Par Guillaume Doizy
Dans une « Self Interview » publiée par Paris Match le 13 mars 1965 qui témoigne de la notoriété acquise par le dessinateur Bosc (dont on peut voir nombre de dessins en cliquant ici), l’artiste explique avoir commencé sa carrière de dessinateur en 1952 dans Paris Match, puis il égrène quelques nom d’organes de presse auquel il a collaboré depuis : Punch, Esquire, France-Observateur. Dans cette liste lacunaire, Bosc n’évoque pas un journal qu’il vient juste de quitter : l’hebdomadaire Minute, auquel il a fourni des dessins depuis 1962 et avec lequel il cesse de collaborer le 19 février 1965 c'est-à-dire un mois avant que paraisse l’interview. Dans les biographies plus ou moins officielles de l’artiste ou rédigées par ses amis et éditeurs, l’hebdomadaire fondé par Jean Devay n’est quasiment jamais cité[1]. Et pourtant, Minute n’a rien d’une petite feuille. Il s’agit alors d’un des hebdomadaires politiques les plus en vue en France avec un tirage qui avoisine les 160 000 exemplaires en 1965, un journal fondé dans des conditions extraordinaires, puisqu’il paraît quelques semaines après la signature des accords d’Evian et deux jours avant le référendum d’autodétermination de l'Algérie (8 avril, 90% de oui), tandis qu’une fraction de l’Armée française se cabre contre l’indépendance qui se profile.
La collaboration de Bosc au journal Minute ne laisse pas d’étonner. Comment expliquer la présence de l’humoriste dans les pages de l’hebdomadaire de gauche France-Observateur jusqu’en 1963, et à Minute de 1962 à 1965 ? Comment expliquer que Bosc fasse la « une » de Minute dès son premier numéro, témoignant d’un intérêt particulier de la part de la direction du journal et de son directeur Jean-François Devay, un « brillant journaliste parisien »[2] qui ne cache pas ses sympathies pour l’Algérie française derrière ses attaques contre de Gaulle ? Comment expliquer cette collaboration de plusieurs années à un hebdomadaire très vite perçu comme pro OAS alors que Bosc a été condamné en 1961 pour un dessin antimilitariste publié dans France Observateur[3] et qu’il sera dépeint plus tard par l’historien de l’art Michel Ragon sous les traits d’un héros antimilitariste[4] et anticolonialiste à l’égal de Siné[5] ?
Une question qui ne concerne pas uniquement Jean Bosc, né en 1924 et suicidé en 1973, mais toute une génération de dessinateurs puisque, dès ses débuts, Minute accueille le trait de talents devenus fameux : Topor, Cardon, Serre[6], Gébé, Sempé, etc[7].
Minute, un Canard enchaîné de droite ?
Rien n’est plus compliqué que de caractériser ce nouvel hebdomadaire fondé le 6 avril 1962 par Jean-François Devay, journaliste qui vient de quitter Paris-Presse avec plusieurs collègues par désaccord sur la question algérienne. Une semaine après la naissance du journal, l’hebdomadaire de gauche France-Observateur pour lequel travaille alors Bosc, évoque ce nouveau venu de la presse : « l’ancien échotier mondain de Paris-Presse, qui a emmené avec lui toute son équipe, a étalé sur douze pages d’un format demi-quotidien, dont la présentation ressemble étrangement à celle de Paris-Jour (…) sa chronique d’échos, d’indiscrétions et de perfidies en tous genres. (…) Il est peu probable qu’une telle formule permette à J. F. Devay d’enlever des lecteurs au Canard enchaîné, si tel est du moins son objectif »[8]. Évocation très éclairante de la part d’un journal de gauche qui, sans sembler très enthousiaste à l’idée de cette nouvelle parution bien qu’un de ses dessinateur y soit en « une », la compare au plus célèbre journal satirique français du XXe siècle. Devay lui-même interpelle ses lecteurs dès le second numéro de Minute pour évoquer le succès du journal et expliquer que Minute « n’a personne derrière lui, ni mécène, ni trust, ni parti, ni fonds secrets. A ce propos sachez tout de suite que toutes les opinions politiques sont représentées dans notre équipe. Dimanche, il y en a qui ont voté « oui », d’autres qui ont dit « non », d’autres qui ont gribouillé leur bulletins et d’autres qui sont allés à la pêche. Mais nos opinions personnelles, nous les laissons au vestiaire quand nous venons travailler à Minute. Quitte à les reprendre à la sortie ! (…) En d’autres temps, on parlait de bourrage de crâne. Aujourd’hui, on parle d’intoxication mais c’est la même chose. En beaucoup plus grand ! À Minute, nous n’aimons pas le bourrage de crâne. D’où qu’il vienne… »[9]. Si la terminologie peut évoquer celle du fameux Canard, le « ni droite, ni gauche » traduit une toute autre approche journalistique qui masque en fait une sensibilité nationaliste. Le 27 avril, Devay persiste et signe. Il répond à un lecteur (peut-être factice) qui s’interroge sur la couleur politique du journal : « vous n’avez pas trouvé de ligne politique dans Minute, répond Devay, parce qu’il n’y en a pas. Nous sommes une équipe de journalistes venus de tous horizons avec une seule idée en tête : dire librement ce que nous savons sans avoir à ménager personne ».
