Les 7, 8 et 9 janvier 2015, trois terroristes s’engageaient dans une série d’attaques inédites en France coûtant la vie à 17 personnes. La cible première et perçue alors comme principale, la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo, a imposé la défense de la liberté d’expression comme sujet principal de l’émotion qui a suivi. Les manifestations monstres du 11 janvier visaient à dénoncer la barbarie de l’acte autant qu’à défendre ce droit d’exprimer et d’imprimer une opinion, sans courir le risque de perdre la vie.
La nature même des terroristes, des français radicalisés, leur faible nombre, ont permis une forme d’équilibre dans les débats qui ont émergé, entre place de la caricature dans la société, question de la « ligne rouge » quant à la caricature des religions, et des réflexion sur la situation géopolitique, la montée du jihadisme dans le monde et la radicalisation religieuse d’une fraction de la jeunesse.
Le regain d’intérêt pour les questions intéressant l’image satirique faisait suite à des années de déclin de ce sujet chez les commentateurs, hormis autour de la question de la représentation de Mahomet, mise à l’honneur en 2005-2006 par l’affaire dite des « caricatures danoises ». Cet intérêt renouvelé suite au 7 janvier a d’abord été marqué du sceau de l’opportunisme, la plupart des commentateurs éplorés ayant depuis longtemps tourné le dos à Charlie Hebdo sinon alimenté la charliphobie ambiante. La récupération « Je suis Charlie » a été massive dans les institutions et dans la presse, aucun acteur ne cherchant à « être » Charlie en promouvant réellement le dessin de presse et la caricature. Il faut noter que les manifestations commémoratives ont finalement été éparses et assez faibles et qu’après quelques semaine « d’euphorie » émotionnelle, une forme d’apathie s’est imposée, sinon d’autocensure reflétant la peur ambiante. Des projets d’édition ou d’exposition ont été abandonnés par crainte d’attentats ou de réactions hostiles de la part de certains usagers. D’autres projets sont allés à leur terme, en général de moindre envergure, sans susciter de réactions notables. Progressivement, à cette autocensure s’est ajoutée l’oubli.
L’attentat du 13 novembre a encore modifié nos perceptions, rendant à César ce qui lui appartient : ce n’étaient pas tant les dessinateurs de Charlie Hebdo visés par les terroristes le 7 janvier qui constituait l’enjeu central, mais le terrorisme en soi, un terrorisme enraciné, se donnant des cibles variées, sans privilégier aucunement la question de la liberté d’expression ou celle du blasphème. L’ampleur de l’acte terroriste, la complexité du mode opératoire et de sa préparation donnent une tonalité particulière à la commémoration du 7 janvier. Les programmes commémoratifs portent en effet bien plus sur la violence djihadiste, ses raisons, ses modalités, ses filières, etc., que sur la caricature.
Il faut signaler une autre mutation, sans doute pas assez analysée. En quelques jours, Charlie hebdo, qui en tant que journal satirique suscitait indifférence sinon réserve et réprobation, a vu son statut totalement modifié. L’énorme émotion qui a suivi le 7, combinée à un soutien institutionnel inédit (de la part des institutions françaises et internationales), a enlevé Charlie à lui-même, transformant l’hebdomadaire en icône du combat du bien contre le mal, de l’occident libéral et ouvert contre les islamistes radicaux, brouillant ainsi la lecture que l’on pouvait faire de la ligne éditoriale avant le 7 janvier. Les États pour certains fort peu démocratiques, les partis, pour certains fort peu démocratiques et souvent même réactionnaires, en « récupérant » l’émotion suscitée par l’attentat du 7 n’ont pas manqué de transformer aux yeux de l’opinion mondiale la nature même du journal, et de permettre aux djihadistes de justifier encore mieux après coup l’accusation de racisme, sinon d’impérialisme portée contre Charlie Hebdo. Le processus de reconnaissance institutionnel du dessin de presse dans un contexte de recul du dessin dans les médias ne date pas de cette année, mais il a pris une dimension extrême et totalement inédite depuis le 7 janvier, et il faut sans doute avoir à l’esprit que la défense de la liberté d’expression par les 50 chefs d’État présents le 11 janvier à Paris répondait à une stratégie politique tout aussi intéressée que les discours populistes des islamistes radicaux contre les « blessures » imposées aux musulmans du monde entier par les caricatures de Mahomet.
Cette instrumentalisation de la caricature tous azimuts dans le discours politique est responsable sans aucun doute des polémiques sans lendemain qui ont éclaté depuis le 7 janvier autour de certains dessins publiés dans la presse, et notamment par Charlie Hebdo. Le dessin de Riss mettant en scène le petit Aylan, mais encore la couverture présentant Nadine Morano en trisomique dans les bras de de Gaulle. Alors que le dessin satirique tend à se marginaliser dans les médias, il devient un enjeu de conflit. Mais un enjeu de conflit plus médiatique que social, l'indifférence quand à ces publications prévalant en général. Le dessin satirique ayant été au cœur de deux crises médiatiques mondiales ces dernières années, il devient d'autant plus intéressant de chercher à provoquer le buzz en mettant en cause un dessinateur. Mais c'est au prix d'un refus de considérer la spécificité satirique de l'image, le dessin étant lu (de manière tout à fait malhonnête) par ces hommes politiques et par ces commentateurs exactement comme par les islamistes radicaux : au premier degré, au sens littéral, comme s'il s'agissait d'une représentation réaliste et cynique.
Montrer les images qui ont « justifié » aux yeux des terroristes le carnage du 7 janvier reste aujourd’hui difficile. Le question des enjeux de la caricature et du dessin de presse demeure un sujet marginal et peu attirant, comme il l’était avant le 7 janvier. On se consolera en lisant avec intérêt l’ouvrage récent de Jane Weston Vauclair et David Vauclair, De Charlie Hebdo à #Charlie, Enjeux, histoire, perspectives publié chez Eyrolles. Les auteurs ont cherché à embrasser très largement les questions posées par l’attentat du 7 janvier, s’intéressant bien sûr à Charlie Hebdo, à son histoire, à sa perception sociale avant et après le 7 janvier, sans oublier la dimension sociologique, diplomatique et religieuse. On regrettera peut-être que les auteurs aient porté trop peu d’attention à l’Affaire des Caricatures de 2005-2006, pourtant fondatrice, et qu’ils aient brossé une histoire de la caricature pas toujours convaincante. Reste que depuis un an, il s’agit-là sans aucun doute de l’étude la plus intéressante sur le sujet.
Guillaume Doizy