Juan Gabriel Vásquez, Les Réputations, Point Seuil, 2015.
Peu d’œuvres de fiction se sont passionnées pour le domaine de la caricature, ce qui rend d’autant plus intéressant ce roman de Juan Gabriel Vásquez, Les réputations, publié en Colombie en 2013 et traduit en français en 2014 (Seuil). Un roman antérieur donc à la tuerie du 7 janvier 2015 perpétrée dans les locaux de Charlie Hebdo.
Les réputations s’intéresse à l’itinéraire d’un dessinateur de presse à l’apogée de sa carrière, et qui reçoit un hommage officiel dans le théâtre national de Bogota, en présence notamment de la ministre de la Culture. Mallarino dont les caricatures auraient été capables de déstabiliser des ministres et faire chuter des gouvernements, fait le bilan de sa brillante carrière, dans un pays où les menaces contre les hommes politiques ou les journalistes ne sont pas rares et dont il a été lui aussi victime en son temps. Mais cet hommage officiel fait ressurgir un lointain passé, qui pourrait bien saper sa « réputation » de caricaturiste national.
Une jeune femme demande en effet à le rencontrer pour l’interviewer. Il s’agit en fait d’une ancienne amie de la fille du dessinateur, présente chez lui 28 ans auparavant lors d’une fête organisée par le dessinateur lui-même, et qui se terminera tragiquement. Un député présent que le dessinateur avait alors l’habitude de charger en « une » de son journal, est accusé d’y avoir abusé de la fillette. Le lendemain, le dessinateur envoie à son journal une caricature représentant le politicien les bras écarté et clamant : « laissez les petites filles venir à moi ». Quelques semaines plus tard, le député dont la réputation est totalement détruite se suicide.
Le drame pose alors la question de la responsabilité personnelle et professionnelle du dessinateur, bien vite évacuée à l’époque. « Aucune caricature ne peut avoir des conséquences aussi lourdes », explique alors le Mallarino interrogé par des journalistes (p. 134).
Mais 28 ans plus tard, la fillette devenue adulte cherche à comprendre auprès du dessinateur ce qui s’est passé ce soir-là. De souvenirs en souvenirs, il apparaît surtout que le dessinateur n’a aucune certitude quant à l’accusation dont a été l’objet le politicien. Un concours de circonstance pourrait aussi bien expliquer pourquoi la suspicion s’est alors abattue sur lui.
Le doute, insoutenable pour la jeune femme, l’est soudain également pour le dessinateur lui-même. Mais revenir sur le passé ne conduit-il pas à avouer que le dessinateur ait pu se tromper à l'époque ? Le doute ne pourrait-il pas soudain ruiner la réputation du héros, qui vient de recevoir l’hommage du gouvernement et au travers lui, de « tout » le pays ?
C’est donc par le truchement d’un drame individuel que le romancier construit cette figure de dessinateur présenté comme un amateur de Daumier, un peintre talentueux ayant fait le choix du dessin d’actualité plutôt que d’une carrière d’artiste, un homme assez seul dont les dessins seraient redoutés par les uns, attendus et fêtés par d’autres, des dessins suscitant des menaces aussi bien qu’une reconnaissance officielle, un homme qui a réussi à imposer au journal pour lequel il travaille que soit publié chaque jour son dessin sans modification possible, même si le dessin attaque les amis du journal.
Le rôle du dessinateur et son impact dans un pays comme la Colombie sont discutés à diverses occasions dans le roman lors de dialogues entre différents personnages et bien sûr au travers du suicide de ce politicien. Le romancier pose également la question de la réception de la caricature et des raisons pour lesquelles une caricature aussi personnelle que celle publiée le lendemain du drame présumé, a pu trouver un tel écho dans la population. En fin de roman, le dessinateur se dit surtout qu’il a alimenté, par sa caricature, le goût de l’opinion pour l’humiliation publique, et décide alors de démissionner, de mettre un terme à sa carrière.
Le roman ne prétend pas décrire la réalité. Mais par les questions qu'il pose et le contexte qu'il décrit, il ne manquera pas d’intéresser tous ceux qui se passionnent pour la caricature et le dessin de presse.
Guillaume Doizy