"Merci patron !" : rire, mais de qui ?

"Merci Patron !", un film de François Ruffin, février 2016.

Le film, « Merci patron », sorti en salle au mois de février, connait un beau succès, avec près d'un demi-million de spectateurs. Réalisé avec peu de moyens, il flaire bon l'aventure artisanale, humaine et sensible, version moderne et drôle du bon Robin des bois. Une petite équipe de joyeux drilles autour du journaliste amiénois François Ruffin parvient à se jouer de Bernard Arnault et des services de sécurité de son empire de luxe. Ce film, très drôle, est produit par les animateurs de Fakir (15 000 exemplaires), un journal satirique qui fait la part belle au dessin de presse et à la caricature (avec en vedette le talentueux Soulcié notamment). Merci patron nous a fait rire, c'est indéniable, mais en nous donnant une sensation étrange et cette envie de nous interroger : rire, oui, mais jusqu'où et pourquoi ?

Dans les pas de l’américain Michael Moore, François Ruffin mène son reportage face caméra, jouant le rôle titre du journaliste enquêteur, multipliant les questions et les saillies naïves pour faire parler et réagir ses interlocuteurs, à savoir des syndicalistes, des ouvrières et travailleurs licenciés quelques années auparavant par le groupe de luxe LVMH. Le film cherche à pointer la responsabilité de Bernard Arnault dans l’état de misère locale, de souligner le désespoir suscité par ces grands groupes mus par l’appât du gain. Une dénonciation du capitalisme par les ravages qu’il suscite.

Ruffin capte l’émotion et la colère de ces laissés pour compte, et leur propose un deal étonnant : rencontrer Arnault pour essayer de renouer le dialogue rompu, d’aplanir « l’incompréhension » qui oppose ces travailleurs à leur ex patron. Et c’est sans doute là que s’installe la gène : Ruffin joue de toute évidence, mais il s’adresse à une population qui, elle, ne joue pas. Ruffin amuse le spectateur, certes pour mieux dénoncer Arnault et sa logique du fric, mais le jeu a pour matière première ces travailleurs victimes du buldozer capitaliste. « Vous dites merci à Bernard Arnault ? » demande Ruffin à une syndicaliste CGT après lui avoir fait raconter qu’elle aimait son nouveau travail, mieux payé que le précédent chez LVMH. Avoir été licenciée, n’est-ce finalement pas une chance ? Et il insiste ! Et c’est bien le contraste entre sa question et le ton outré de la réponse nous fait rire…

Ces travailleurs partagent-ils vraiment l’ironie de Ruffin (« merci patron ! ») ? Même décalage dans les intentions de Ruffin et de la famille Klur, autour de laquelle se construit la farce contre LVMH. Certes, le « commissaire » envoyé par Arnault pour empêcher qu’un scandale éclate autour de la situation désespérée des Klur vaut tous les one man show et toutes les dénonciations sérieuses du cynisme de ces grandes multinationales. Faire reculer LVMH qui signe des deux mains un chèque pour éviter que Fakir et la CGT ne suscitent le scandale, tout cela est bien drôle et semble démontrer combien le « colosse » capitaliste s’avère finalement fragile. Mais voilà, si rire des puissants apporte une indéniable satisfaction, on rit aussi de la naïveté des Klur, de leur niveau de langage rudimentaire, de leur accent du nord, de leurs représentations désuètes (référence insistante à la Petite maison dans la prairie), de leurs illusions, de leur naïveté, de leur déco intérieure surannée. Car la farce se trouve aussi là, et on ne peut s'empêcher de penser que finalement Ruffin manipule littéralement les Klur pour mettre en défaut Arnault et son groupe. Sans la stratégie de Ruffin, pas de reculade de LVMH. Sans la performance d’acteur de Ruffin (qui se fait passer pour le fils des Klur), cette famille n’aurait pu récupérer ces quelques dizaines de milliers d’euros indispensables à sa survie. Alors, merci Ruffin !

Robin des bois prenait aux riches pour donner aux pauvres. Là, Ruffin des bois donne l’illusion qu’une famille ouvrière peut gagner le bras de fer engagé contre une multinationale. Le fait que grâce à l’aventure la famille échappe à la misère n’enlève rien à cette sensation étrange éprouvée par le spectateur : le film l’a invité à rire aussi bien des puissants, que de leurs victimes. Et les nuances dans le rire (rire critique et de résistance d’un côté, rire « compassionnel » et empathique de l’autre), ne change sans doute rien à l’affaire.

Guillaume Doizy, le grincheux

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