Loin d’être l’organe d’un parti ou d’une cause dans ses premières années, Minute vise avant tout le scoop journalistique et de plus en plus la polémique, qui lui vaudront dans la seconde moitié des années 1960 des dizaines de procès pour diffamation, mais également pour offense au président de la République[10]. Devay publie des indiscrétions plus ou moins scandaleuses sur le pouvoir en place ainsi que sur les « people » du temps, avec des photographies de plus en plus graveleuses. Dès les premiers numéros, le journal accorde une large place à l’OAS et offre à ses lecteurs des informations le plus souvent inédites, reproduisant parfois des documents « secrets » qui semblent attester d’une certaine proximité entre Devay et l’organisation. Quand France-Observateur[11] ou le Canard[12] fustigent l’OAS comme une organisation criminelle et dénoncent les « fascistes » à l’œuvre, Minute montre dans ses révélations une certaine complaisance vis-à-vis de l’organisation illégale, vis-à-vis également de Poujade et globalement de l’extrême droite. Cette sensibilité n’empêche nullement Devay de publier des dessins qui reflètent la ligne d’un journal « qui n’en n’a pas », aspect très intéressant du point de vue de l’histoire du dessin de presse : Bosc y attaque de Gaulle avec humour, Cardon se montre favorable aux revendications ouvrières[13] tandis qu’Agnese (qui a collaboré au Canard en 1959) pose un regard « neutre » sur la question algérienne[14]. Dessins « neutres », mais nullement favorables à l’indépendance de l’Algérie, ni critiques envers l’OAS.
Pour autant, Minute à ses débuts ne ressemble ni à Rivarol ni à Aspects de la France, organes dogmatiques d’extrême droite dans lesquels on retrouve les dessinateurs Leno alias Ralph Soupault et Ben notamment, puis la dessinatrice Chard, ni, comme on l’aura compris, au Canard enchaîné, plus porté au rire et à la satire et ancré à gauche contrairement à Minute. Le rapprochement entre les deux organes n’a rien d’incongru : à l’inverse d’autres journaux d’information de l’époque, Minute consacre une part importante de ses pages aux dessins d’actualité, auxquels s’ajoutent, autre différence avec le Canard, des photos de presse bien sûr, mais aussi des photomontages, véritable innovation pour ce type de périodique.
Si l’antigaullisme des débuts de Minute reste marqué par une certaine diversité idéologique, au fil des ans, Devay transforme le journal en organe qui se situe clairement et de plus en plus à la droite de de Gaulle. En 1971, alors qu’il se sait condamné par un cancer, Devay raconte son parcours dans un livre posthume intitulé Trois mois pour mourir. « Dès le premier numéro », explique-t-il en niant toute idée d’évolution de la ligne éditoriale, « l’aspect politique du journal sauta aux yeux. On lui colla immédiatement l’étiquette OAS. Il est vrai que, dès ce moment où elle était perdue, nous défendions ouvertement et publiquement l’Algérie française (…) Les bons confrères ne s’y étaient pas trompés. Tout de suite, ils nous vouèrent une haine féroce et implacable »[15]. Dans les dernières semaines qui précèdent sa mort, Devay se livre sans ambages : « … il est complètement grotesque de [nous] associer le mot « racisme ». Qu’on le veuille ou non (et nous n’en sommes pas plus fiers) les Arabes sont des Blancs comme nous (…) Les Arabes, au même titre que les Juifs, sont des blancs. Qu’ils soient la lie de notre race, c’est bien possible »[16]. En cette fin de juillet 1971, à la mort du journaliste, le quotidien Le Monde résume la dernière décennie de sa carrière : « c’est alors qu’il fonde l’hebdomadaire Minute dont le premier numéro parait le 6 avril 1962. Son succès commercial s’affirme rapidement. Tribune d’un style particulier et alors nouveau, où se mêlent la satire, la critique politique parfois féroce, les « révélations » et les règlements de comptes, Minute et son directeur se situent au carrefour des tendances de droite sur l’échiquier politique français en même temps qu’ils s’adressent tout particulièrement aux rapatriés d’Afrique du Nord » [17].
