Depuis 1992, année qui a vu le titre (fondé en 1970) relancé par une équipe renouvelée, très peu de numéros de Charlie Hebdo ont été publiés dans un tel contexte d’effervescence médiatique et d’attente du public. Hormis les « unes » « C’est dur d’être aimé par des cons » et « Tout est pardonné », seule la couverture datée du 6 janvier 2016 a connu une telle pression, une exposition médiatique « mondiale », et, en conséquence, un premier tirage exceptionnel d’un million d’exemplaire. Cette surexposition porte en elle les conditions d’une incompréhension. Alors qu’avant le 7 janvier seuls 40 000 lecteurs achetaient régulièrement Charlie Hebdo, cette focalisation exceptionnelle autour du journal induit une diffusion de ses images bien au-delà du lectorat qui affectionne ce type d’humour et en possède les codes. Si Internet tient son rôle dans la dissémination du dessin de « une », c’est bien sûr la télévision qui fait le job en ce moment à l’échelle planétaire.
Ces conditions particulières rendent très délicate toute tentative d’analyse du dessin, en sachant qu'il sera « lu » par des publics aussi divers que distants géographiquement. Cette pression extraordinaire modifie également le travail du dessinateur de Charlie Hebdo, sachant par avance combien les commentaires parasites viendront s’interposer entre le dessin et le lecteur distant.
Le dessin de Riss tranche avec toutes les autres « unes » du journal par cette quasi absence de couleur, Charlie Hebdo affectionnant une gamme de couleurs vives traduisant un goût particulier pour une satire certes volontiers provocante, mais généralement joyeuse et visant d’abord à provoquer le rire. Le dispositif chromatique fondé sur un contraste extrême confrontant le noir et le blanc sans valeurs intermédiaires, ramène bien sûr au drame, au tragique. Mais si le choc visuel attire le regard, il n’empêche pas que le lecteur soit confronté à un processus de décryptage sans doute un peu difficile.
Ce dessin de couverture tranche radicalement par rapport aux deux autres que nous avons cité, parce qu’il prend le contre pied des attentes supposées des lecteurs que nous sommes. Le contexte de commémoration de l’attentat contre le journal satirique, semblait imposer de manière assez logique une référence à l’événement. Mais la lecture donnée un an après diffère radicalement des perceptions qui ont prévalu dans les jours qui ont suivi le 7 janvier. La sidération d’alors avait émergé dans un cadre conceptuel très précis : des terroristes se réclamant de l’islam radical avaient décidé de tuer des dessinateurs de presse pour « venger Mahomet ». La colère et l’émotion a alors mis plusieurs millions de personnes dans les rues sous la bannière de la défense de la liberté d’expression. Un an après, Riss ne convoque pas directement les motifs propres à évoquer les auteurs de l’attentat (le terroriste cagoulé de noir), la religion auxquels ils se sont référé et qu’ils disent avoir vengé (le coran, Mahomet), les victimes du carnage (les dessinateurs, le journal), voire encore la cible symbolique à savoir la liberté d’expression (souvent représentée au travers du crayon après le 7 janvier). Seules quelques taches de sang et la Kalachnikov immédiatement repérables renvoient directement à nos représentations de l’attentat, mais ces signes demeurent secondaires par rapport à l’ensemble. Et c’est cet ensemble qui doit être décrypté, et c’est dans l’identification du personnage paradoxalement (pour nos représentations de lecteurs) décrit par le texte comme « l’assassin », que se situe le nœud de l’image et du processus satirique. Le second contre pied résulte du texte qui indique que cet assassin « court toujours ». Le lecteur qui garde en mémoire le drame du 7 janvier n’a pas oublié le visage des frères Kouachi, se souvient donc de deux assassins et non d’un, et se souvient également qu’ils ont été tués lors d’un assaut des forces de l’ordre.
Le paradoxe est double et s’élabore autour du personnage représenté, chaussé de sandales, d’une longue robe, doté d’une chevelure abondante, d’une barbe et d’une moustache à la « gauloise ». Au dessus de sa tête, un triangle agrémenté d’un œil en son centre constitue un indice supplémentaire : Riss a représenté ici le dieu de l’Ancien Testament qui fait office ici de Dieu générique, synonyme de religion. L’assassin, ce ne sont pas les frères Kouachi, ce ne sont pas les terroristes ni leurs inspirateurs, c’est donc la religion, tel est le message radical de Riss et de cette « une » de Charlie Hebdo.
Mais plutôt que de formuler cette idée très militante sur un ton docte et sérieux, le dessin procède bien de la satire. Ce Dieu, qui porte vers le lecteur un étrange regard, ce Dieu, anachroniquement affublé d’une très moderne Kalachnikov, ce Dieu, généralement présenté comme un symbole de paix et d’amour, que les catholiques représentent en figure hiératique assis sur son trône céleste et faisant face, ce Dieu qui détale comme un lapin avec sa kalach’ sur le dos, aurait de quoi nous faire rire si l’événement évoqué n’était pas si tragique.
