Fabrice Erre et Terreur Graphique, Le Pouvoir de la satire, Dargaud, 78 pages, 2018, 17,99 euros.
Voilà une BD didactique. Trois ans et demie après les attentats de janvier 2015 qui ont notamment pris pour cible Charlie Hebdo, Fabrice Erre et Terreur Graphique livrent un « essai » en dessin visant à expliquer le « pouvoir de la satire », ou plutôt ses ressorts, son histoire, les tensions qu’elle suscite, son langage, etc.. Les deux auteurs se concentrent sur un aspect essentiel de cette histoire, la tradition du journal satirique dont est issu Charlie Hebdo.
Après une ouverture sur le fameux « je suis Charlie » et ses significations, le recueil se découpe en une série d’historiettes thématiques, avec pour fil conducteur les deux auteurs eux-mêmes, devisant, discutant, gesticulant, racontant, répondant aux interrogations ou aux remarques de monsieur et madame tout-le-monde. « Panorama », « Sacré », « Grossièreté », « Violence », « Liberté et censure », « Langage allusif », « Le rire est-il bon ? », « Pouvoir de la satire », autant d’entrées qui tentent de répondre aux nombreuses interrogations suscitées par l’attentat lui-même et la focalisation soudaine qui en a résulté sur la place de la caricature et du dessin de presse dans la société. Autant d’entrées qui permettent de mettre en scène les grands héros de cette histoire, les Philipon, Daumier, Grandjouan et d’autres dessinateurs plus récents, mais aussi les journaux eux-mêmes, La Caricature, Le Charivari, L’Assiette au Beurre, Le Canard enchaîné, Hara-Kiri.
Les auteurs ont eu à cœur de proposer sous une forme intelligente et amusante, un ensemble visant à favoriser la réflexion, divers points de vue étant systématiquement confrontés et nuancés. L’ensemble est riche, la mise en page dynamique, le tout fourmille de très bonnes idées.
On regrettera néanmoins que cet ouvrage sacrifie à une vision romantique de la presse satirique, décrite comme « contestataire et pamphlétaire, toujours dressée contre les pouvoirs en place (…) racine même de la démocratie et de la liberté d’expression ».
Non, la presse satirique n’a pas toujours été dressée contre les pouvoirs en place. Elle a durant certaines périodes historiques et même dans certains pays souvent été un instrument d’oppression, de relégation, de dénigrement des plus faibles. Au XXe siècle, la plupart des dictatures ont eu leurs journaux satiriques, et pas des moindres ! Si on s’en tient à l’histoire des deux derniers siècles en France, il est difficile de ne pas penser au rôle de la presse satirique dans les colonies, en Algérie notamment, ou alors pendant la Grande Guerre, variable auxiliaire de l’État et du jusqu’au boutisme belliciste. Sans oublier la place de la caricature et du dessin de presse dans les journaux antisémites ou racistes depuis les années 1880 jusqu’à nos jours. On a beau lire et relire les pages du journal satirique et collaborationniste Au Pilori, on peine à y trouver quelque trace de "contestation"... Il faut par ailleurs ne pas se montrer trop regardant sur la cohorte de dessinateurs qui ont alimenté ces journaux. Un Daumier révolutionnaire en 1831 s’est nettement assagi en 1848. Pas un mot, pas un trait contre la répression des journées de juin, hostilité aux revendications féministes, sans oublier les charges contre les socialistes. Le Charivari de la Seconde République n’est plus alors « contestataire et pamphlétaire », mais bien devenu conservateur.
A partir de 1870, toutes les tendances politiques peuvent s’enorgueillir d’avoir leurs journaux satiriques. Si cette diversité participe indéniablement de la démocratie, certains de ces journaux aspirent ouvertement à la fin de la démocratie et à la restauration monarchique ou bonapartiste ! L'hebdomadaire Le Grelot est fondé "contre" la Commune de Paris et se réjouit de la répression des Communards. Le Canard enchaîné lui-même ne s'est jamais "dressé contre les pouvoirs en place". Il s'en tient - et c'est déjà très bien - à révéler certains de leurs excès.
Tous comme les syndicats se sont « intégrés » aux structures mises en place par le capitalisme et par l’état tout au long du XXe siècle, la presse satirique, qui à ses débuts est indéniablement révolutionnaire dans le sens où elle se heurte à une censure systématique, s’est intégrée elle aussi à une société dominée par ses contradictions économiques et politiques.
La presse satirique, comme la caricature, comme le dessin de presse en général, servent tous les pouvoirs et les contre pouvoirs, toutes les tendances, toutes les sensibilités. L’attentat de janvier 2015 a accentué cette intégration sociale de la presse satirique en faisant de Charlie Hebdo, bien malgré lui a demeurant, un symbole mondial de la démocratie occidentale.
Cela fait bien longtemps finalement que la presse satirique a perdu son caractère "contestataire et pamphlétaire"...
Guillaume Doizy