Reste l’épineuse question : à partir de quel moment a lieu le basculement ? Février 1965, lorsque Bosc quitte le journal ? Si Topor a fourni à Minute des dessins en 1962, si Siné passe une publicité pour Siné Massacre dans l’hebdomadaire de Devay en janvier 1963[18], Cardon cesse sa collaboration à l’hebdomadaire en septembre de la même année, « pour convenance politique personnelle » comme l’explique bizarrement Jean-François Devay en introduction d’un recueil de dessins publié par Minute, tout en choisissant pour la couverture un dessin de… Cardon ! Cardon quitte bel et bien le navire à ce moment-là pour désaccord politique majeur[19]. Le ton du journal a en effet bien changé, les textes et images graveleux y sont devenus fréquents ; la sensibilité d’extrême droite ne se cache plus. Début octobre 1963, Minute publie les souvenirs de Jacques Susini sous le titre « Nous, l’OAS ». Au début de l’année 1964, le 3 janvier, le lecteur découvre les « révélations du docteur Manskill », dernier médecin personnel du maréchal Pétain qui raconte les derniers jours de Darnand, chef de la milice. Le 7 février, une pleine page de dessins de Bosc paraît en vis-à-vis d’un long texte de Robert Brasillach, ancien rédacteur en chef de l'hebdomadaire Je suis partout fusillé à la Libération, qui évoquait les événements du 6 février 34. Le 27 mars, la couverture dénonce en gros titre : « L’invasion Algérienne en France ». En page 3, on peut lire que « cette fois, ce n’est plus de l’inquiétude, c’est de la peur. Le mot n’est pas trop fort. Paris a peur la nuit. Dans certains quartiers des XIIIe, XIVe, XVIIIe , XIXe, XXe arrondissements, le long des boulevards extérieurs, dès la nuit tombée, la pègre nord africaine attaque. Gestes déplacés envers les femmes, insultes aux hommes, provocations : on cherche l’incident à la faveur duquel on pourra voler, violer et même tuer ». Le 10 avril 1964, même ritournelle, cette fois en « une » contre « La Gangrène Algérienne – Comment « ils » envahissent nos hôpitaux dévalisent la sécurité sociale et discréditent ceux qui travaillent ». L’article sur deux pages fustige ces « « frères » qui débarquent chaque jour en France, [dont] une bonne part sont déjà malades. Vous pensez bien que ce n’est pas par amour propre national que le gouvernement de Ben Bella refuse aux autorités françaises le droit de participer à un quelconque contrôle sanitaire au départ des immigrants. Toute la combine s’effondrerait : celle qui consiste à envoyer ses malades se faire entretenir par la Sécurisé sociale française ». Enfin le 30 octobre la première page annonce dans une titraille imposante : « Assez de crimes algériens !! Assassinats, viols, rixes en hausse continuelle… Et la police avoue son impuissance ».
Si Sempé, Topor, Gébé ne dépassent pas la première année, si Cardon rompt avec Minute fin 1963 en raison de l’évolution politique du journal, Bosc, Serre, Solo et bien d’autres, sont encore collaborateurs de Minute au début de l’année 1965.
