là, l’auteur s’amuse à faire des anachronismes : la population collecte non seulement de l’argent, mais aussi « les cartes de crédit en bon état », elle devrait également verser aux deux mendiants, en plus de s’occuper de l’entretien du tombeau, « un salaire, une retraite généreuse, un fond d’épargne, des indemnités minimum journalières et un voyage annuel à Londres avant les fêtes de Noël. » Le lieu devint ainsi un lieu saint de pèlerinage pour les femmes qui venaient demander à l’âne qu’il leur accorde la santé, la fertilité, qu’il leur donne des enfants doués et intelligents, de bons maris, etc.

Les contes hassidiques ont normalement pour objectif de diffuser des maximes, des conseils moraux afin de transmettre les valeurs et l’éthique du judaïsme. Ici, l’auteur tourne en dérision ce genre littéraire tout en critiquant férocement la population ultra-orthodoxe, en ridiculisant leurs croyances, et en évoquant le thème récurrent du religieux qui ne travaille pas et se fait entretenir par le reste de la population, qui vit aux crochets des autres. Il critique également à la fin la pratique populaire qu’on appelle « le culte des saints », c'est-à-dire cette vénération pour un saint qui consiste en des prières ainsi qu’en des demandes de réalisation de vœux. Par là, Sefi Ben Yossef dénonce la croyance populaire selon laquelle le saint accomplit des miracles dès lors qu’il est invoqué, rend les femmes stériles fertiles, guérit les maladies, etc. Les religieux sont présentés comme des charlatans, des vendeurs de rêves, qui maintiennent le peuple dans un faux-savoir.

Enfin, le fait qu’un âne soit canonisé démontre bien à quel point l’auteur se moque de ce rituel. Un saint est censé avoir consacré sa vie à l’étude des textes, avoir mené une vie exemplaire. Hors ici, c’est l’âne, animal bête et idiot, qui accède au statut de ‘saint’.

« La figure de l’âne, particulièrement grotesque, permet de montrer le mépris dans lequel on tient un adversaire, en lui déniant toute qualité périphérique. Le quadrupède symbolise la nullité parfaite, une forme de déclassement intellectuel, moral et biologique […] »[11]

La figure de l’âne est donc plutôt ambiguë, tantôt perçu comme animal noble, portant le Messie sur son dos, comme nous l’avons vu précédemment, tantôt comme un animal vieux et décharné, une bête de somme. En Israël, « l’âne du Messie » fait également référence à l’image employée par le rabbin sioniste du XXe siècle, Abraham Kook, qui utilisa cette parabole pour signifier la création de l’Etat d’Israël. En effet, l’âne représente aussi le Juif laïque, symbole de la matérialité, qui en ferait le véhicule de Dieu, en créant l’état-nation Israël. Ce même thème a été évoqué pour justifier certaines idéologies nationalistes et religieuses. Sefi Rachlevsky, auteur israélien du très controversé livre nommé L’âne du Messie[12], a crée une grande polémique en Israël en utilisant cette image pour faire valoir que l’ultra-orthodoxie a pris le dessus sur la laïcité en Israël. Ainsi, l’acte de monter un âne serait le symbole de la souveraineté du Messie sur la matérialité et le monde laïque représenté par l’âne. L’âne du conte de Sefi Ben-Yossef, symbole même de la matérialité, qui se retrouve vénéré, est donc un véritable pied de nez aux religieux.

Au fil des pages, religieux, religion, Dieu, clichés et stéréotypes, rien ni personne n’est épargné à travers des caricatures, mais aussi des textes et des bandes dessinées, réalisés spécialement pour la revue par les caricaturistes de l’Association. Pour cela, l’animalisation est un procédé privilégié par les caricaturistes de la revue Shpitz, que ce soit avec l’âne comme on vient de le voir ici, ou encore avec des animaux hybrides mi-cochon mi-poule qui jouent sur la complexité des lois alimentaires dans le judaïsme (cacheroute). Le cochon est, à juste titre, l'animal le plus traité dans la revue. Animal hybride, symbole d'impureté, de la luxure et des plaisirs charnels, mais également figure de l'antijudaïsme, il cristallise tous les tabous, ce qui lui vaut une place prépondérante dans les différents registres de la caricature. Ou encore avec un ultra-orthodoxe représenté par une chèvre qui symbolise la luxure et la lubricité du personnage afin de dénoncer l’hypocrisie de la religion.

NOTES :

[1] Extrait d’un entretien réalisé le 19 juin 2012 à la cinémathèque de Tel-Aviv, Israël

[2] Guillaume DOIZY et Jacky HOUDRE. Bêtes de pouvoir – Caricatures du XVIe siècle à nos jours. Nouveau Monde éditions ; 2010

[3] Shpitz, Shaḥor be-eynayim, n°5, February 1994, p. 23

[4] Elazar Menachem Man Shach (1er janvier 1899, Wabolninkas, Lithuanie – 2 novembre 2001, Jerusalem, Israël) figure publique du courant et stratège politique.

[5] Les Hassidim de Lubbavitch représentent l’une des branches les plus importantes du Hassidisme contemporain. En 1990, le rabbi Menachem Mendel Schneerson (5 avril 1902, Nicolaev, Kherson, Ukraine (ex-URSS) – 12 juin 1994, New-York, Etats-Unis), leader des Ḥassidim de Lubbavitch, victime d’un accident cérébral, devint incapable de parler. Il est décédé quelques mois après la parution de ce numéro de la revue Shpitz en 1994. On ne sait donc pas qui est précisément le personnage représenté sur cette caricature.

[6] Après la mort du rabbi, le mouvement Lubbavitch fut divisé en deux camps rivaux : d’un côté, ceux qui pensaient que Schneerson était le Messie, et de l’autre côté, ceux qui n’y croyaient pas.

[7] Le mouvement est également appelé « Habad-Loubavitch ». « HaBaD » en hébreu est un acronyme pour les trois facultés intellectuelles que sont ‘hokhmah’, la sagesse ; ‘binah’, la compréhension ; et ‘daat’, la connaissance. Le terme de « Loubbavitch » correspond à la ville de Russie Blanche, aujourd’hui située en Belarus et où le siège du mouvement avait installé son siège pendant plus d’un siècle. Le mouvement est une branche du Hassidisme fondé au XVIIIe siècle.

[8] Shtreiml : chapeau de fourrure porté le Shabbat et lors des fêtes religieuses par les juifs ultra-orthodoxes.

[9] Voir à ce sujet : Jean BAUMGARTEN. La naissance du hassidisme. Mystique, rituel et société (XVIIIe – XIXe siècle) ; Albin Michel, 2006 et Récits hagiographiques juifs ; Patrimoines judaïsme, Paris, Le Cerf, 2001

[10] Un nom qui renvoi encore une fois à la tradition hassidique puisqu’il fait peut-être référence à Herchel d’Ostropol, un bouffon engagé pour tenter de guérir la mélancolie de Borukh de Miedzibozh (1753-1811), le petit fils du Baal Shem Tov, considéré comme étant le fondateur du hassidisme.

[11] Guillaume DOIZY et Jacky HOUDRE. Bêtes de pouvoir – Caricatures du XVIe siècle à nos jours. Nouveau Monde éditions ; 2010

[12] Sefi RACHLEVSKY. Hamoro shel Mashiah. Yediot Aharaonot, 1998.

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