Tout dessin de presse joue sur l’inattendu, l’imprévisible, cette capacité à étonner le lecteur par une image qu’il ne peut imaginer lui-même et qu’il n’a pas envisagée. Les nombreux paradoxes du dessin, basés sur ce contraste entre nos attentes et la représentation, nous déconcerte. La reconstitution des liens logiques libère la charge satirique et nous porte éventuellement à rire, en cas d’accord avec le dessin, ou du moins d’accord minimum avec un tel « amalgame ». En l’espèce, c’est peut-être la que se situe la limite du dessin. Qui possède les codes pour comprendre le dessin ? Qui se sent suffisamment en accord avec son contenu pour pouvoir en sourire ou au moins pour se laisser aller à réfléchir à son message ?
Le contrepied de Riss est sans doute plus important qu’on ne le croit. Par son choix inattendu d’invoquer le dieu générique (qui sera perçu en France comme celui des chrétiens), le dessinateur a peut-être choisi de « répondre » à tous ceux qui, avant ou après le 7 janvier, n’ont cessé de lire les caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo comme des indices d’une forme d’Islamophobie (un terme inapproprié qui tend à se substituer à celui de « racisme » au profit d’une lecture strictement religieuse des tensions prenant pour base une oppression socale). Non, Charlie Hebdo n’est pas obsédé par l’Islam. La preuve en est, le jour où on commémore l’attentat, un an après les faits, c’est un Dieu universel tiré à un million d’exemplaires et scruté par les télés du monde entier que Riss choisit d’accuser. Gageons que l’islamiste radical sera quelque peu « déçu » par cette « une » difficile à instrumentaliser pour le coup, tandis que le chrétien intégriste se sentira outré de l’amalgame entre son dieu d’amour et l’attentat du 7 janvier.
On peut évoquer quelques rares précédents historiques dans cette mise en scène dégradante de Dieu associé à la mort violente et intentionnelle. Si la Révolution française de 1789 a été anticléricale, il faut attendre les années 1870 pour voir poindre un début d’anti religion dans la caricature. En 1871, la Commune de Paris met à son programme la Séparation des Églises et de l’État. La radicalité révolutionnaire du moment permet que s’exprime une forte hostilité envers le dogme catholique, qu’un dessinateur comme Pilotell traduit de manière inédite dans une visée très politique. Commissaire de police pendant la Commune, Pilotell s’exile à Londres pour échapper à la répression versaillaise. Il publie alors une série de gravures à l’eau forte visant les religions. L’un de ces dessins représente Dieu, un personnage barbu niché dans les nuages, déversant du « pétrole » sur Paris en flammes. Il s’agit du Dieu « pétroleur » comme l’indique l’image, qui symbolise la réaction versaillaise et sa sanglante répression (20 000 morts environ). Riss procède du même glissement conceptuel. Les deux dessinateurs, à presque 150 ans d’intervalles, bien qu’athées, n’hésitent pas à rendre Dieu, auquel ils ne croient pas, responsable de certains désordre du monde. Il va sans dire qu’en chargeant Dieu, Pilotell et Riss visent en fait et uniquement la morale religieuse des inspirateurs de la répression.
Dans les années qui ont suivi, l’Ordre Moral a peu à peu repris le dessus, voyant même un monarchiste s'imposer à la tête de cette République proclamée le 4 septembre 1870. Mais à la fin de la décennie, les succès électoraux aidant, la République revient enfin aux républicains, fussent-ils des modérés. Le vote de la loi de juillet 1881 balaie les derniers avatars de la censure, qui protégeait notamment l’Église catholique et ses dogmes du blasphème, au nom du délit « d’offense à la morale religieuse ». Les années 1880 voient par conséquent paraître plusieurs bibles satiriques illustrées, qui proposent une relecture comique de la Genèse, fondée généralement sur l’anachronisme et une trivialisation des personnages sacrés. Dieu en prend déjà pour son grade, mais sans que la caricature atteigne la rage que l’on perçoit en 1871 chez Pilotell ou aujourd’hui chez Riss, dans cette « une » du 6 janvier 2016.
L’auteur de ces lignes tire son chapeau à ces dessinateurs qui, après la répression de la Commune de 1871, ou après le drame du 7 janvier, après avoir perdu des amis et des collègues dans des conditions si tragiques, après avoir été blessés et choqués, après être passés si près de la mort, ont trouvé la ressource pour continuer à rire de l’actualité et essayer de faire rire leurs lecteurs. Merci à eux et longue vie !
Guillaume Doizy