Bosc versus de Gaulle
Dans Minute, et comme la plupart des autres caricaturistes, Bosc produit deux types de dessins, qui sont tous dominés par l’approche humoristique plus que satirique : des dessins « politiques » visant de Gaulle, et des dessins « sociétaux », moins nombreux, s’intéressant à divers aspects de la vie quotidienne (les vacances, la pollution, etc.). Entre 1962 et 1965, l’hebdomadaire de Devay publie entre 5 et 20 dessins par numéro, avec régulièrement des pleines pages composées de plusieurs œuvres de divers dessinateurs ou d’un seul. Pour les pleines pages thématiques ou illustrées d’un grand et unique dessin, il s’agit en général de Bosc, Cardon et Serre. Dans l’ensemble, et même en considérant le 1er numéro de Minute avec un dessin en « une », Bosc n’a pas bénéficié d’un régime de faveur quant au nombre de vignettes publiées, ou même en ce qui concerne la place réservée à ses dessins par rapport aux caricaturistes évoqués ci-dessus. La collaboration de Bosc à Minute demeure irrégulière quant à la périodicité et la quantité des dessins retenus, avec une notable interruption entre mars et septembre 1963[20]. En fonction des numéros, on retrouvera un ou plusieurs dessins de notre artiste, seul au milieu d’une page de texte ou au contraire dans un environnement purement graphique. Minute ne semble pas avoir demandé à ses dessinateurs d’illustrer tel ou tel papier, mais a agrémenté, comme le Canard aujourd’hui dans la plupart des cas, ses pages en fonction de la production « spontanée » fournie chaque semaine par les dessinateurs. D’après Cardon, les dessinateurs n’avaient jamais affaire à Devay mais étaient reçus par le rédacteur en chef qui accueillait généreusement leur production[21].
Pour bien comprendre la nature de la production boscienne, il n’est pas inutile de comparer son travail à celui de Cardon ou à d’autres dessinateurs de Minute. En ce qui concerne la production « politique », la cible principale des dessins de Bosc se concentre, tout au long de la période, quasi uniquement sur un personnage : Charles de Gaulle. Si les autres dessinateurs visent également le général, ils ne le font pas tous de manière monomaniaque. Solo, Cardon et Serre notamment, s’intéressent à diverses figures de la vie politique française quand Bosc se focalise sur un seul homme. Cette très forte personnalisation des attaques réduit sans doute leur portée idéologique. Quand Cardon ou d’autres brocardent diverses personnalités de droite dont Pompidou, c’est un système qu’ils critiquent. Quand Bosc s’en tient à de Gaulle, c’est sans doute plus un style de gouvernance et une personnalité particulière qui constitue sa matière. A ses yeux, de Gaulle a surtout contre lui d’être un militaire ! L’option « humoristique » des charges de Bosc confirme cette appréciation. Les dessins de Bosc « contre » de Gaulle réalisés pour Minute ne diffèrent d’ailleurs pas notablement de ceux produits pour Paris Match ou pour l’hebdomadaire de gauche France-Observateur.
De fait, l’art de Bosc consiste à imaginer des déclinaisons graphiques autour de certains aspects du physique de de Gaulle, appréciés sous un angle métaphorique : la grande taille du général et son uniforme permettent d’insister sur son orgueil, sa dureté et son ambition, son nez démesuré facilitant l’identification[22] – tout comme l’uniforme - et le rire. Contrairement à Cardon qui ne cache pas dans Minute sa fibre sociale favorable aux ouvriers et hostile aux « exploiteurs » et qui déforme les traits du général, Bosc n’adopte jamais un ton dramatique et ne s’intéresse pas non plus aux victimes du gaullisme ou à ceux qui contestent de Gaulle et sa politique. La charge antigaullienne fonctionne de manière autonome, prétexte à des variations amusantes plus que cinglantes autour de sujets qui réfèrent plus ou moins directement à l’actualité : le référendum d’autodétermination, tel déplacement du président en province, son intérêt pour la bombe atomique, son omniprésence médiatique, etc. Cet humour qui s’en tient au « constat » et non à la dénonciation, se démarque bien sûr des dessins militants de Cardon mais également d’œuvres moins engagées qui relèvent du genre éditorial. Ces dernières collent aux événements sans chercher à explorer les effets propres à l’absurde et au non sens que l’on retrouve chez Bosc avec un rare talent. Si tous les dessinateurs jouent de la métaphore des corps, Bosc s’interdit quasiment toujours de moduler chez de Gaulle les expressions du visage, déniant en quelque sorte à sa victime toute dimension émotive, cette froideur annihilant tout effet dramatisant de l’image et imposant une distanciation importante entre le lecteur et la « victime » du dessinateur. De fait, chez Bosc, de Gaulle ressemble plus à un pantin qu’à de Gaulle, à un objet qu’à un humain ! Bosc privilégie les jeux de rapports de taille, de postures, de métamorphose et de combinatoire. Contrairement à ses confrères, il ne fait quasiment jamais parler son personnage fétiche, privilégiant la mécanique visuelle « silencieuse » dans laquelle de rares mots deviennent parfois à leur tour des objets. Parmi les procédés auxquels recourt Bosc, celui de l’animalisation : contrairement à la tradition qui émerge dès la naissance de la caricature politique, l’animal choisit n’a pas pour objectif de dégrader l’adversaire, mais plutôt de caractériser une situation : lorsque de Gaulle est transformé en chameau, c’est pour évoquer l’Algérie ; en lion, pour montrer qu’il « dévore » les députés, c'est-à-dire qu’il phagocyte le parlement ; en éléphant pour témoigner de sa capacité à ébranler la constitution. Loin de la palette des prédateurs ou des animaux « inférieurs » (porc, insectes, âne) l’animalisation chez Bosc tourne une fois de plus le dos au genre satirique, et relève plutôt du commentaire distancié.
