Daniel Baud-Bovy, Les Caricatures d’Adam Töpffer et la Restauration genevoise, nouvelle édition revue et augmentée par Olivier Fatio, Lucien Boissonnas et Caroline Guignard, La Bibliothèque des Arts, 2014, 184 p., 39 €.
Si Rodophe Töppfer jouit aujourd’hui encore d’une certaine notoriété pour ses histoires en images et leur théorisation, il faut absolument découvrir ou redécouvrir le caricaturiste politique qu’était son père Adam Töppfer, né en 1766 et mort en 1847. Une exposition au Musée de la Réforme à Genève (à partir du 1er octobre 2014) et la réédition d’un recueil de caricatures politiques publiées préalablement en 1917 avec une étude réalisée à l’époque par un grand historien et critique d’art suisse (Daniel Baud-Bovy), en constitue une bonne occasion.
Artiste genevois à la carrière inégale mais qui parvient à percer notamment à l’étranger avec des portraits et des scènes de genre, Adam suit d’abord une formation de graveur. La Société des Arts de Genève (à l’époque ville française) l’envoie faire un stage à Paris où il fréquente pendant trois ans peintres, graveurs et architectes, pour revenir en 1789 à Genève. La fin du XVIIIe siècle s’avère chaotique pour la cité et Adam se sent très tôt attiré par un genre qui connaît alors une véritable vogue dans les milieux lettrés : la caricature. L’artiste excelle d’abord dans des satires de la vie quotidienne. Mais c’est dans les années qui précèdent et qui suivent la Restauration genevoise de 1814, date à laquelle la ville se dote d’une constitution réactionnaire (qui défend les intérêts des nobles), qu’Adam s’affirme comme un véritable caricaturiste politique.
Adam bataille contre cette élite aristocratique qui triomphe alors, en réalisant des dizaines d’aquarelles (et non des gravures) à charge. Ces images rencontrent un véritable succès… parmi ses amis, la diffusion publique de ces caricatures politiques étant à l’époque impensable. Le caricaturiste fait d’ailleurs les frais de cette production qui reste cantonnée à la sphère privée mais dont les cercles dirigeants connaissent l’existence. Adam subissait même parfois des représailles pour des caricatures dont il n’était pas l’auteur !
Ce qui est intéressant chez Töppfer, c’est son rapport aux élites. L’artiste gravite dans le milieu libéral qui s’oppose aux aristocrates et se nourrit de comptes rendus et de bons mots que ses amis opposants de premier rang lui transmettent. Une nourriture de première main indispensable, à une époque où la médiatisation des affaires publiques demeure restreinte et fortement filtrée.
S’entretenir avec les orateurs qui tiennent tête à ses adversaires politiques et donner à voir à ses amis les caricatures qu’il produit en retour, quoi de plus satisfaisant pour le dessinateur ? Adam s’adresse à un public restreint d’amis et de connaisseurs. Il élabore une production certes satirique et visant l’invective, qui permet à ce petit cercle de rire de ses adversaires, mais cette production doit avant tout satisfaire chez ces beaux esprits le goût de la chose raffinée, le goût d’un art complexe et dans lequel la quête esthétique et intellectuelle tient toute sa place.
Influencé par la caricature anglaise (Adam admirait Hogarth et connaissait bien les dessinateurs français de son temps), le caricaturiste excelle à manipuler les métaphores visuelles, laissant peu de place au texte, quoi que recourant parfois à des bulles ou de courtes légendes. Töpffer met en image les moments forts de la vie politique qui secouent la petite ville de Genève en concentrant ses charges sur quelques responsables clairement désignés et reconnaissables, renonçant à commenter l'actualité "internationale". Il reprend néanmoins à son compte des procédés que l’on rencontre dans la caricature révolutionnaire française ou chez ses devanciers anglais : scatologie, végétalisation, scènes de vomissement, machines à « presser », animalisations, fortes déformations de certains traits du visage… Cette rhétorique visuelle relativement triviale et peu raffinée s’incarne dans un style fondé sur une grande aisance du dessin, sinon une véritable virtuosité dans la représentation. L’aquarelliste pousse loin son souci de la couleur, se passionne pour les nuances et les jeux de camaïeux dans un travail du modelé très aboutit.
Le lecteur d’aujourd’hui pourrait se montrer réservé face à cette réédition du texte quasi centenaire de Daniel Baud-Bovy. On sait bien que les écrits sur la caricature publiés il y a un siècle ont en général mal vieillies, que les commentaires de l’époque ne répondent pas aux exigences d’aujourd’hui. Daniel Baud-Bovy connaît bien sûr certains de ces travers, mais son texte, quoi que parfois un peu confus, demeure intéressant à plus d’un titre. S’il restitue par le menu le contexte politique qui a vu naître les dessins satiriques d’Adam Töpffer, c’est en citant nombre de témoignages d’amis ou de lettres de l’artiste, citations qui éclairent de manière très vivante le cheminement qui conduit Töppfer à élaborer ses caricatures. Le texte de Daniel Baud-Bovy est précédé d’une étude biographique de la main de Lucien Boissonnas, descendant d’Adam Töppfer et spécialiste de l’artiste. Saluons ce travail qui questionne les rapports féconds chez le dessinateur entre l’artiste épris de « grande » peinture et reconnu comme tel, et le caricaturiste particulièrement doué pour charger ses adversaires. Là encore, la correspondance constitue une source précieuse.
L'étude de Daniel Baud-Bovy est utilement accompagnée d’un appareil critique réalisé par Olivier Fatio, Lucien Boissonnas et Caroline Guignard, à qui l’on doit également les notices des nombreuses et fascinantes caricatures reproduites dans cet opus. Petit regret néanmoins : que le parti pris de ce critique d’art, nécessairement marqué historiquement, n’ait pas été analysé. Au-delà de la perspective d’une histoire de l’histoire de la caricature, une telle présentation, même courte, aurait permis de replacer ce texte dans l’historiographie consacrée à la caricature en générale, et à Adam Töpffer en particulier.
GD, septembre 2014