Philippe Vatin, Voir et montrer la guerre, Presses du réel, 680 p., 30 euros.
Le centenaire de la Grande guerre a suscité finalement la publication d'un nombre restreint d'ouvrages d'analyse sur les images produites pendant la conflit. Il faut donc saluer cet important "pavé" de quasi 700 pages édité par les Presses du réel. Pour comprendre le phénomène de pilonnage visuel pendant la première guerre mondiale, Philippe Vatin s'est intéressé à toutes sortes d'images dessinées ou peintes, des carnets de soldats à la "grande" peinture, des affiches pour l'Emprunt aux cartes postales, des dessins de presse aux lithographies de diffusion restreinte. Et donc à toutes sortes de fonctions : témoignage, information, propagande, protestation…
Philippe Vatin n'a pas visé l'exhaustivité, mais pratiqué des sondages sélectifs. S'il lui a été possible d'explorer l'ensemble des affiches produites pendant la guerre en s’appuyant sur des archives pour analyser l’évolution des stratégies propagandistes à l’œuvre en terme de diffusion des affiches d’un emprunt à l’autre, s'il a comme aucun autre jusque-là en France étudié l'œuvre du dessinateur hollandais Raemaekers, trop mal connu de nos jours bien qu’omniprésent pendant la Grande Guerre dans la presse alliée, s'il s’est intéressé à certaines expériences éditoriales peu explorées jusque-là (L'Elan par exemple) ou à certains peintres passionnants, il a sans doute jeté un regard (trop) rapide sur les innombrables caricatures publiées dans la presse (la grande presse quotidienne est quasiment ignorée) ou les images innombrables parues sous forme de cartes postales.
L’auteur étudie autant les images patriotiques que leur pendant hostile à l’union sacrée et à la guerre, c'est-à-dire la production iconographique pacifiste. Si le premier ensemble demeure facile à définir, l’interprétation des images qui ne correspondent pas au canon du tout venant visuel « anti-boche » et « patriotard », fait parfois l’objet d’une surinterprétation que nous ne suivons pas tout à fait. Il est possible que nous ayons trop tendance à réduire l’iconographie de guerre à quelques stéréotypes sans percevoir la très grande diversité des images non seulement produites pendant le conflit mais en plus tolérées sinon encouragées par les autorités. C’est le cas de Steinlen notamment, que nombre d’historien d’art (Philippe Vatin également) décrivent comme hostiles à la guerre en appuyant leur analyse sur les nombreux dessins très noirs réalisés par l’artiste représentant des civils ou des soldats permissionnaires. Steinlen a été de bout en bout considéré par le gotha de la critique de l’époque comme un artiste patriote, sans que sa manière soit jugée le moins du monde défaitiste ou pacifiste.
L’intégration de Steinlen et de quelques autres dans le camp pacifiste permet créer un continuum d’images hostiles à la guerre qui prendrait naissance pendant le conflit pour se prolonger après la fin des hostilités. Un point de vue difficile à tenir sauf à surinterpréter certaines images ou à mettre sur le même plan une gravure tirée à 30 exemplaire pendant la guerre et des œuvres peintes présentées au « grand » public après guerre. La production d’images inspirées par le pacifisme (qu’on retrouve principalement dans la presse d’extrême gauche, là encore trop peu évoquée) a été en fait extrêmement marginale en France, les élites artistiques ayant fort peu brillé de ce côté-là avant comme après la guerre !
Difficile évidemment d’appréhender de telles masses documentaires et l’étude de Philippe Vatin a le mérite de proposer des immersions dans des univers que des études séparées ne parviennent pas à rapprocher. Mais si l'auteur appuie son analyse sur des éléments analytiques, méthodologiques et statistiques pertinents (évolution des thèmes notamment), le lecteur peut éprouver une certaine gène lorsqu'il s'agit de passer d'un genre à un autre au fil des chapitres du livre, finalement assez hétéroclites. La volonté d'embrasser une telle diversité de type d'images et de supports, pour ambitieuse qu'elle soit, demeure très délicate et la conclusion laisse le lecteur sur sa faim, pourtant imprégné de données très intéressantes et toujours en quête d’une synthèse annoncée en introduction, mais jamais accouchée... Manque peut-être à cet ouvrage une thèse forte, comme celle du livre Le Silence des peintres de Philippe Dagen.
Une lecture néanmoins incontournable pour tous ceux qui se passionnent pour l’histoire de l’image et notamment l’histoire de la caricature et du dessin de presse.
GD, juillet 2014