La présence de Bosc à Minute reflète sans aucun doute la double nature de l’hebdomadaire à ses origines : un journal politique qui cherche à s’entourer de plumes ou de crayons déjà connus et qui valorise un rapport à l’actualité dans lequel domine une certaine pluralité. Avec Bosc, Devay souhaitait sans doute frapper le lecteur, se donner une image d’antigaullisme intellectuel, raffiné, moderne et non partisan. La diversité des dessinateurs et des styles (le graphisme de Bosc, les saillies sociales de Cardon et les étrangetés de Topor en témoignent) reflète la volonté de Devay de ne pas s’enfermer dans une ligne précise tout en se parant d’une certaine originalité visuelle que l’on ne retrouve pas alors dans un journal d’échos de droite comme Aux écoutes par exemple[23], ni a fortiori dans la presse quotidienne ou militante.
La collaboration de Bosc jusqu’à une date relativement avancée au journal Minute, alors même que l’hebdomadaire défend ouvertement le retour de l’Algérie française et fustige les algériens dans une veine violemment raciste, peut étonner le lecteur d’aujourd’hui. Mais si à l’époque nombre de dessinateurs se distinguent par leur ancrage idéologique à droite ou à gauche, d’autres, comme Bosc, font finalement figure d’apolitiques, capables de dessiner pour des supports idéologiquement très variés. L’immense prestige international de de Gaulle, son rôle politique et son omniprésence médiatique depuis 1958 ont favorisé l’émergence d’un humour « antigaullien » distancié et non militant, nourri chez Bosc par l’antimilitarisme. En l’absence d’une correspondance qui permettrait d’analyser les sentiments de Bosc à l’égard de Minute, on peine à cerner les mobiles exacts de cette collaboration de quatre années à un journal qui se droitise rapidement, collaboration qui pose néanmoins la question de la caution apportée par le dessinateur au journal. Bien que Bosc finisse par cesser toute collaboration avec le journal, il nous semble difficile de souscrire à cette phrase de Michel Ragon qui, s’adressant de manière posthume à Bosc, écrit à propos de son traitement de la question algérienne : « vous avez été l’un des plus courageux dessinateurs de votre temps [24]».
Une chose est certaine : au travers de son humour graphique anti gaullien, Bosc ne défendait nullement les thèses droitières et colonialistes de Devay. Il se limitait dans un style épuré – et avec quel brio !- à jouer des traits du général les plus connus et les plus exploités par le dessin de presse et d’humour contemporains, participant à la désacralisation de cet homme fort de la Ve République. Depuis l’entre deux guerres, le dessin satirique a de plus en plus opté pour un commentaire distancié de l’actualité. Une vogue en partie renouvelée après la seconde guerre mondiale par l’humour graphique importé des USA et expérimentée avec talent par des dessinateurs comme Chaval, Mose, Maurice Henry ou encore notre fameux Bosc.
Aubaine pour les dessinateurs débutants, Minute a sans doute constitué une collaboration relativement lucrative pour un dessinateur déjà connu et apprécié tel que Bosc. Un dessinateur qui n’a pas eu particulièrement à s’adapter à un « objet » éditorial complexe et particulièrement intéressant du point de vue de l’histoire du dessin de presse, un objet qui a évolué avec une rapidité extrême suite à sa fondation dans une situation politique et sociale explosive.
Guillaume Doizy
[1] Comme par exemple dans Bosc, L’Armée, Denoël, 1987 ; Bosc, Alles bloss das nicht !, Diogenes Verlag, 1974.
[2] Claude Bellanger dir., Histoire générale de la presse française, Puf, 1976, tome 5, p. 403.
[3] Malgré nos recherches, il nous a été impossible d’identifier ce dessin.
[4] Michel Ragon, préface de l’album Où vas-tu petit soldat ? A l'abattoir !, Editions du Monde Libertaire, 1989, non paginé : « La caricature antimilitariste n'est en effet pas un amusement, même si elle peut faire rire le lecteur. Bosc et Siné, nos plus fougueux caricaturistes antimilitaristes contemporains (avec Reiser et Tardi) ont été - eux aussi - souvent inculpés, notamment au moment de la guerre d'Algérie, qu'ils avaient le courage de dénoncer. »
[5] Michel Ragon, introduction de Bosc – j’aime beaucoup ce que vous faites, avec des textes de Michel Ragon, Sempé, Desclozeaux, Denoël, 1985. p. 5 : « Vous qui vous étiez engagé volontairement dans l’armée, vous qui étiez un ancien d’Indochine, vous aviez retenu de vos aventures guerrières le côté absurde, les gestes idiots, mécaniques, et l’aspect moutons de Panurge d’hommes en uniformes (…). 1954 c’est Dien Bien Phu et les débuts de l’insurrection algérienne. Jusqu’à l’Indépendance de l’Algérie, en 1962, les défilés, les enfilades, les plages de débarquement, les bidasses qui se défilent, les commandos qui se faufilent, vous n’avez cessé d’illustrer l’absurde et l’horreur. Pendant toute la guerre d’Algérie, vous, Bosc à L’Observateur et Siné à L’Express, vous nous avez permis de ne pas complètement désespérer devant l’étalement de la bêtise et de la cruauté. On vous a puni, bien sûr ; on vous a mis à l’amende ; on vous a interdit de parution ; je crois même qu’on a voulu vous emprisonner. Vous avez été l’un des plus courageux dessinateurs de votre temps »…
[6] Qui, contrairement à ce qu’explique Cabu dans l’ouvrage de Numa Sadoul, Dessinateurs de presse, Glénat, 2014 p. 18, collaborait bien à Minute en signant tous ses dessins.
[7] Voir la liste établie par le Dico Solo, Solo et Catherine Saint-Martin, Aedis, 2004, p. 572.
[8] 12 avril 1962.
[9] 13 avril 64, p 5.
[10] Voir Raphaël Meltz, De voyou à pov’con – Les offenses au chef de l’Etat de Jules Grévy à Nicolas Sarkozy, Robert Laffont, p. 172.
[11] France Observateur, couverture du 25 janvier 1962 par exemple.
[12] Laurent Martin, Le Canard enchaîné ou les Fortunes de la vertu, Flammarion, 2001, p. 320.
[13] Minute, 1er juin 1962, dessin de Cardon, « Nouvelle forme de grève sur le tas ».
[14] Minute, 18 mai 1962, Agnele, « visitez Alger, ville de cachet » : un para, un pied noir, un militaire français et un arabe se font face, tandis que leurs bulles se superposent. Les uns crient « Algérie française », les autres : « Algérie algérienne ».
[15] P. 119.
[16] P. 145.
[17] Le Monde 27 juillet 1971 : Artile « JF Devay etst mort »
[18] Minute, 4 janvier 1963.
[19] Entretien avec Cardon chez lui le 24 avril 2014.
[20] Liée probablement à l’état de santé du dessinateur comme nous l’a indiqué Alain Damman.
[21] Entretien avec Cardon chez lui le 24 avril 2014.
[22] Voir notre article "Le nez du général de Gaulle : un bon support pour la critique politique", Cahiers Daumier "Caricature et politique au XXe s", n° 6, printemps 2013, p. 14-21.
[23] Même si Minute accueille nombre de dessinateurs de Aux Ecoutes du Monde, comme Serre, Mignard, Pierre, Rolandaël, Eben, Jean By, Jo Paz, Padry…
[24] Voir infra, note 5.